Le Monde: Chapitre X.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6958
Livello 1
Chapitre X.
Lettre au Spectateur.
Livello 2
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Eteroritratto
Monsieur, je suis une
personne très-remplie d’humeur, très-dépendante de
cette humeur, & très-malheureuse par une suite
de cette dépendance. Il y a de ces êtres-là dans le
monde : je les plains ; le remede à leur mal est
encore à trouver : Physique, Morale,
Philosophie, sources stériles d’où il ne peut sortir
qu’une connoissance vaine de leurs besoins. Ces
êtres-là raisonnent tout aussi bien que les sages,
ils ont du moins des momens de raison où ils sentent
toute l’importunité de leur existence ; mais avant
qu’ils ayent passé du principe à la conséquence
& du mal au remede, quelque chose les a choqués,
quelqu’un leur a déplu, & ils retombent. Je vous
parle ici avec cette ingénuité que l’humeur ne
permet gueres ; mais c’est que je n’ai pas d’humeur
en ce moment ; mon mari est dans son cabinet ; mes
enfans sont couchés, & mes domestiques dorment
autour de la table où ils ont soupé. Il faut cette
chaîne de circonstances heureuses pour que je puisse
goûter quelque repos ; un seul chaînon qui viendroit
à se rompre me remettroit dans mon état accoutumé.
Ah ! Monsieur, qu’on est à plaindre quand on ne peut
être heureux que par soi ! car enfin c’est à ma
solitude actuelle que je dois ce bonheur dont je me
félicite, je n’en puis goûter d’aucune
espece avec les animaux que je viens de vous
nommer : ils ont tous particulierement le don de
m’impatienter, & je suis quelquefois prête à les
battre. Mon mari sur-tout me met en fureur vingt
fois par jour : que fait-il pour cela, me
demanderez-vous ? quel tort a-t-il ? hélas ! le
sçais-je ? je viens de vous dire que je suis sujette
à l’humeur : on agit sans réflexions, & l’on se
fâche sans cause quand on est gouvernée par le sang.
Mon mari est peut-être un bon homme, & c’est
pourquoi que je le hais ; s’il étoit impérieux je le
haïrois peut-être davantage ; on ne sçait ce qu’on
veut quand on ne peut rien aimer, & cette
impuissance cruelle d’aimer est une suite de
l’humeur. Mes enfans pleurent, & je les chasse ;
s’ils rioient ils m’offenseroient, & j’agirois
avec plus de rigueur ; mes domestiques éprouvent le
même sort en proportion de la liberté que je leur
laisse de m’aborder : enfin tout (autour de moi)
souffre & me fait souffrir.
Connoissez-vous une situation plus triste, & une
personne plus cruelle avec moins de mauvaise
volonté ? car au fond, Monsieur, je suis bonne, je
le serois du moins si je trouvois quelque chose qui
put me plaire : mais rien ne me touche, rien ne
m’amuse ; le soin même de m’amuser dans les autres
me choque & me fait sentir des douleurs ; je
vois toujours du gauche dans les manieres & du
faux dans les sentimens. On est réellement
malheureuse quand on pense ainsi : qu’en dites-vous,
Monsieur. On m’a conseillé de prendre un amant ; je
ne sçais si ce conseil est bon, mais il m’a fait
rire quand on me l’a donné, & je crois que c’est
la premiere fois de ma vie que j’ai ri. Je me suis
rappellé que mon mari est un homme froid, studieux,
sans soin, sans empressement, & j’ai presque
conclu qu’un amant me conviendroit mieux. Je ne
sçais si je dois compter beaucoup sur cette
ressource, mais il me semble que la nature en nous
formant n’a pas pu nous condamner à
dépendre toujours d’un caractere qui fût une source
de maux inévitables pour les autres & pour
nous-mêmes. Je ne veux pourtant pas prendre le parti
qu’on me conseille, que vous ne m’ayez fait la grace
de me dire si je le puis à quarante-cinq ans sans
mériter de passer pour folle.
Avis.
Metatestualità
On auroit pu rendre ces deux
premiers Cahier ou plus intéressans ou plus agréables, mais
on s’est fait une loi de ne donner jamais que des Cahiers
égaux. On connoît cet art de séduire le Public par une
montre trompeuse, & l’on est bien éloigné d’adopter des
idées de ceux qui s’en servent. Beaucoup de personnes
demandent s’il est vrai que des Ecrivains célebres
concourent par leur travail à la perfection de cet Ouvrage.
Je suis mal connu de ceux que ce doute inquiete : oui les
premiers hommes de la Nation y travaillent & y
travailleront, ils se nommeront bientôt eux-mêmes, & il
y aura des gens bien étonnés. Au reste, je ne conçois pas
comment ce doute injuste peut subsister après la lecture du
premier Cahier, dans lequel il y a le nom de M. Rousseau,
& des morceaux qui font si bien connoître leur Auteur.
On a bien voulu hazarder plusieurs exemplaires du premier
Cahier, & de celui-ci, en faveur de beaucoup de
Personnes qui avoient négligé de donner leurs ordres à leur
porte. On les prie de considerer qu’on ne peut pas pousser
plus loin l’honnêteté & le risque, sans se nuire
beaucoup. On les supplie en conséquence de vouloir bien
envoyer leur nom au Bureau, ou y renvoyer ces deux Cahiers
sous huit jours, suivant leurs résolutions.