Le Monde: Chapitre XVII.

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Chapitre XVII.

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Lettera/Lettera al direttore

Il y a long-tems, Monsieur, qu’on déclame contre les passions. Que nos Métaphysiciens, que nos Moralistes ont perdu de tems & d’esprit pour nous convaincre des suites funestes qu’elles traînent presque toujours après elles ! On formeroit une bibliotheque considérable de toutes les graves inutilités qui se sont dites à ce sujet. L’homme est né pour voir, bien plus que pour raisonner ; il lui faut des images : je crois donc que des exemples du danger des passions sont plus propres à frapper, que tous les raisonnemens des Philosophes. C’est la raison qui me détermine à vous faire part d’une aventure récemment arrivée. Je souhaite que cette bagatelle soit de votre goût, & qu’elle serve à établir cette grande vérité :

Citazione/Motto

Que le plus sage des hommes devenu la proye des passions, ne peut & ne doit point répondre de lui.

Racconto generale

La scene est dans le Nord de l’Angleterre. Dighton devoit le jour à un honnête Marchand qui mourut pauvre ; il ne laissa à son fils que l’exemple de ses vertus. Digthon dès ses premieres années s’étoit montré digne de ce pere respectable ; il avoit une ame sensible, délicate & haute : on pourroit croire que c’est le partage de l’infortune ; partage qui loin de l’adoucir, la rend plus affreuse & plus insupportable. Dighton joignoit à de belles qualités un extérieur intéressant ; on ne pouvoit le voir sans l’aimer ; & lorsqu’on le connoissoit, la plus forte estime souvoit la prévention favorable que sa présence avoit fait naître. Sans bien, il entra chez un Marchand nommé Worthy, qui bientôt senti tout ce que valoit Dighton. Ce Marchand venoit de perdre sa femme : il lui restoit une fille appellée Molly : elle étoit dans cet âge où le cœur s’ouvre à la premiere des passions ; à l’amour, la plus douce, la plus séduisante, la plus nécessaire peut-être des affections. Elle n’étoit point belle, mais elle avoit des graces, ce charme qui communique à tout ce qu’on fait & à tout ce qu’on dit, l’art heureux de nous rendre maîtres des cœurs. Elle étoit modeste, vertueuse & mélancolique ; elle en étoit plus tendre. On s’attend bien qu’avec un caractere si marqué de sensibilité, elle ne fut pas la derniere à s’apercevoir du mérite de Dighton ! Ces deux ames nouvelles s’aimoient, brûloient ; & la bouche n’avoit encore osé révéler le secret du cœur. Le jeune homme cependant eut la force de parler le premier, mais il parla avec ce respect, cette crainte si charmante qui accompagne l’aveu d’un véritable amour. Molly rougit, en devint plus belle, partagea le même trouble, & répondit à-peu-près dans le même langage. Ils s’aimoient, ils ne connoissoient point l’art ; il fut donc aisé de saisir leurs sentimens. Worthy appella sa fille un matin dans son appartement. « Molly, lui dit-il, vous sçavez que je suis votre ami autant que votre père ; j’ai eu le malheur de perdre votre mere que j’aimois tendrement, aujourd’hui vous me tenez lieu de tout ; cet intérêt si cher m’ouvre les yeux sur les moindres mouvemens de votre cœur . . . vous aimez Digthon . . . il vous aime . . . ne vous troublez point, j’approuve votre tendresse ; vos devoirs vous sont connus, vous aimez aussi votre père, l’honneur ; vous ne ferez rien qui vous ôte votre propre estime ; mon dessein est de vous rendre tous deux heureux : vous êtes mes enfans. Molly avec des larmes de reconnoissance & de joie se précipita dans les bras de son père ; elle lui ouvrit entierement son ame ; Worthy méritoit bien cette confiance. Sa fille ne tarda pas à informer Dighton des dispositions favorables de son bienfaiteur. Ce jeune homme courut se jetter aux pieds de Worthy & les arroser de ses pleurs. Le père de Molly le releva en l’embrassant, & en l’assurant que sa fille n’auroit point d’autre époux que lui. Les deux amans s’enyvroient d’un bonheur si pur ; l’innoncence étoit dans leur cœur, & elle est la source des vrais plaisirs. Que l’amour est touchant, qu’il remplit l’ame quand il n’a pour but que l’honnêteté. Worthy jousissoit du spectacle le plus intéressant qui puisse être sur la terre ; il voyoit deux jeunes cœurs se développer, s’enflammer sous ses yeux ; il partageoit leur yvresse, il étoit prêt à combler leurs vœux, & à faire lui-même son bonheur en unissant la fille à Dighton. Il y a des momens lorsqu’on écoute le flambeau de la Religion où l’on seroit tenté de croire aux deux principes. On diroit qu’il y a une puissance infernale qui se plaît à combattre le peu de bonheur que le ciel accorde aux hommes ; & presque toujours ce mauvais génie a le dessus. A suivre cette hypothèse, la félicité de ces trois honnêtes créatures irrita la méchanceté du principe malfaisant. Des banqueroutes multipliées vinrent tout-à-coup mettre le désordre dans les