Le Monde: Chapitre XIII.

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Chapitre XIII.

Lettre à l’Abeille.

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Letter/Letter to the editor

Madame, Quoique vous ayez commencé par me gronder lorsque j’ai eu l’honneur de vous écrire, j’ose vous écrire encore, & vous êtes obligée de me lire un peu patiemment. Vous faites déjà des mécontens, Madame ; on m’a dit, pourquoi ce mystere ? gardez vos énigmes pour les gens sans goût & sans vivacité ; nommez-nous-la, ou nous ne la lirons plus, cela fatigue l’imagination. Hélas ! on m’accuse, & je me plains de vous ; on veut sçavoir ce que je ne sçais pas, on envie le bonheur qu’on me suppose ; & pendant que la jalousie s’exerce à me déspesperer, je vous reproche vos rigueurs qui me sont encore plus sensibles que la tyrannie des envieux : de grace, Madame, faites cesser mes dangers & ma peine : des esprits fougueux ne veulent plus vous lire si vous ne vous nommez ; voulez-vous me faire plus de mal après m’avoir enrichi, qu’un ennemi ne pourroit m’en faire en m’enlevant mes richesses ! Perdre un bien qu’on aime n’est pas un si grand mal, que de le posseder sans en pouvoir offrir l’Auteur à l’admiration qui l’appelle. Mais, que dis-je, posseder ? ah ! je ne possede plus rien ; j’ai vainement attendu de vos nouvelles depuis quinze jours, vous ne paroissez pas disposée à continuer votre vol aimable dans mon parterre. De quoi me plaignois-je tout-à-l’heure ? hélas ! je déraisonne, je gémis d’un mal qui n’existe pas, je crains pour vous des outrages quand vous êtes disparue, & pour moi des pertes quand je ne possede plus rien : ce délire prouve que je souffre beaucoup. J’avois, malgré moi, conçu des espérances ; une illusion charmante avoit triomphé de ma prudence ordinaire. Vous m’aviez pourtant menacé ; mais se souvient-on des menaces au milieu des bienfaits ? s’il est des cœurs qui sçavent craindre & se défier au moment qu’ils jouissent, le mien ne sçait que jouir. Condamnez-le, Madame, exercez votre raison sur les suites que peut avoir sa foiblesse, vous avez beau jeu ; mais daignez croire qu’il seroit plus digne de vous de m’enrichir encore que de m’éclairer. Pour vous y engager, je vous ferai part d’une présomption qui commence à courir, & dont votre gloire souffre. Lorsque quelqu’un demande qui est l’Abeille ? on répond, vous ne le devinez pas ? vous ne la reconnoissez point ? non, dit-on, comment distinguer une Abeille en France il y en a tant de spirituelles : Bon, poursuit-on, cette Abeille est étrangere, ou du moins a voulu le paroître : Oui, répond une autre personne, je lui trouve de la ressemblance avec certaine Insulaire qui m’a plû beaucoup. Je suis souvent présent à ces beaux discours, & je ne les écoute point sans humeur. Je vous défends & je m’emporte ; je prétends, j’assure & je confirme que vous êtes une Abeille toute nouvelle, que c’est pour la premiere fois que vous faites part aux mortels du suc des fleurs qui ont amusé vos desirs ; mais on ne me croit pas, on se répand en propos de toute espece : vous sçavez comme le Public souvent ingrant raisonne sur les inconnus les plus aimables ! Enfin, Madame, détruisez la calomnie, faites voir qui vous êtes ; & après nous avoir charmé comme aimable, enchantez-nous comme nouvelle : sur-tout continuez à nous donner les lettres de Madame de Sancerre : quelle femme que cette Madame de Sancerre ! il n’y a que vous que je puisse me figurer aussi spirituelle & aussi intéressante : Le Public pense comme moi à cet égard, j’ai vu ses transports, & je garantirois bien qu’en lisant ceci, il vous adresse tout bas des vœux aussi ardens que les miens. J’ai l’honneur d’être, Madame, avec des sentimens formés d’inquietude, de plaisir, d’impatience & d’admiration : Votre très-humble & très-obéissant serviteur, de Bastide.