Chapitre X. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Michaela Fischer Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Sabine Sperr Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 03.07.2018 o:mws.6958 Bastide, Jean-François de: Le Monde publié par M. de Bastide. Tome Troisieme. Amsterdam et Paris: Bauche, Duchesne et Cellot 1761, 236-240 Le Monde 3 010 1760-1761 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Familie Famiglia Family Familia Famille Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique France 2.0,46.0

Chapitre X. Lettre au Spectateur.

Monsieur, je suis une personne très-remplie d’humeur, très-dépendante de cette humeur, & très-malheureuse par une suite de cette dépendance. Il y a de ces êtres-là dans le monde : je les plains ; le remede à leur mal est encore à trouver : Physique, Morale, Philosophie, sources stériles d’où il ne peut sortir qu’une connoissance vaine de leurs besoins. Ces êtres-là raisonnent tout aussi bien que les sages, ils ont du moins des momens de raison où ils sentent toute l’importunité de leur existence ; mais avant qu’ils ayent passé du principe à la conséquence & du mal au remede, quelque chose les a choqués, quelqu’un leur a déplu, & ils retombent. Je vous parle ici avec cette ingénuité que l’humeur ne permet gueres ; mais c’est que je n’ai pas d’humeur en ce moment ; mon mari est dans son cabinet ; mes enfans sont couchés, & mes domestiques dorment autour de la table où ils ont soupé. Il faut cette chaîne de circonstances heureuses pour que je puisse goûter quelque repos ; un seul chaînon qui viendroit à se rompre me remettroit dans mon état accoutumé. Ah ! Monsieur, qu’on est à plaindre quand on ne peut être heureux que par soi ! car enfin c’est à ma solitude actuelle que je dois ce bonheur dont je me félicite, je n’en puis goûter d’aucune espece avec les animaux que je viens de vous nommer : ils ont tous particulierement le don de m’impatienter, & je suis quelquefois prête à les battre. Mon mari sur-tout me met en fureur vingt fois par jour : que fait-il pour cela, me demanderez-vous ? quel tort a-t-il ? hélas ! le sçais-je ? je viens de vous dire que je suis sujette à l’humeur : on agit sans réflexions, & l’on se fâche sans cause quand on est gouvernée par le sang. Mon mari est peut-être un bon homme, & c’est pourquoi que je le hais ; s’il étoit impérieux je le haïrois peut-être davantage ; on ne sçait ce qu’on veut quand on ne peut rien aimer, & cette impuissance cruelle d’aimer est une suite de l’humeur. Mes enfans pleurent, & je les chasse ; s’ils rioient ils m’offenseroient, & j’agirois avec plus de rigueur ; mes domestiques éprouvent le même sort en proportion de la liberté que je leur laisse de m’aborder : enfin tout (autour de moi) souffre & me fait souffrir. Connoissez-vous une situation plus triste, & une personne plus cruelle avec moins de mauvaise volonté ? car au fond, Monsieur, je suis bonne, je le serois du moins si je trouvois quelque chose qui put me plaire : mais rien ne me touche, rien ne m’amuse ; le soin même de m’amuser dans les autres me choque & me fait sentir des douleurs ; je vois toujours du gauche dans les manieres & du faux dans les sentimens. On est réellement malheureuse quand on pense ainsi : qu’en dites-vous, Monsieur. On m’a conseillé de prendre un amant ; je ne sçais si ce conseil est bon, mais il m’a fait rire quand on me l’a donné, & je crois que c’est la premiere fois de ma vie que j’ai ri. Je me suis rappellé que mon mari est un homme froid, studieux, sans soin, sans empressement, & j’ai presque conclu qu’un amant me conviendroit mieux. Je ne sçais si je dois compter beaucoup sur cette ressource, mais il me semble que la nature en nous formant n’a pas pu nous condamner à dépendre toujours d’un caractere qui fût une source de maux inévitables pour les autres & pour nous-mêmes. Je ne veux pourtant pas prendre le parti qu’on me conseille, que vous ne m’ayez fait la grace de me dire si je le puis à quarante-cinq ans sans mériter de passer pour folle.

J’ai l’honneur d’être, &c. (B)

Avis.

On auroit pu rendre ces deux premiers Cahier ou plus intéressans ou plus agréables, mais on s’est fait une loi de ne donner jamais que des Cahiers égaux. On connoît cet art de séduire le Public par une montre trompeuse, & l’on est bien éloigné d’adopter des idées de ceux qui s’en servent.