affaires de Worthy. Il avoit été possesseur d’un bien satisfaisant pour quiconque sçait penser & régler ses desirs ; il tomba dans la plus cruelle indigence : elle étoit d’autant plus accablante qu’il souffroit dans sa fille : souvent il repoussoit ses larmes dans son cœur, de crainte de faire couler celles de Molly, & Molly à son tour étoit déchirée par le spectacle affreux d’un respectable vieillard qui joignoit le nom d’infortuné à celui de père, & à qui les besoins les plus pressans faisoient sentir tout le mal de vivre. La douleur, le désespoir de Digthon ne peuvent s’exprimer. La chûte de Worthy avoit entraîné la sienne : ce malheureux jeune homme souvent regardoit. Worthy & sa fille, & fondoit en larmes sans avoir la force de prononcer le moindre mot. Que de traits perçans pour un cœur sensible, pour un cœur amoureux ! son bienfaiteur, qui lui servoit de père ; sa maîtresse qu’il adoroit uniquement, tous deux dans la misere la plus profonde, prêts à périr, sans secours ; quelle image ! . . . Dighton avoit tenté tous les moyens de s’arracher à l’infortune, pour adoucir de Worthy & de Molly, il n’avoit pu trouver de place chez les autres Marchands ; il s’étoit déja défait de quelques bagatelles qui lui appartenoient, & en avoit fait remettre l’argent par un inconnu au malheureux Worthy. Dighton aimoit véritablement, cela seul eût suffi pour qu’il attachât au bienfait cette délicatesse qui est elle-même le comble des bienfaits. Ce service passager fut bientôt épuisé ; Dighton mouroit de mille morts ; il ne trouvoit point de secours, il n’avoit plus d’amis ; ses protecteurs l’avoient cruellement abandonné, & tel lira ceci qui rougira peut-être (s’il peut rougir) d’avoir eu cet excès de barbarie ; la nature outragée murmurera dans son cœur, mais des remors trop tardifs ne sauveront pas un infortuné que de lâches rigueurs condamnerent à n’avoir plus d’autre génie que son désespoir. Molly cherchoit en sa présence à étouffer ses soupirs ; rarement il lui échappoit des plaintes devant son amant ; il est vrai que lorsqu’elle tournoit les yeux sur son père, elle s’exhaloit en sanglots qui partoient du cœur même. La misere amena la maladie : elle étendit, si l’on peut s’exprimer ainsi, Worthy sur un lit de douleur : à peine avoit-il des alimens ; il bûvoit en quelque sorte les pleurs de sa fille, elle étoit toujours dans ses bras. « Console-toi, mon adorable fille, fille de mon cœur ; la vie est un fardeau qu’il me tarde de rejetter, mais je te laisse sur cette terre de fer où le cœur des hommes est encore plus dur que le fer même : quel sein s’ouvrira à tes pleurs ! qui te tendra une main bienfaisante ? hélas ! on écarte la misere avec horreur, on invente des outrages pour les malheureux, & tu seras insultée de plus d’une façon peut-être, au lieu d’être secourue. Ma chere enfant nous n’avons que Dighton, & il est aussi à plaindre que nous ; que dis-je ? tâchons de lui cacher toute l’étendue de nos besoins, il suffit des siens pour qu’il soit accablé ; il t’aime, ma fille . . . si jeune, si intéressant & si vertueux, connoître déja toute l’étendue des maux dont la nature peut être affligée ? hélas ! aucun âge, aucune vertu ne dispense d’être maudit par la fortune, & d’avoir les hommes pour ennemis . . . le ciel m’est témoin que je voulois son bonheur, il étoit prêt à porter le nom de ton époux, j’allois revivre au sein de mes chers enfans . . . ah ! cache-moi tes pleurs, ou pleure du moins sur toi. De quoi me plains-tu ? de mourir ? ah ! ma fille, ton sort est bien plus cruel ; tu vivras, & tu vivras pour être rassasiée d’opprobres, je te l’ai dit en d’autres termes, les infortunés sont des victimes publiques dévouées à la méchanceté humaine . . . quoi, mon père, disoit Molly, vous mourez de besoin, de douleur sous mes yeux ; & je ne puis donner mille fois ma vie pour sauver la vôtre ! ah ! Dighton, sans doute est malheureux de ne pouvoir vous soulager, il sent vos maux, je réponds bien de son cœur . . . mon père ! qui ne vous aimeroit pas comme nous, qui ne mourroit de vous voir dans cet état ! . . ma fille, ma chere fille, Dighton nous est cher, il va peut-être arriver, dérobons-lui l’excés de notre misere . . . elle est toute dans mon cœur, s’écria Dighton qui avoit écouté : ô mon père ! respectable vieillard, qu’ai-je entendu ? je sçais tout : oui, tous vos maux me déchirent, me dévorent, & je ne pourrai vous arracher à cet horrible mort ! mon père & Molly vont périr dans la faim, & je verrai ce spectacle affreux . . . Dighton, à ces mots, tomba sur Worthy qu’il tenoit embrassé ; Molly pleuroit amérement sur la main de son père qu’elle serroit contre sa bouche : cœurs sensibles, hommes, ô vous qui sçavez aimer, vous sentez toute l’horreur de cette situation ! Dighton tout-à-coup s’arrache des bras du vieillard, il quitte avec précipitation Molly ; elle veut lui parler ; il ne pouvoit plus l’entendre.

