Le Monde: Chapitre XV.
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Niveau 1
Chapitre XV.
Réflexions particulieres sur différens sujets.Niveau 2
Un Roman & un
Poëme font plus de bruit dans le monde, qu’une découverte en
fait de Géométrie ou de Physique ; & le grand Géometre, le
grand Mathematicien ou Physicien s’en moque, & cela n’est
pas moquable : voici la raison de ce qui leur paroît ridicule.
C’est qu’il y a dans l’utilité de leur découverte quelque chose
de plus étranger à l’ame, que dans le plaisir que lui cause un
Roman bien fait, ou un bon Poëme. Il nous est plus naturel de
sentir & de penser, que de naviger, par exemple. Un Roman ou
un Poëme éleve en moi des sentimens & une sublimité d’idées qui m’appartient de plus près, qui m’est
plus immédiate, & plus précieuse que toutes les commodités
qu’on peut m’apporter. C’est à moi directement à qui on plaît
dans un Roman. C’est à des inconvéniens dont je me passerois
bien, & qui ne sont pas moi, qu’on remédie par la Géometrie,
par les Mathématiques & par la Physique. L’ame ne fait point
d’effort pour estimer ce qui la touche ; elle a besoin d’une
réflexion pour estimer ce qui la sert à l’égard du corps, &
nous sommes, en tout, conséquens là-dessus. Communément les
hommes aiment mieux leurs plaisirs que leurs affaires, &
récompensent mieux ce qui leur est simplement utile. Sur les
Romains. Il y a une maturité, un dégré de réflexion en fait de
politique, que nous avons bien passé depuis les
Romains, qui nous paroît aujourd’hui tout simple, & qui
cependant n’étoit encore ni imaginé ni connu par les Rois de
l’Asie quand Rome les attaqua ; Rome par ses traités interdisoit
à chacun d’eux toute alliance avec un autre Roi, si ce Roi étoit
déja l’allié du Peuple Romain. Il ne leur étoit permis ni de
donner du secours à cet allié de Rome, ni de faire aucune levée
chez lui, ni même de lui déclarer la guerre, ni de la faire à
tout autre Peuple ami ou ennemi de Rome, sans le consentement de
Rome même. Or la gêne & la servitude où de pareils traités
les tenoient, auroient dû leur ouvrir les yeux à tous, &
leur faire regarder leur docilité ou leur acquiescement, comme
une duperie qui sous le nom d’alliance ou de paix les mettoit
aux sers, & les privoit même réciproquement de tout secours
& de toute défense en cas de besoin, & de quelque
vexation de la part de Rome ; ils ne pouvoinet
enfin en conclure que leur ruine, quand il plairoit à Rome de
les détruire ; mais ni les uns ni les autres n’y faisoient de
réflexion ; ils voyoient pourtant ce qui en arrivoit quelquefois
à d’autres Peuples qui étoient dans leur cas ; mais cela ne leur
apprenoit pas à vivre. Il y a, comme je l’ai dit, des réflexions
qui nous paroissent aujourd’hui bien naturelles, & qui
cependant demandent une expérience, un progrès de raison, &
quelques siecles de plus pour venir se placer dans la tête des
hommes ; pourquoi donc les Romains l’avoient-t-ils alors cette
expérience ? pourquoi étoient-ils plus avancés que les autres
Peuples ? c’est que la domination & que la prospérité
rendent l’esprit plus libre, c’est que les succès donnent de
l’audace & hâtent les lumieres ; au lieu que l’étonnement de
voir ces mêmes Romains si formidables ; au lieu que la crainte,
la nécessité & l’habitude des circonspections
qu’il falloit garder avec eux, empêchoient les Rois de l’Asie de
voir leur duperie ; ils ne songeoient timidement qu’à plaire,
& non pas à résister. L’opinion superbe qu’un Romain avoit
de la dignité de son nom, l’opinion que les autres Peuples en
concevoient, assujettissoit leur imagination. La haine même
qu’on avoit pour les Romains (car on les haïssoit) cette haine
tiroit son origine de l’épouvante & du respect qu’on avoit
pour eux, & de l’importance qu’on donnoit à leur nom.
Aujourd’hui cette haute opinion qu’un Peuple auroit de lui,
celle que les autres Peuples s’en feroient, ne produiroient
assurément pas les mêmes effets ; parce que les hommes ne sont
plus susceptibles de ce dégré d’assujettissement ni de cet
effroi d’imagination dont on étoit capable alors en faveur d’une
autre nation ; on s’est trop éprouvé de part & d’autre,
& l’orgueil d’un Peuple n’en imposeroit pas
jusque-là à un autre ; mais cet orgueil même, malgré la
médiocrité de crédit qu’il auroit à présent, en auroit encore
beaucoup. Ce seroit encore une furieuse puissance pour un
Peuple, que cette haute & orgueilleuse idée qu’il auroit de
lui-même ; il est heureux de battre les esprits avant que de
battre le corps.
