Le Monde: Chapitre XIV.
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Nivel 1
Chapitre XIV.
Songe.Nivel 2
Me trouvant il y a quelques jours en compagnie, la
conversation roula sur les différentes occupations des hommes ;
nous remarquâmes que les emplois de la vie conviennent bien peu
à la plûpart de ceux qui les exercent. On attribua
cela à l’ambition de quelques-uns, qui les porte à revêtir un
caractere qu’ils ne sont pas en état de soutenir, ou à des
circonstances accidentelles qui les jettent dans des professions
qui ne s’accordent ni avec leur talent ni avec leur inclination.
Nous censurâmes tous la conduite de ces parens qui font prendre
à leurs enfans un train de vie opposé à leur goût naturel, qui
indique pour l’ordinaire le genre auquel ils sont le plus
propres. C’est à cela que nous attribuâmes, en grande partie,
les progrès si lents des arts & des sciences, tant de fautes
qui se commettent dans la vie, & tous ces actes de désespoir
qui en sont les conséquences. Une grande partie de la soirée se
passa dans cet entretien ; & chacun se retira pour aller
prendre du repos ; mais comme il faisoit extrêmement chaud,
& que mes sens étoient fort éveillés, il me fut impossible
de me livrer au sommeil ; de sorte que je repassai
sur tout ce que nous avions dit pendant la soirée. Je me
rappellai plusieurs exemples de gens dont les occupations ne
sont point assorties à leurs talens, & des tristes effets
qui en résultent. Je disois en moi-même : comme tous les hommes
ont des idées différentes du plaisir & de l’honneur, qu’ils
different aussi dans leurs vues, leurs goûts & leurs talens,
& qu’ils ont cependant tous le desir de plaire & de se
distinguer, si l’on appliquoit convenablement ce principe, &
que chacun s’occupât suivant son inclination & sa capacité,
quel bien le monde n’en pourroit-il pas retirer ? les sciences
& les arts ne seroient-ils pas les progrès les plus
rapides ? jusqu’où ne pousseroit-on pas les connoissances
humaines ? les hommes ne se livreroient plus en esclaves, avec
dégoût & en murmurant, à des occupations qu’ils abhorrent,
chacun rempliroit avec joie sa vocation ; le
travail deviendroit le premier plaisir ; l’application seroit
trop générale pour être appellée une vertu ; & personne
n’auroit pris par goût, & dans lequel il ne manqueroit pas
de se distinguer. Pendant que mon esprit étoit entierement livré
à ces réflexions, le sommeil me gagna insensiblement ; mais mon
imagination ne s’endormit pas, j’eus un songe qui, quoique mêlé
d’absurdités & d’extravagances, avoit cependant quelque
malogie avec les pensées qui venoient de m’occuper. Mais tandis
que je contemplois avec admiration & avec transport ces
brillantes révolutions, je fus réveillé par un grand bruit,
& je me retrouvai dans un monde aussi plein que jamais de
folie & d’absurdités. (C)
Sueño
Il me sembloit que je réfléchissois
encore sur le même sujet, lorsque je fus tout à coup enlevé
dans les airs, & placé sur l’Olympe à la droite de
Jupiter, qui me dit qu’il approuvoit mes réflexions, &
qu’il alloit sur le champ faire l’épreuve du changement que
je desirois si ardemment. Il parla : aussi-tôt je vis une
grande confusion dans le monde qui étoit
au-dessous de moi ; tout le genre humain étoit en mouvement,
se disposant d’obéir à l’ordre de Jupiter. Une multitude de
Nobles commencerent d’abord à se dépouiller de leurs marques
de distinction & à travailler aux métiers de maquignons,
de cochers, de tailleurs, de joueurs d’instrumens & de
charlatans. Je remarquai donc deux ou trois grands
personnages, qui ayant mis une veste blanche, une serviette
autour de leur tête, & un tablier à leur ceinture,
s’occupoient à perfectionner l’art de la cuisine.