Eteroritratto

Il vole chez un de ses parens maternels riche, c’est-à-dire dur, orgueilleux, inhumain : il avoit toujours fait peu de cas du pere de Dighton, parce qu’il n’avoit pas sçu gagner du bien malgré le fortune : d’ailleurs sacrifiant tout à ses plaisirs, à ses caprices, à ses ennuis variés. C’est à cet homme de fer, qui a tant de semblables, que le malheureux Dighton s’adresse : son extérieur seul l’eût annoncé favorablement chez un honnête homme ; ici à peine est-il écouté des domestiques. Enfin il parvient jusqu’à Tyrrel. (c’est le nom de ce parent) Tyrrel ne reconnoit pas Dighton, c’est dans l’ordre des procédés des hommes riches avec tout ce qui peut ressembler, à l’indigence. L’honnête jeune homme avoit de la hauteur, de l’inflexibilité même dans le caractere, mais il étoit compatissant, reconnoissant, il aimoit . . . il prend sur lui de se vaincre, de se subjuguer. Monsieur, je me nomme Dighton, j’ai l’honneur de vous appartenir . . . de m’appartenir, répond Tyrrel, c’est donc de bien loin ! . . . ma mere, Monsieur, étoit la sœur de la vôtre . . . ah ! je me ressouviens d’un certain Dighton, j’en ai quelque idée, c’étoit un sot ; il a toujours mal fait ses affaires, il est mort gueux, & vous m’avez l’air de ne pas mieux vous conduire que lui . . . Mon père, continua Dighton, renfonçant ses larmes & sa fureur, m’a laissé son exemple à suivre, sa mémoire me sera toujours chere, il étoit vertueux. Pour moi, (je n’en rougirai point) je suis sans fortune, réduit à la plus cruelle nécessité, & j’ose attendre de votre bonté, de votre humanité, que vous m’accorderez quelque secours. Ma reconnoissance . . . oui de la reconnoissance, du sentiment, répond Tyrrel, voilà le langage des importuns, des fainéans ? que diable, vous êtes jeune, il faut faire quelque chose ; vous avez de la santé, de la force . . . J’ai été, Monsieur, chez un Marchand ; sa situation l’a obligé de me congédier ; je cherche une place . . . eh ! il y en a tant ; enrollez-vous sur la Flotte royale ; croyez-moi, bêchez la terre, soyez plutôt Laquais que d’importuner d’honnêtes gens : quand on a des bras & des jambes il faut travailler, se rendre utile : le véritable deshonneur est de ne rien faire & de mourir de faim. Chaque mot étoit un trait mortel pour Dighton, mais l’image de Worthy & de Molly expirans de misere, remplissoit son ame. « Je ne demande pas mieux, continua-t-il, que de tenter l’impossible pour me retirer de cette horrible situation ; oui, Monsieur, il n’y a point d’état vil que je n’embrasse avec transport, & que je ne préfére à la douleur & à l’humiliation de vous montrer l’excès de mes malheurs ; ils sont au comble, vous m’outragez . . . je vous outrage ! non, je vous dis la vérité, je suis hors d’état de vous faire le moindre plaisir, je suis dans l’embarras moi-même, je viens d’acheter une terre qui me coûte des sommes immenses, j’ai ma maison à soutenir, je vous le répete, tâchez de vous placer, entrez plutôt en service . . . oui, je servirai plutôt le dernier des hommes, je déchirerai la terre, je l’abreuverai de mes larmes, ses cailloux s’amolliront sous mes pleurs . . . ah ! Monsieur, vous me mettez au désespoir, je ne vous demande qu’un foible secours, vous me racheterez la vie . . . il