Citation: Jean-François de Bastide (Ed.): "Chapitre XII.", in: Le Monde, Vol.3\012 (1760-1761), pp. 275-286, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4466 [last accessed: ].


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Chapitre XII.

Level 2► Metatextuality► Les maximes qui suivent m’ont été apportées ce matin avec beaucoup de mystere. Je soupçonne cependant une très-aimable & très-illustre personne avec qui j’eus l’honneur de sou-[276]per avant-hier à l’Hotel de * * *, de les avoir écrites. Je me rappelle très-bien une conversation particuliere dans laquelle il fut dit des choses qui pourroient y avoir donné lieu. Si ma conjecture n’est point fausse, je supplie l’ingénieux Auteur qui daigne m’enrichir en ce moment, de me pardonner un transport de reconnoissance qu’il ne m’est pas possible de modérer. Par son petit billet, je vois qu’il craint que je ne m’abandonne à ce transport : il a donc pensé que son bienfait pouvoit le faire naître ? s’il a sçu se rendre justice, je dois espérer quelque indulgence pour la plus innocente des trahisons.

Au reste, Madame, vous sçavez bien que l’indifférent seul est discret ; vous sçavez bien que vous-même, par cette raison, n’êtes pas trop discrete ! pardonnez-moi ce que vous voulez qu’on vous pardonne, & souvenez-vous de ces Vers que vous avez tant de fois récités avec plaisir. ◀Metatextuality

[277] Si l’héroïne de la piece

Prie, avoit eu votre beauté,
On excuersoit la hardiesse
Qu’il eut de s’être un peu vanté :
Quel amant ne seroit tenté
De parler de telle maîtresse,
Par un excès de vanité,
Ou par un excès de tendresse.

Maximes bonnes à lire & meilleures à suivre.

Lorsqu’une femme n’a pas le sens commun, il ne faut pas qu’elle accuse celles avec qui elle vit de manquer absolument de conduite. Car elle sera méprisée comme sotte & comme méchante : on lui dira lisez mieux l’Evangile, placez-vous devant un miroir, observez cette pourre qui est dans vos yeux, & sçachez excuser une paille dans les yeux des autres.

Lorsqu’un supérieur reçoit la plainte d’un inférieur, il faut qu’il l’écoute avec attention, & même avec patience, car il est fait pour écouter. Il faut qu’il [278] distingue les personnes qui lui parlent, car il y a des personnes très-respectables dans la médiocrité. Il faut qu’il se souvienne toujours de cette loi, qui ordonne de faire aux autres ce qu’on voudroit éprouver d’eux, car cette loi est sacrée, & c’est tout dire ; elle est la base du bonheur des humains, elle est le devoir des gens faits pour ordonner, & la consolation des gens nés pour obéir. Elle est faite pour déterminer, pour réunir & accorder les volontés ; la violer c’est rompre le premier chaînon de cette chaîne merveilleuse qui fait l’harmonie des corps & des esprits.

Lorsqu’un bel esprit veut avoir le droit de mépriser les Grands qui ont des vices, il faut qu’il montre du respect pour ceux qui ont des vertus ; il faut qu’on ne trouve point l’insolence dans tous ses livres, & sa figure dans toutes les anti-chambres, car autrement on dira qu’il n’est qu’un méchant [279] mal adroit, qu’un envieux méprisable, qu’un insecte vil, & les Grands riront de ses Epigrammes, assez-généreux pour mépriser un sot qui veut & ne sçait pas offenser.

Lorsqu’une femme, malheureusement qualifiée, aura voulu qu’on lui dédie un livre, & que ce livre sera bon, il ne faut pas qu’elle affiche du mépris pour celui qui lui aura fait cet honneur ; car le lendemain ce même Auteur pourra faire paroître un livre contre elle dédié à ses ennemis, & il aura raison.

Si par hazard il arrive qu’avec du goût pour trois hommes à la fois, on vienne à en distinguer un quatrieme, & qu’on renonce aux autres pour ne conserver que celui-ci, il faut qu’on pense que cette réforme demande un très-grand ménagement ; car si les Réformés s’apperçoivent qu’ils sont chassés, ils seront des Vaudevilles, des Epigrammes, des Comédies, des Sa-[280]tyres sanglantes ; & cette femme sera obligée de revenir à eux pour les appaiser, & de souffrir leur refus sans s’en plaindre.

Si après avoir bien calculé tous les inconvéniens du libertinage, il arrive que de bonne fois on veuille n’avoir plus qu’un amant, il faut que cet amant soit choisi et bien choisi : cette précaution qui dépend d’une femme à qui on ne peut pas supposer un cœur romanesque, est d’une nécessité absolue, sans cela sa réforme sera encore plus scandaleuse que son déréglement ne l’aura été ; car vis-à-vis d’un certain monde dont l’orgueil fait la plûpart des préjugés, le nombre des amans n’est rien, & le choix d’un amant est tout.