Quelques-uns, parmi ces Nobles, sans quitter leur rang,
s’appliquoient à faire des découvertes, à éclairer l’esprit,
à rectifier le jugement, à perfectionner le goût, à polir
les manieres, à former le cœur, & à contribuer par tous
les moyens possibles à l’avantage de la société. Je vis des
Prélats respectables qui dépouilloient leurs
vêtemens épiscopaux, prenoient des habits rouges, &
obtenoient bientôt les honneurs de grand triomphe, pendant
que d’autres alloient se cacher dans la foule obscure des
Clercs de Paroisse & des Régens de Collége. Mais
j’observai avec bien du plaisir, que quelques-uns étoient
tranquilles au milieu de ce tumulte général, &
paroissoient destinés originairement à honorer les emplois
distingués auxquels ils avoient été appelés. Plusieurs
graves Sénateurs posoient leur robe longue & se
retiroient dans des maisons Religieuses ; je vis avec
surprise que de simples particuliers mettoient les robes que
ces vieillards venoient de quitter ; ils avoient vêcu
jusque-là dans la retraite, & n’avoient osé, par
modestie, se présenter pour remplir des postes aussi
importans. Mais ce qui m’étonna le plus, ce fut de voir des
Militaires quitter leur uniforme, & paroître, avec bien
plus de graces, vêtus de robes longues.
Quelques hommes de robe, pour lesquels j’avois toujours eu
de l’estime & du respect, m’en paroissoient plus dignes
que jamais. Il y en eut un entr’autres qui me frappa
extrêmement, lorsque je le vis quitter le siége de la
justice, qu’il avoit occupé avec un applaudissement
général ; jusqu’à-ce que j’eusse vu qu’il entroit dans un
corps plus considérable ; & qu’après avoir été appellé
dans le cabinet de son Prince, il revint dans la grande
salle où je l’avois vu d’abord : je me convainquis de
l’étendue de ses talens, en voyant qu’il étoit également
propre à toutes sortes d’emplois. Plusieurs Critiques
rassemblés au Cassé de * *, furent en un instant changés en
Quincailliers. Les traducteurs & les commentateurs
faisoient de fort bons Savetiers : le carrosse d’un fameux
Médecin fut transformé tout-à-coup en chariot, & lui en
Exécuteur de la haute Justice, mettant la
corde au col d’un criminel. Je vis deux fameux Chirurgiens
de ma connoissance en manches & en tabliers qui
faisoient briller leur adresse dans la tuerie. Un
respectable Vicaire qui prêchoit dans la campagne à un
nombreux auditoire, se recueillit un moment en lui-même,
sortit un assortiment de cartes, de fiches & de jettons,
& saute de la chaire pour aller jouer. Un Historien fut
tout-à-coup changé en un faiseur d’almanachs, un Auteur de
Roman en un diseur de bonne aventure, & un Poëte en
Forgeron. De jolis cavaliers étoient très-utilement employés
à faire des nœuds & des confitures au vinaigre & au
sucre. Plusieurs de nos belles Dames resterent telles
qu’elles étoient ; Jupiter avec toute sa puissance, ne
pouvoit sans changer entierement leur nature leur assigner
un emploi qui les rendît utiles au genre humain. Je vis
quelques Princes & quelques Monarques qui
se débarrassoient du fardeau du sceptre & de la couronne
comme trop pesant pour qui vouloit ne faire que des heureux.
Quelques autres descendoient de leur rang pour devenir de
simples particuliers ; on remarquoit une sérénité sur leurs
traits qui annonçoit qu’ils avoient la vraie Philosophie,
& qu’ils méritoient l’estime du peuple qu’ils
abandonnoient. Avec quel plaisir n’observai-je pas un
Monarque auguste entouré d’une jeunesse brillante &
soumise ! il portoit une triple couronne sur la tête, sur
laquelle un Ange avoit la main : on lisoit cette
inscription, pour un Peuple reconnoissant & affectionné.