se jette à ses genoux, en prononçant ces derniers mots. Tyrrel veut le faire relever : oui, continua Dighton avec des sanglots, oui, Monsieur, vous me racheterez la vie ; ah ! ce n’est pas pour ma vie que je suis à vos genoux, c’est pour des jours qui me sont mille fois plus précieux ; au nom de l’humanité ne me refusez pas, je vous en conjure, je vous engage ma personne, mon existence pour le plus foible don que vous m’accorderez : de quel mot je me sers ! . . . n’avez-vous jamais aimé ? ayez pitié de ma situation, de mon désespoir ; il est au comble. Si vous sçaviez pour qui je vous implore . . . Tyrrel tire le cordon de sa sonnette ; un Domestique vient : conduisez Monsieur, dit-il en montrant Dighton : & en poursuivant, si jamais il vous arrive de me faire parler à de pareilles gens, vous serez chassé. Dighton sort en s’écriant, ah, barbare ! . . .
Le voilà dans la rue, errant, accablé, écrase sous le poids de ses tristes pensées : à chaque heure, à chaque moment, l’extrémité affreuse où étoient réduits Worthy & sa fille augmentoient ; ils étoient tous deux dans le cœur de l’infortuné jeune homme, ils y étoient pleurans, gémissans, ils y étaloinet leur misere, leurs besoins pressans . . . Le croira-t-on ? oui, on le corira : les ames qui connoissent, qui sentent tout le pouvoir de l’humanité, de l’amour, ne trouveront pas l’action de Dighton au-dessus de la nature & au-dessous de l’honneur. Le jour tomboit ; il se cache sous une porte, il s’enveloppe, si l’on peut le dire, dans sa douleur, dans la nécessité de secourir sa maîtresse & son père, il demande l’aumone, lui qui auroit perdu la vie cent fois plutôt que de s’abaisser. La tendresse, une honnête vanité, tout son être se combattoit, se révoltoit, se domptoit : il murmuroit avec des larmes, au nom de l’humanité, & quelquefois avec un ton plaintif de l’ame, il disoit, au nom de l’amour. Cette singularité eût dû attendrir les passants ; mais il est peu d’hommes qui s’occupent de la peine d’autrui ; il ne recueillit de cette humiliation qu’une ressource qui n’étoit pas même suffisante pour un seul jour : il court chez Worthy qu’il trouve mourant de faim, sa fille aux pieds de son lit n’ayant pas la force de se relever & ses yeux presque éteints attachés sur ceux de son père : ah Molly ! ah mon père ! s’écria Dighton . . . il leur apprête lui-même quelque nourriture : Mon fils, lui disoit le vieillard, laisse-moi mourir, mais prens soins de ma malheureuse fille, c’est elle qui a besoin de ton secours. Un morne désespoir s’empare de Dighton : « O mon cher bienfaiteur, vivez pour cette fille que j’adore & qui vous aime, vivez pour votre fils Dighton ! adieu, vous me reverrez bientôt ; adieu, Molly, attens tout du cœur de ton amant . . . il n’a pas achevé ces mots, qu’il imprime son ame sur la main de son amante, & il s’échappe à leurs yeux. Dighton étoit livré à un choc tumultueux de passions différentes : il marchoit égaré, abimé dans la plus profonde douleur ; il entra chez un païsan. Mon ami auriez-vous besoin d’un Journalier ? je bêcherai la terre, je fendrai les arbres, je porterai le fumier, je m’abaisserai à tout ; je ne vous demande qu’une grace, accordez-moi quelque argent d’avance ; si vous doutez de ma bonne foi je vous donnerai