Sur Cromwel.
Hétéroportrait
Quand on lit l’histoire de Cromwel
avec attention, on est assez incertain de ce qu’on doit
penser de lui & de son esprit, assez embarrassé de
l’opinion qu’on aura de cet homme qui a passé pour un grand
homme, & qui a peut-être été plus heureux que sage ou
qu’habile. On est d’abord étonné des discours inspirés que
cet Officier général osoit fréquemment tenir dans l’armée ;
encore plus étonné de la réussite de ces mêmes discours qui
auroient dû le perdre, lui donner pour le
moins la réputation d’un visionnaire ou d’un fou, si ce
n’avoit pas été celle d’un fourbe & d’un fripon ; &
qui au lieu de lui faire aucun tort, contribuerent au
progrès & à l’augmentation de son crédit auprès des
grands Officiers de l’armée parmi lesquels il y avoit de
très-bons eprits, & de bien meilleures têtes qu’il n’en
falloit pour se dégoûter des visions que Cromwel employoit à
ses desseins comme illuminé, ou de l’odieuse grossiereté de
l’industrie qu’il y mettoit. Comment donc expliquer
l’étrange continuation de la faveur qu’il obtint qui devoit
cesser, & qui s’accrut ; qu’est-ce que cela signifie,
& que peut-on en inférer ? Le voici, ce me semble. C’est
que dans une longue affaire, dans des démêlés qui
intéressent tout un Etat, il se fait à force de partis, de
raisonnemens, de cabales & de dissensions ; il se fait, dis-je, une telle fermentation dans
les meilleurs esprits ; ils sortent tellement de la sphere
de la raison ; le bon sens & les lumieres s’écartent
tant ; l’écart en est si insensible, quoique journalier,
qu’à la fin la tête de ceux qui sont les plus engagés dans
ces démêlés, n’est plus la tête qu’ils avoient avant la
querelle ; c’est une tête totalement altérée à leur insçu ;
ce ne sont plus les mêmes hommes ; & si quelques-uns
d’eux par hazard demeurent inaccessibles au dérangement
général dont je parle, s’ils gardent leur tête & restent
comme ils étoient auparavant, on peut hardiment en conclure
que ce sont de grand hommes, des hommes vraiment supérieurs
aux autres ; mais peut-être plus hors de service alors que
les fortes & vigoureuses imaginations lorsqu’une fois
elles sont bien échauffées : & c’est cette sorte
d’embrasement qui servit Cromwel, peut-être lui-même plus
altéré, plus échauffé qu’un autre. Non,
dira-t-on, ne vous y trompez pas, Cromwel jouoit ses
inspirations ; eh, bien soit ! mais cela supposé, convenez
du moins qu’il falloit un furieux dégré d’imagination folle
pour espérer quelque succès de ces ridicules inspirations,
& pour être guéri de la pudeur qui les lui auroit
interdites. Il ne se croyoit pas inspiré, il n’avoit pas
cette folie-là ; mais il avoit le dégré d’étourdissement
qu’il falloit pour oser espérer qu’il réuissiroit s’il se
disoit inspiré. Cet étourdissement ou cette folie étoit
peut-être la convenable & vraie politique du moment ;
mais encore une fois cette folie enveloppoit une audace qui
ne va pas sans une ardeur, sans un dégré de chaleur que le
plus pur & le plus sublime bon sens ne sçauroit avoir ;
c’est un genre d’esprit qui n’est pas de son ressort, &
sans lequel cependant il faut avouer qu’on ne s’avise pas de
certains expédiens dont l’idée ne peut venir
qu’à des têtes ardemment agitées. Il y a les ressources de
la politique la plus sensée, il y a celles de l’esprit trop
échauffé & comme égaré à force d’ardeur. Il faut
quelquefois de ces dernieres ressources-là, c’est-à-dire
qu’il faut dans de certaines époques, des fous d’un paissant
esprit, mais fous. Un sage périroit-là, un sublime &
puissant fou périroit mille fois ailleurs. Cromwel fut
secouru, fut soutenu par tous les autres esprits préparés à
l’insolence & au peu de pudeur du sien, comme quand il
dit qu’un jour & plein de zele pour le Roi, il avoit
voulu s’adresser à Dieu pour en obtenir la persuasion en
faveur de ce Prince ; mais que lorsqu’en conséquence de sa
priere il avoit voulu parler aux hommes, la parole lui avoit
manqué, ce qu’il avoit pris pour un témoignage
que Dieu rejettoit ce Prince, & ne vouloit plus qu’il
régnât.
Metatextualité
Pour avoir l’effronterie
d’aventurer un pareil discours, il ne faut pas être dans ce
qu’on appelle bon sens ; ce discours pouvoit pourtant être
bon à ses vues dans ces circonstances, mais il n’y avoit
qu’un fou qui pût en deviner ou même en entrevoir l’utilité.
(M)