Le Monde: Chapitre XVII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6964
Niveau 1
Chapitre XVII.
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Il y a long-tems, Monsieur,
qu’on déclame contre les passions. Que nos
Métaphysiciens, que nos Moralistes ont perdu de tems
& d’esprit pour nous convaincre des suites funestes
qu’elles traînent presque toujours après elles ! On
formeroit une bibliotheque considérable de toutes les
graves inutilités qui se sont dites à ce sujet. L’homme
est né pour voir, bien plus que pour raisonner ; il lui
faut des images : je crois donc que des exemples du danger des passions sont plus propres à
frapper, que tous les raisonnemens des Philosophes.
C’est la raison qui me détermine à vous faire part d’une
aventure récemment arrivée. Je souhaite que cette
bagatelle soit de votre goût, & qu’elle serve à
établir cette grande vérité :
Citation/Devise
Que le plus sage des hommes devenu la
proye des passions, ne peut & ne doit point
répondre de lui.
Récit général
La scene est dans le Nord
de l’Angleterre. Dighton devoit le jour à un honnête
Marchand qui mourut pauvre ; il ne laissa à son fils
que l’exemple de ses vertus. Digthon dès ses
premieres années s’étoit montré digne de ce pere
respectable ; il avoit une ame sensible, délicate
& haute : on pourroit croire que c’est le
partage de l’infortune ; partage qui loin de
l’adoucir, la rend plus affreuse & plus
insupportable. Dighton joignoit à de belles qualités
un extérieur intéressant ; on ne
pouvoit le voir sans l’aimer ; & lorsqu’on le
connoissoit, la plus forte estime souvoit la
prévention favorable que sa présence avoit fait
naître. Sans bien, il entra chez un Marchand nommé
Worthy, qui bientôt senti tout ce que valoit
Dighton. Ce Marchand venoit de perdre sa femme : il
lui restoit une fille appellée Molly : elle étoit
dans cet âge où le cœur s’ouvre à la premiere des
passions ; à l’amour, la plus douce, la plus
séduisante, la plus nécessaire peut-être des
affections. Elle n’étoit point belle, mais elle
avoit des graces, ce charme qui communique à tout ce
qu’on fait & à tout ce qu’on dit, l’art heureux
de nous rendre maîtres des cœurs. Elle étoit
modeste, vertueuse & mélancolique ; elle en
étoit plus tendre. On s’attend bien qu’avec un
caractere si marqué de sensibilité, elle ne fut pas
la derniere à s’apercevoir du mérite de Dighton !
Ces deux ames nouvelles s’aimoient,
brûloient ; & la bouche n’avoit encore osé
révéler le secret du cœur. Le jeune homme cependant
eut la force de parler le premier, mais il parla
avec ce respect, cette crainte si charmante qui
accompagne l’aveu d’un véritable amour. Molly
rougit, en devint plus belle, partagea le même
trouble, & répondit à-peu-près dans le même
langage. Ils s’aimoient, ils ne connoissoient point
l’art ; il fut donc aisé de saisir leurs sentimens.
Worthy appella sa fille un matin dans son
appartement. « Molly, lui dit-il, vous sçavez que je
suis votre ami autant que votre père ; j’ai eu le
malheur de perdre votre mere que j’aimois
tendrement, aujourd’hui vous me tenez lieu de tout ;
cet intérêt si cher m’ouvre les yeux sur les
moindres mouvemens de votre cœur . . . vous aimez
Digthon . . . il vous aime . . . ne vous troublez
point, j’approuve votre tendresse ; vos devoirs vous
sont connus, vous aimez aussi votre
père, l’honneur ; vous ne ferez rien qui vous ôte
votre propre estime ; mon dessein est de vous rendre
tous deux heureux : vous êtes mes enfans. Molly avec
des larmes de reconnoissance & de joie se
précipita dans les bras de son père ; elle lui
ouvrit entierement son ame ; Worthy méritoit bien
cette confiance. Sa fille ne tarda pas à informer
Dighton des dispositions favorables de son
bienfaiteur. Ce jeune homme courut se jetter aux