mon billet d’engagement, vous pouvez vous informer qui je suis, je ne vous tromperai pas. Le païsan répond, vous ne me convenez point, vous avez l’air trop délicat pour qu’on tire quelque service de vous, & je ne paye pas d’avance. Dighton plein du trouble affreux qui l’agite, continue son chemin : il voit un vaisseau, il y vole, il apprend que c’est un vaisseau de Roi. Quitter Worthy ? Molly ? tout ce qu’il aime ! s’arracher son cœur ! quelle situation ! mais de l’argent de son engagement il pourra leur racheter la vie ; il ne les reverra plus sans doute, mais ils vivront, & ils vivront par ses bienfaits : leur ame éteinte est sur leurs lévres : je l’arrêterai, s’écrie Digthon dans le fond de son cœur, oui, je leur rendrai le jour que je perdrai pour eux peut-être. Quand ce vaisseau part-il ? dès demain, répond-on ; dès demain ! ô ciel ! eh ! voudroit-on m’enroller ? à quelque fonction que l’on me destine, je la remplirai ; qu’on me donne la place de mousse, que je serve au-dessous des mousses, que j’obtienne enfin le prix de mon engagement, quel qu’il soit, & je revines ; oui je reviendrai me mettre à mon poste. Dighton est refusé ; il étoit venu trop tard ; d’ailleurs il paroissoit peu propre à cette sorte d’emploi. Il se promene à grands pas sur les bords de la mer, toujours plus accablé de cette affreuse image qui le poursuit, qui le persécute, entendant gémir Worthy & sa fille, les voyant qui lui tendent les bras, qui expirent, qui le nomment encore. Eh ! pourquoi, se dit-il amerement, ne profiterois-je pas du soulagement qui m’est offert ? où irai-je en m’éloignant d’ici ? hélas ! recueillir les derniers soupirs des objets que j’adore ? coller ma bouche sur leurs lévres froides, serrer leurs cadavres dans mes bras ! . . . ils ne m’entendrons plus ; le cœur de Molly sera insensible . . . n’allons pas plus avant ; précipitons-nous, perdons-nous dans cette mer immense, & moins immense que ma douleur . . . & Molly ? & son père ? ils n’ont que moi, ils ne m’auroient plus, ils mourroient abandonnés, désesperés ; ils m’attendent, ils expirent ; ah ! volons à leur secours. Il apperçoit une maison dont il connoît le Maître : il entre, il pénétre jusqu’à son cabinet. Surrey (c’est le nom de cet homme) étoit instruit de l’honnêteté & de la rare probité de Dighton : il conduisoit un de ses amis sur l’escalier. Dighton accablé, déchiré, furieux, rempli de la dureté des hommes, n’en attendant plus que la mort qu’il souhaite, voit une montre d’or & s’en saisit en frémissant. Surrey paroît, porte les yeux à sa cheminée, & s’écrie, Dighton, vous m’avez volé. Dighton comme renversé par un coup de tonnerre, tombe dans un fauteuil ; deux torrens de larmes jaillissent de ses yeux, ou plutôt de son cœur, il ne peut que dire ce seul mot, l’amour . . . & il expire. Surrey frappé de cette situation appelle ses Domestiques ; il veut secourir Dighton, il n’étoit plus temps. On trouva dans ses proches le copie d’une lettre qui instruisit Surrey de tout ce qu’avoit souffert ce malheureux, & de la cause qui l’avoit pu porter à cette extrémité. Cette lettre est trop intéressante pour qu’on ne la rapporte pas ici, elle étoit écrite à un jeune homme de ses amis à qui on juge qu’il l’avoit vainement adressée.