Quand on a perdu tout son argent au jeu, qu’on veut jouer encore, qu’on n’a plus de bijoux à vendre ni à engager, qu’on n’a pas un mari qui puisse être sensible à certaines agaceries, & qu’on [281] est réduite à accepter les ressources de l’occasion, il faut du moins être honnête envers le sot qui s’offre en cette occasion, car alors la hauteur est insolence : dès qu’on a laissé soupçonner un dessein bas, on n’a plus le droit d’être fiere : le meilleur parti c’est de se rendre de bonne grace avec un peu de honte pour acquérir quelque droit à la pitié, en perdant tout droit à l’estime.

Quand on a fait des avances à un homme, qu’on a tout employé pour l’enlever à une amie dont on devoit respecter les sentimens, les vertus & les rang, il ne faut point mal parler de cet homme à cette même amie pour la déserperer ; car votre trahison sera un jour découverte, l’amant furieux vous rendra devant le Public ce que vous lui aurez prêté devant sa maîtresse, & vous connoîtrez alors toute la turpitude qu’il y a à se livrer étourdiment aux armes qu’on a fournies contre soi-même.

[282] Quand on a eu trente intrigues ; qu’on a mis tour à tour tous ses domestiques dans sa confidence, ou que par mépris pour les plus simples loix de la décence on a dédaigné d’en mettre aucun, il ne faut pas à table devant les domestiques & devant dix amans pris, quittés & repris, dire qu’on n’a jamais eu d’amant, & qu’on méprise beaucoup toutes celles qui manquent à leur mari : car alors jusqu’au mari tout le monde éclatera de rire, & les domestiques riront aussi, car il y a une impudence majeure & burlesque qui fait rire tout le monde.

Quand on n’a ni un cœur sensible, ni un nom illustre, ni une fortune considérable, il ne faut pas parler toujours avec une pitié indiscrete d’un honnête homme malheureux à qui on ne veut ni on ne peut faire du bien ; car le faux attendrissement est atrocité s’il est accompagné d’une indiscrétion qui découvre ce qu’on ne doit point sça-[283]voir, & d’un desir fastueux de paroître pénétré de ce qu’on ne peut point sentir.

Quand on a reçu & exigé d’un galant homme toutes les preuves d’amitié qui peuvent engager ; qu’on lui a juré mille fois une amitié inviolable, qu’on a chanté ses louanges par-tout ; il ne faut pas être jaloux d’un bonheur qu’il aura mérité, & dont il jouira modestement ; il ne faut point être désespéré de ne pouvoir pas en dire du mal, parce qu’on en aura dit beaucoup de bien, & sur-tout il ne faut pas confier ce désespoir à table, étant chaud de vin, à un ami de quinze jours chaud comme vous ; car cet ami de sang froid, le lendemain, méprisera votre cœur, votre caractere & votre confidence ; & s’il rencontre un jour cet honnête homme à qui il deviendra important de vous connoître, il vous trahira par mépris ou par humanité.

[284] Quand on n’a que du babil ou peu d’esprit, & qu’on trouve dans une maison un homme d’un esprit & d’une supériorité reconnus, il ne faut pas y dire du mal de cet homme, & n’en dire que du mal ; car il y a à parier que les maîtres de la maison charmés de lui & ennuyés de vous, vous détesteront, & vous livreront tôt ou tard à sa vengeance qui sera terrible, puisque vous avez de l’orgueil.

Quand on n’a pas même envie de devenir hypocrite, il ne faut pas courir après un Prédicateur comme si on étoit devenue dévote ; car jusqu’au Prédicateur tout le monde dira voilà une femme bien desœuvrée ou bien inconséquente.

Quand on a dans sa famille un homme de talent que le génie, les circonstances ou la vivacité nationale auront rendu célebre, il ne faut pas dire publiquement & au premier venu avec un air peu persuadé, qu’on ne conçoit [285] pas une réputation si peu fondée ; car cette réputation si peu fondée s’élevera contre vous dans l’esprit du Public prévenu, & paroître d’autant plus fondée qu’elle vous aura rendu jaloux.

S’il arrive qu’après avoir épuisé tous les moyens possibles pour faire fortune, il n’y ait plus pour vous que deux partis à prendre, celui de vivre pauvre ou de manquer à l’honneur, gardez-vous bien de croire que le malheur ne soit pas toujours l’excuse du vice ; car vous feriez rougir par votre vertu mille gens qui ne rougissent jamais sans être furieux & sans chercher à détruire. Il faut mieux avoir des vices que des ennemis ; c’est la maxime d’un homme d’esprit, qui ne s’est jamais conduit que par ce principe vraiment philosophique, qui fait aujourd’hui une très-belle figure après avoir vêcu cinq ans dans un grenier, & qui ira encore plus loin s’il ne finit par être pendu.

[286] Quand on a de l’ambition, du courage & assez d’adresse pour escamoter seulement une fiche en jouant avec des avares ou des fripons, on peut hardiment entreprendre des vols plus considérables ; car les trois quarts des hommes sont si peu prévoyans & pénétrans, que la mauvaise foi même ne les dispense pas d’être dupes. Mais il faut prendre garde de ne se pas frotter à la quatrieme partie du genre humain, qui n’est nullement dupe. Il y a là des gens qui découvrent d’un coup-d’œil, à trente lieues à la ronde, un homme qui roule le dessein d’aller sur leurs brisées, & ces gens-là sont plus cruels dans leur jalousie que les loix dans leurs vengeance. ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1