Les boutiques se remplissoient de gens de distinction ;
& plusieurs de ceux qui les occupoient sortoient de
derriere leur banque pour aller remplir des postes
distingués. Plusieurs Bureaux de finance & de banque
furent vuidés à l’instant. Leurs maîtres se
virent transformés en colporteurs de la librairie à cause
qu’ils avoient parlé insolemment de quelques gens de Lettres
estimables qui n’avoient jamais fait d’autre mal que de
souffrir qu’ils fussent impertinens devant eux dans les
maisons où ils se rencontroient ensemble. Un de ces
transfigurés fut obligé de prendre la forme d’un vendeur
d’Orviétan, à cause de son audace à parler constamment de
lui, & de sa mal-adresse à cacher sa grande estime pour
son vilain individu, sous l’enveloppe de la plus grossiere
naïveté. Tous ces Bureaux furent bientôt remplis par des
citoyens sensibles qui avoient toujours souhaité de faire du
bien aux malheureux ; & l’or qui remplissoit les caisses
leur fut assigné pour servir à l'exécution de leur
respectable projet. Un seul de ces comptoirs conserva son
Maître : ce Maître estimable méritoit son crédit & sa
fortune. Jupiter l’eût transformé en Ministre,
car il aimoit sa patrie, avoit une idée générale de tout ce
qui lui pouvoit être utile, & ne rêvoit jamais politique
que ce ne fût pour concilier les intérêts du Prince &
les intérêts du Peuple Mais le maître des Dieux jugea plus à
propos de le laisser dans sa place & dans sa vocation
pour servir d’exemple à ceux du même état qui aimoient trop
à amasser du bien, quoiqu’ils fussent honnêtes gens. La
Noblesse étoit toute changée dans le monde ; car personne
n’osoit prétendre à un titre de supériorité, s’il ne se
sentoit pas réellement supérieur en mérite & en vertu.
Au milieu de tout ce fracas, je fus frappé à la vue d’une
troupe de beautés & de femmes du premier ordre, qui,
bien convaincues qu’elles avoient reçu une éducation
convenable, s’enfermerent dans des Temples consacrés à
Vénus, assurées d’y recevoir l’encens & les hommages de
tout le genre humain. D’autres d’un rang
inférieur & d’une réputation moins étendue, continuoient
tranquillement leurs travaux domestiques, & restoient ou
à leur aiguille ou à leur toilette. Mais ce fut avec un
secret orgueil que je remarquai que quelques-unes de mes
cheres concitoyennes quittoient leurs cabients de toilette
& leur assemblées de jeu, venoient dans le Public, &
aspiroient à la réputation & aux honneurs. J’observai en
particulier une Dame qui, poussée par une impulsion sacrée,
s’avança d’un air modeste pour occuper la place de Recteur
dans un de nos Colléges ; mais trouvant à la porte quelques
jeunes gens qui plaisantoient en la regardant, elle rougit,
se retira avec un air de pitié qui n’étoit pas mêlé de
mépris ; & retournant dans sa chere retraite, elle se
contenta d’y faire tout le bien qui étoit en son pouvoir. La
face des affaires étoit totalement changée ;
tous les grands emplois étoient remplis par des gens
éprouvés ; les artifices & les séductions étoient bannis
des Communautés : une paix & une tranquillité
universelles régnoient sur la terre. Les Sciences & les
Arts y faisoient des progrès etonnans ; chacun ambitionnoit
d’exceller en quelque chose, rien ne faisoit deshonneur que
la médiocrité ; mais elle n’existoit plus, puisque chacun
étant à sa place excelloit nécessairement dans le genre
qu’il avoit choisi : en un mot, il sembloit que l’âge d’or
des Poëtes refleurissoit sur la terre.