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Lettera/Lettera al direttore

« Non, Lovel, non, vos conseils ne peuvent plus me ramener à cette raison que j’ai perdue : je suis tout entier au pouvoir de la douleur ; j’adore, je brûle pour la plus charmante & la plus respectable des créatures ; Molly est tout ce que je vois dans le monde, elle est la souveraine, la maîtresse absolue de mon ame, & Molly est malheureuse, & je ne puis adoucir son infortune ! Enfin Molly est expirante de faim, l’amour même, la vertu, la beauté avilis à ce point, souffrir de pareils coups ? ah ! Lovel, je suis au désespoir, je ne me connois plus, il y a des momens où ma probité me pese . . . ah ! que sert d’être vertueux . . . tout ce que je sçais, c’est que j’arracherai Molly à cette misere infernale, si tu n’y peux rien ; dût mon cœur être percé de mille coups de poignard, Lovel tremble . . . dûssai-je être deshonoré, Worthy ni Molly n’expireront pas de besoin tant qu’il me restera une goutte de sang à exposer pour eux : vois, mon ami, si tu peux me retirer de ce gouffre de malheurs ; je suis prêts à tout faire, mais que tout ce que j’aime ne meure point ; ô dieux ! je deviendrois le plus criminel des hommes si je le souffrois ; oui, je le sens, Lovel, le plus criminel, le plus ingrat des hommes : va tu ne connois pas l’amour si tu t’étonnes ; moi qui le connôit, qui le respecte, qui ne vit que par lui, je suis capable de tout entreprendre . . . je ne sçais ce que je t’écris, je suis le plus malheureux des hommes, tout dans mon ame jusqu’à l’amour est une fureur ; Lovel que je te voie ; Lovel j’adore la vertu, mais Worthy, mais Molly . . . »
Le reste de la lettre avoit été effacé par des larmes abondantes : Surrey lui-même en répand. Il laisse chez lui le corps du malheureux Dighton & vole à la retraite obscure de Worthy. Il le trouva expirant dans les bras de sa fille. Ce vieillard mourant, une femme languissante, éplorée, le spectacle de la plus affreuse misere . . . tous ces traits viennent frapper à la fois Surrey. Enfin Worthy jette son dernier soupir, & Molly qui le tenoit serré dans ses bras, perd l’usage de ses sens. Surrey la fait transporter dans une chambre voisine, elle r’ouvre les yeux. « Où est mon père ? où est mon père ? . . . qui m’a conduite ici ? . . . où est mon père ? . . . je ne vois point Dighton ? . . . ah ! qu’il vienne, qu’il vienne. Mademoiselle, je suis un de ses amis, c’est lui qui m’envoye pour vous consoler, pour adoucir vos infortunes . . . Vous, Monsieur, l’ami de Dighton ? eh ! depuis quand a-t-il des amis ? . . . mais, où est-il, pour rendre les derniers devoirs à mon père, pour m’ensevelir moi-même ? . . . vous ne mourrez point, Mademoiselle ; qui vous voit connoît trop la sensibilité . . . les hommes sensibles ! dit-elle . . . mais je ne vois point Dighton ; Dighton m’abandonne . . . vous pleurez, Monsieur, ah ! je suis bien digne de votre compassion. Surrey la quitte en ordonnant à deux femmes qu’on ait soin d’elle, il leur recommande de se taire sur le sort de Dighton. Molly qui en avoit demandé des nouvelles à Surrey, s’étoit apperçue de son trouble : il semble que l’ame se tourmente pour s’élancer au-devant de la connoissance du malheur : ces femmes pleuroient, Molly les interroge, les presse, les conjure de lui apprendre ce qu’elles peuvent sçavoir ; elles se défendent quelque tems, enfin elles parlent, & tout est révélé à Molly. Cette femme mourante prend une nouvelle ame, se traîne chez Surrey, & va tomber sur le cadavre de Dighton : elle n’a que la force de s’écrier, quoi, pour moi, pour mon père ! Dighton tu es mort, tu t’es deshonoré. Depuis ce moment elle ne prononça plus une parole. On enterra Worthy & Dighton dans la même fosse ; elle s’échappa de l’endroit où Surrey la faisoit garder ; on la trouva le lendemain baignée de ses larmes, & morte sur le tombeau de son père & de son amant. On observa qu’elle avoit le visage tourné contre terre, & la bouche collé sur la pierre qui renfermoit les objets de sa douleur. (D)