pieds de Worthy & les arroser de ses pleurs. Le
père de Molly le releva en l’embrassant, & en
l’assurant que sa fille n’auroit point d’autre époux
que lui. Les deux amans s’enyvroient d’un bonheur si
pur ; l’innoncence étoit dans leur cœur, & elle
est la source des vrais plaisirs. Que l’amour est
touchant, qu’il remplit l’ame quand il n’a pour but
que l’honnêteté. Worthy jousissoit du
spectacle le plus intéressant qui puisse être sur la
terre ; il voyoit deux jeunes cœurs se développer,
s’enflammer sous ses yeux ; il partageoit leur
yvresse, il étoit prêt à combler leurs vœux, & à
faire lui-même son bonheur en unissant la fille à
Dighton. Il y a des momens lorsqu’on écoute le
flambeau de la Religion où l’on seroit tenté de
croire aux deux principes. On diroit qu’il y a une
puissance infernale qui se plaît à combattre le peu
de bonheur que le ciel accorde aux hommes ; &
presque toujours ce mauvais génie a le dessus. A
suivre cette hypothèse, la félicité de ces trois
honnêtes créatures irrita la méchanceté du principe
malfaisant. Des banqueroutes multipliées vinrent
tout-à-coup mettre le désordre dans les affaires de
Worthy. Il avoit été possesseur d’un bien
satisfaisant pour quiconque sçait penser &
régler ses desirs ; il tomba dans la plus cruelle
indigence : elle étoit d’autant plus
accablante qu’il souffroit dans sa fille : souvent
il repoussoit ses larmes dans son cœur, de crainte
de faire couler celles de Molly, & Molly à son
tour étoit déchirée par le spectacle affreux d’un
respectable vieillard qui joignoit le nom
d’infortuné à celui de père, & à qui les besoins
les plus pressans faisoient sentir tout le mal de
vivre. La douleur, le désespoir de Digthon ne
peuvent s’exprimer. La chûte de Worthy avoit
entraîné la sienne : ce malheureux jeune homme
souvent regardoit. Worthy & sa fille, &
fondoit en larmes sans avoir la force de prononcer
le moindre mot. Que de traits perçans pour un cœur
sensible, pour un cœur amoureux ! son bienfaiteur,
qui lui servoit de père ; sa maîtresse qu’il adoroit
uniquement, tous deux dans la misere la plus
profonde, prêts à périr, sans secours ; quelle
image ! . . . Dighton avoit tenté tous les moyens
de s’arracher à l’infortune, pour
adoucir de Worthy & de Molly, il n’avoit pu
trouver de place chez les autres Marchands ; il
s’étoit déja défait de quelques bagatelles qui lui
appartenoient, & en avoit fait remettre l’argent
par un inconnu au malheureux Worthy. Dighton aimoit
véritablement, cela seul eût suffi pour qu’il
attachât au bienfait cette délicatesse qui est
elle-même le comble des bienfaits. Ce service
passager fut bientôt épuisé ; Dighton mouroit de
mille morts ; il ne trouvoit point de secours, il
n’avoit plus d’amis ; ses protecteurs l’avoient
cruellement abandonné, & tel lira ceci qui
rougira peut-être (s’il peut rougir) d’avoir eu cet
excès de barbarie ; la nature outragée murmurera
dans son cœur, mais des remors trop tardifs ne
sauveront pas un infortuné que de lâches rigueurs
condamnerent à n’avoir plus d’autre génie que son
désespoir. Molly cherchoit en sa
présence à étouffer ses soupirs ; rarement il lui
échappoit des plaintes devant son amant ; il est
vrai que lorsqu’elle tournoit les yeux sur son père,
elle s’exhaloit en sanglots qui partoient du cœur
même. La misere amena la maladie : elle étendit, si
l’on peut s’exprimer ainsi, Worthy sur un lit de
douleur : à peine avoit-il des alimens ; il bûvoit
en quelque sorte les pleurs de sa fille, elle étoit
toujours dans ses bras. « Console-toi, mon adorable
fille, fille de mon cœur ; la vie est un fardeau
qu’il me tarde de rejetter, mais je te laisse sur
cette terre de fer où le cœur des hommes est encore
plus dur que le fer même : quel sein s’ouvrira à tes
pleurs ! qui te tendra une main bienfaisante ?
hélas ! on écarte la misere avec horreur, on invente
des outrages pour les malheureux, & tu seras
insultée de plus d’une façon peut-être, au lieu d’être secourue. Ma chere enfant nous
n’avons que Dighton, & il est aussi à plaindre
que nous ; que dis-je ? tâchons de lui cacher toute
l’étendue de nos besoins, il suffit des siens pour
qu’il soit accablé ; il t’aime, ma fille . . . si
jeune, si intéressant & si vertueux, connoître
déja toute l’étendue des maux dont la nature peut
être affligée ? hélas ! aucun âge, aucune vertu ne
dispense d’être maudit par la fortune, & d’avoir
les hommes pour ennemis . . . le ciel m’est témoin
que je voulois son bonheur, il étoit prêt à porter
le nom de ton époux, j’allois revivre au sein de mes
chers enfans . . . ah ! cache-moi tes pleurs, ou
pleure du moins sur toi. De quoi me plains-tu ? de
mourir ? ah ! ma fille, ton sort est bien plus
cruel ; tu vivras, & tu vivras pour être
rassasiée d’opprobres, je te l’ai dit en d’autres
termes, les infortunés sont des victimes publiques
dévouées à la méchanceté humaine . . . quoi, mon
père, disoit Molly, vous mourez de
besoin, de douleur sous mes yeux ; & je ne puis
donner mille fois ma vie pour sauver la vôtre ! ah !
Dighton, sans doute est malheureux de ne pouvoir
vous soulager, il sent vos maux, je réponds bien de
son cœur . . . mon père ! qui ne vous aimeroit pas
comme nous, qui ne mourroit de vous voir dans cet
état ! . . ma fille, ma chere fille, Dighton nous
est cher, il va peut-être arriver, dérobons-lui
l’excés de notre misere . . . elle est toute dans
mon cœur, s’écria Dighton qui avoit écouté : ô mon
père ! respectable vieillard, qu’ai-je entendu ? je
sçais tout : oui, tous vos maux me déchirent, me
dévorent, & je ne pourrai vous arracher à cet
horrible mort ! mon père & Molly vont périr dans
la faim, & je verrai ce spectacle affreux . . .
Dighton, à ces mots, tomba sur Worthy qu’il tenoit
embrassé ; Molly pleuroit amérement sur la main de
son père qu’elle serroit contre sa
bouche : cœurs sensibles, hommes, ô vous qui sçavez
aimer, vous sentez toute l’horreur de cette
situation ! Dighton tout-à-coup s’arrache des bras
du vieillard, il quitte avec précipitation Molly ;
elle veut lui parler ; il ne pouvoit plus
l’entendre. Le voilà dans la rue, errant, accablé, écrase
sous le poids de ses tristes pensées :
à chaque heure, à chaque moment, l’extrémité
affreuse où étoient réduits Worthy & sa fille
augmentoient ; ils étoient tous deux dans le cœur de
l’infortuné jeune homme, ils y étoient pleurans,
gémissans, ils y étaloinet leur misere, leurs
besoins pressans . . . Le croira-t-on ? oui, on le
corira : les ames qui connoissent, qui sentent tout
le pouvoir de l’humanité, de l’amour, ne trouveront
pas l’action de Dighton au-dessus de la nature &
au-dessous de l’honneur. Le jour tomboit ; il se
cache sous une porte, il s’enveloppe, si l’on peut
le dire, dans sa douleur, dans la nécessité de
secourir sa maîtresse & son père, il demande
l’aumone, lui qui auroit perdu la vie cent fois
plutôt que de s’abaisser. La tendresse, une honnête
vanité, tout son être se combattoit, se révoltoit,
se domptoit : il murmuroit avec des larmes, au nom
de l’humanité, & quelquefois avec un ton
plaintif de l’ame, il disoit, au nom
de l’amour. Cette singularité eût dû attendrir les
passants ; mais il est peu d’hommes qui s’occupent
de la peine d’autrui ; il ne recueillit de cette
humiliation qu’une ressource qui n’étoit pas même
suffisante pour un seul jour : il court chez Worthy
qu’il trouve mourant de faim, sa fille aux pieds de
son lit n’ayant pas la force de se relever & ses
yeux presque éteints attachés sur ceux de son père :
ah Molly ! ah mon père ! s’écria Dighton . . . il
leur apprête lui-même quelque nourriture : Mon fils,
lui disoit le vieillard, laisse-moi mourir, mais
prens soins de ma malheureuse fille, c’est elle qui
a besoin de ton secours. Un morne désespoir s’empare
de Dighton : « O mon cher bienfaiteur, vivez pour
cette fille que j’adore & qui vous aime, vivez
pour votre fils Dighton ! adieu, vous me reverrez
bientôt ; adieu, Molly, attens tout du cœur de ton
amant . . . il n’a pas achevé ces
mots, qu’il imprime son ame sur la main de son
amante, & il s’échappe à leurs yeux. Dighton
étoit livré à un choc tumultueux de passions
différentes : il marchoit égaré, abimé dans la plus
profonde douleur ; il entra chez un païsan. Mon ami
auriez-vous besoin d’un Journalier ? je bêcherai la
terre, je fendrai les arbres, je porterai le fumier,
je m’abaisserai à tout ; je ne vous demande qu’une
grace, accordez-moi quelque argent d’avance ; si
vous doutez de ma bonne foi je vous donnerai mon
billet d’engagement, vous pouvez vous informer qui
je suis, je ne vous tromperai pas. Le païsan répond,
vous ne me convenez point, vous avez l’air trop
délicat pour qu’on tire quelque service de vous,
& je ne paye pas d’avance. Dighton plein du
trouble affreux qui l’agite, continue son chemin :
il voit un vaisseau, il y vole, il apprend que c’est un vaisseau de Roi. Quitter
Worthy ? Molly ? tout ce qu’il aime ! s’arracher son
cœur ! quelle situation ! mais de l’argent de son
engagement il pourra leur racheter la vie ; il ne
les reverra plus sans doute, mais ils vivront, &
ils vivront par ses bienfaits : leur ame éteinte est
sur leurs lévres : je l’arrêterai, s’écrie Digthon
dans le fond de son cœur, oui, je leur rendrai le
jour que je perdrai pour eux peut-être. Quand ce
vaisseau part-il ? dès demain, répond-on ; dès
demain ! ô ciel ! eh ! voudroit-on m’enroller ? à
quelque fonction que l’on me destine, je la
remplirai ; qu’on me donne la place de mousse, que
je serve au-dessous des mousses, que j’obtienne
enfin le prix de mon engagement, quel qu’il soit,
& je revines ; oui je reviendrai me mettre à mon
poste. Dighton est refusé ; il étoit venu trop
tard ; d’ailleurs il paroissoit peu propre à cette
sorte d’emploi. Il se promene à grands
pas sur les bords de la mer, toujours plus accablé
de cette affreuse image qui le poursuit, qui le
persécute, entendant gémir Worthy & sa fille,
les voyant qui lui tendent les bras, qui expirent,
qui le nomment encore. Eh ! pourquoi, se dit-il
amerement, ne profiterois-je pas du soulagement qui
m’est offert ? où irai-je en m’éloignant d’ici ?
hélas ! recueillir les derniers soupirs des objets
que j’adore ? coller ma bouche sur leurs lévres
froides, serrer leurs cadavres dans mes bras ! . . .
ils ne m’entendrons plus ; le cœur de Molly sera
insensible . . . n’allons pas plus avant ;
précipitons-nous, perdons-nous dans cette mer
immense, & moins immense que ma douleur . . .
& Molly ? & son père ? ils n’ont que moi,
ils ne m’auroient plus, ils mourroient abandonnés,
désesperés ; ils m’attendent, ils expirent ; ah !
volons à leur secours. Il apperçoit une maison dont
il connoît le Maître : il entre, il
pénétre jusqu’à son cabinet. Surrey (c’est le nom de
cet homme) étoit instruit de l’honnêteté & de la
rare probité de Dighton : il conduisoit un de ses
amis sur l’escalier. Dighton accablé, déchiré,
furieux, rempli de la dureté des hommes, n’en
attendant plus que la mort qu’il souhaite, voit une
montre d’or & s’en saisit en frémissant. Surrey
paroît, porte les yeux à sa cheminée, & s’écrie,
Dighton, vous m’avez volé. Dighton comme renversé
par un coup de tonnerre, tombe dans un fauteuil ;
deux torrens de larmes jaillissent de ses yeux, ou
plutôt de son cœur, il ne peut que dire ce seul mot,
l’amour . . . & il expire. Surrey frappé de
cette situation appelle ses Domestiques ; il veut
secourir Dighton, il n’étoit plus temps. On trouva
dans ses proches le copie d’une lettre qui
instruisit Surrey de tout ce qu’avoit souffert ce
malheureux, & de la cause qui
l’avoit pu porter à cette extrémité. Cette lettre
est trop intéressante pour qu’on ne la rapporte pas
ici, elle étoit écrite à un jeune homme de ses amis
à qui on juge qu’il l’avoit vainement adressée.
Le reste de la lettre avoit été effacé par
des larmes abondantes : Surrey lui-même en répand.
Il laisse chez lui le corps du malheureux Dighton
& vole à la retraite obscure de Worthy. Il le
trouva expirant dans les bras de sa fille. Ce
vieillard mourant, une femme languissante, éplorée,
le spectacle de la plus affreuse misere . . . tous
ces traits viennent frapper à la fois Surrey. Enfin
Worthy jette son dernier soupir, & Molly qui le
tenoit serré dans ses bras, perd l’usage de ses
sens. Surrey la fait transporter dans une chambre
voisine, elle r’ouvre les yeux. « Où est mon père ?
où est mon père ? . . . qui m’a conduite ici ? . . .
où est mon père ? . . . je ne vois point Dighton ?
. . . ah ! qu’il vienne, qu’il vienne. Mademoiselle,
je suis un de ses amis, c’est lui qui m’envoye pour
vous consoler, pour adoucir vos infortunes . . .
Vous, Monsieur, l’ami de Dighton ?
eh ! depuis quand a-t-il des amis ? . . . mais, où
est-il, pour rendre les derniers devoirs à mon père,
pour m’ensevelir moi-même ? . . . vous ne mourrez
point, Mademoiselle ; qui vous voit connoît trop la
sensibilité . . . les hommes sensibles ! dit-elle
. . . mais je ne vois point Dighton ; Dighton
m’abandonne . . . vous pleurez, Monsieur, ah ! je
suis bien digne de votre compassion. Surrey la
quitte en ordonnant à deux femmes qu’on ait soin
d’elle, il leur recommande de se taire sur le sort
de Dighton. Molly qui en avoit demandé des nouvelles
à Surrey, s’étoit apperçue de son trouble : il
semble que l’ame se tourmente pour s’élancer
au-devant de la connoissance du malheur : ces femmes
pleuroient, Molly les interroge, les presse, les
conjure de lui apprendre ce qu’elles peuvent
sçavoir ; elles se défendent quelque tems, enfin
elles parlent, & tout est révélé à
Molly. Cette femme mourante prend une nouvelle ame,
se traîne chez Surrey, & va tomber sur le
cadavre de Dighton : elle n’a que la force de
s’écrier, quoi, pour moi, pour mon père ! Dighton tu
es mort, tu t’es deshonoré. Depuis ce moment elle ne
prononça plus une parole. On enterra Worthy &
Dighton dans la même fosse ; elle s’échappa de
l’endroit où Surrey la faisoit garder ; on la trouva
le lendemain baignée de ses larmes, & morte sur
le tombeau de son père & de son amant. On
observa qu’elle avoit le visage tourné contre terre,
& la bouche collé sur la pierre qui renfermoit
les objets de sa douleur. (D)
Hétéroportrait
Il vole
chez un de ses parens maternels riche,
c’est-à-dire dur, orgueilleux, inhumain : il avoit
toujours fait peu de cas du pere de Dighton, parce
qu’il n’avoit pas sçu gagner du bien malgré le
fortune : d’ailleurs sacrifiant tout à ses
plaisirs, à ses caprices, à ses ennuis variés.
C’est à cet homme de fer, qui a tant de
semblables, que le malheureux Dighton s’adresse :
son extérieur seul l’eût annoncé favorablement
chez un honnête homme ; ici à peine est-il écouté
des domestiques. Enfin il parvient jusqu’à Tyrrel.
(c’est le nom de ce parent) Tyrrel ne reconnoit
pas Dighton, c’est dans l’ordre des procédés des hommes riches avec tout ce qui
peut ressembler, à l’indigence. L’honnête jeune
homme avoit de la hauteur, de l’inflexibilité même
dans le caractere, mais il étoit compatissant,
reconnoissant, il aimoit . . . il prend sur lui de
se vaincre, de se subjuguer. Monsieur, je me nomme
Dighton, j’ai l’honneur de vous appartenir . . .
de m’appartenir, répond Tyrrel, c’est donc de bien
loin ! . . . ma mere, Monsieur, étoit la sœur de
la vôtre . . . ah ! je me ressouviens d’un certain
Dighton, j’en ai quelque idée, c’étoit un sot ; il
a toujours mal fait ses affaires, il est mort
gueux, & vous m’avez l’air de ne pas mieux
vous conduire que lui . . . Mon père, continua
Dighton, renfonçant ses larmes & sa fureur,
m’a laissé son exemple à suivre, sa mémoire me
sera toujours chere, il étoit vertueux. Pour moi,
(je n’en rougirai point) je suis sans fortune,
réduit à la plus cruelle nécessité, & j’ose
attendre de votre bonté, de votre
humanité, que vous m’accorderez quelque secours.
Ma reconnoissance . . . oui de la reconnoissance,
du sentiment, répond Tyrrel, voilà le langage des
importuns, des fainéans ? que diable, vous êtes
jeune, il faut faire quelque chose ; vous avez de
la santé, de la force . . . J’ai été, Monsieur,
chez un Marchand ; sa situation l’a obligé de me
congédier ; je cherche une place . . . eh ! il y
en a tant ; enrollez-vous sur la Flotte royale ;
croyez-moi, bêchez la terre, soyez plutôt Laquais
que d’importuner d’honnêtes gens : quand on a des
bras & des jambes il faut travailler, se
rendre utile : le véritable deshonneur est de ne
rien faire & de mourir de faim. Chaque mot
étoit un trait mortel pour Dighton, mais l’image
de Worthy & de Molly expirans de misere,
remplissoit son ame. « Je ne demande pas mieux,
continua-t-il, que de tenter
l’impossible pour me retirer de cette horrible
situation ; oui, Monsieur, il n’y a point d’état
vil que je n’embrasse avec transport, & que je
ne préfére à la douleur & à l’humiliation de
vous montrer l’excès de mes malheurs ; ils sont au
comble, vous m’outragez . . . je vous outrage !
non, je vous dis la vérité, je suis hors d’état de
vous faire le moindre plaisir, je suis dans
l’embarras moi-même, je viens d’acheter une terre
qui me coûte des sommes immenses, j’ai ma maison à
soutenir, je vous le répete, tâchez de vous
placer, entrez plutôt en service . . . oui, je
servirai plutôt le dernier des hommes, je
déchirerai la terre, je l’abreuverai de mes
larmes, ses cailloux s’amolliront sous mes pleurs
. . . ah ! Monsieur, vous me mettez au désespoir,
je ne vous demande qu’un foible secours, vous me
racheterez la vie . . . il se jette à ses genoux,
en prononçant ces derniers mots. Tyrrel veut le
faire relever : oui, continua
Dighton avec des sanglots, oui, Monsieur, vous me
racheterez la vie ; ah ! ce n’est pas pour ma vie
que je suis à vos genoux, c’est pour des jours qui
me sont mille fois plus précieux ; au nom de
l’humanité ne me refusez pas, je vous en conjure,
je vous engage ma personne, mon existence pour le
plus foible don que vous m’accorderez : de quel
mot je me sers ! . . . n’avez-vous jamais aimé ?
ayez pitié de ma situation, de mon désespoir ; il
est au comble. Si vous sçaviez pour qui je vous
implore . . . Tyrrel tire le cordon de sa
sonnette ; un Domestique vient : conduisez
Monsieur, dit-il en montrant Dighton : & en
poursuivant, si jamais il vous arrive de me faire
parler à de pareilles gens, vous serez chassé.
Dighton sort en s’écriant, ah, barbare ! . . .
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Non, Lovel, non,
vos conseils ne peuvent plus me ramener à cette
raison que j’ai perdue : je suis tout entier au
pouvoir de la douleur ; j’adore, je brûle pour la
plus charmante & la plus respectable des
créatures ; Molly est tout ce que je vois dans le
monde, elle est la souveraine, la maîtresse
absolue de mon ame, & Molly est malheureuse,
& je ne puis adoucir son infortune ! Enfin
Molly est expirante de faim, l’amour même, la
vertu, la beauté avilis à ce point, souffrir de
pareils coups ? ah ! Lovel, je suis au désespoir,
je ne me connois plus, il y a des momens où ma
probité me pese . . . ah ! que sert d’être
vertueux . . . tout ce que je sçais,
c’est que j’arracherai Molly à cette misere
infernale, si tu n’y peux rien ; dût mon cœur être
percé de mille coups de poignard, Lovel tremble
. . . dûssai-je être deshonoré, Worthy ni Molly
n’expireront pas de besoin tant qu’il me restera
une goutte de sang à exposer pour eux : vois, mon
ami, si tu peux me retirer de ce gouffre de
malheurs ; je suis prêts à tout faire, mais que
tout ce que j’aime ne meure point ; ô dieux ! je
deviendrois le plus criminel des hommes si je le
souffrois ; oui, je le sens, Lovel, le plus
criminel, le plus ingrat des hommes : va tu ne
connois pas l’amour si tu t’étonnes ; moi qui le
connôit, qui le respecte, qui ne vit que par lui,
je suis capable de tout entreprendre . . . je ne
sçais ce que je t’écris, je suis le plus
malheureux des hommes, tout dans mon ame jusqu’à
l’amour est une fureur ; Lovel que je te voie ; Lovel j’adore la vertu, mais Worthy,
mais Molly . . . »