Beaucoup de personnes demandent s’il est vrai que des Ecrivains célebres concourent par leur travail à la perfection de cet Ouvrage. Je suis mal connu de ceux que ce doute inquiete : oui les premiers hommes de la Nation y travaillent & y travailleront, ils se nommeront bientôt eux-mêmes, & il y aura des gens bien étonnés. Au reste, je ne conçois pas comment ce doute injuste peut subsister après la lecture du premier Cahier, dans lequel il y a le nom de M. Rousseau, & des morceaux qui font si bien connoître leur Auteur.

On a bien voulu hazarder plusieurs exemplaires du premier Cahier, & de celui-ci, en faveur de beaucoup de Personnes qui avoient négligé de donner leurs ordres à leur porte. On les prie de considerer qu’on ne peut pas pousser plus loin l’honnêteté & le risque, sans se nuire beaucoup. On les supplie en conséquence de vouloir bien envoyer leur nom au Bureau, ou y renvoyer ces deux Cahiers sous huit jours, suivant leurs résolutions.

Chapitre X. Lettre au Spectateur. Monsieur, je suis une personne très-remplie d’humeur, très-dépendante de cette humeur, & très-malheureuse par une suite de cette dépendance. Il y a de ces êtres-là dans le monde : je les plains ; le remede à leur mal est encore à trouver : Physique, Morale, Philosophie, sources stériles d’où il ne peut sortir qu’une connoissance vaine de leurs besoins. Ces êtres-là raisonnent tout aussi bien que les sages, ils ont du moins des momens de raison où ils sentent toute l’importunité de leur existence ; mais avant qu’ils ayent passé du principe à la conséquence & du mal au remede, quelque chose les a choqués, quelqu’un leur a déplu, & ils retombent. Je vous parle ici avec cette ingénuité que l’humeur ne permet gueres ; mais c’est que je n’ai pas d’humeur en ce moment ; mon mari est dans son cabinet ; mes enfans sont couchés, & mes domestiques dorment autour de la table où ils ont soupé. Il faut cette chaîne de circonstances heureuses pour que je puisse goûter quelque repos ; un seul chaînon qui viendroit à se rompre me remettroit dans mon état accoutumé. Ah ! Monsieur, qu’on est à plaindre quand on ne peut être heureux que par soi ! car enfin c’est à ma solitude actuelle que je dois ce bonheur dont je me félicite, je n’en puis goûter d’aucune espece avec les animaux que je viens de vous nommer : ils ont tous particulierement le don de m’impatienter, & je suis quelquefois prête à les battre. Mon mari sur-tout me met en fureur vingt fois par jour : que fait-il pour cela, me demanderez-vous ? quel tort a-t-il ? hélas ! le sçais-je ? je viens de vous dire que je suis sujette à l’humeur : on agit sans réflexions, & l’on se fâche sans cause quand on est gouvernée par le sang. Mon mari est peut-être un bon homme, & c’est pourquoi que je le hais ; s’il étoit impérieux je le haïrois peut-être davantage ; on ne sçait ce qu’on veut quand on ne peut rien aimer, & cette impuissance cruelle d’aimer est une suite de l’humeur. Mes enfans pleurent, & je les chasse ; s’ils rioient ils m’offenseroient, & j’agirois avec plus de rigueur ; mes domestiques éprouvent le même sort en proportion de la liberté que je leur laisse de m’aborder : enfin tout (autour de moi) souffre & me fait souffrir. Connoissez-vous une situation plus triste, & une personne plus cruelle avec moins de mauvaise volonté ? car au fond, Monsieur, je suis bonne, je le serois du moins si je trouvois quelque chose qui put me plaire : mais rien ne me touche, rien ne m’amuse ; le soin même de m’amuser dans les autres me choque & me fait sentir des douleurs ; je vois toujours du gauche dans les manieres & du faux dans les sentimens. On est réellement malheureuse quand on pense ainsi : qu’en dites-vous, Monsieur. On m’a conseillé de prendre un amant ; je ne sçais si ce conseil est bon, mais il m’a fait rire quand on me l’a donné, & je crois que c’est la premiere fois de ma vie que j’ai ri. Je me suis rappellé que mon mari est un homme froid, studieux, sans soin, sans empressement, & j’ai presque conclu qu’un amant me conviendroit mieux. Je ne sçais si je dois compter beaucoup sur cette ressource, mais il me semble que la nature en nous formant n’a pas pu nous condamner à dépendre toujours d’un caractere qui fût une source de maux inévitables pour les autres & pour nous-mêmes. Je ne veux pourtant pas prendre le parti qu’on me conseille, que vous ne m’ayez fait la grace de me dire si je le puis à quarante-cinq ans sans mériter de passer pour folle. J’ai l’honneur d’être, &c. (B) Avis. On auroit pu rendre ces deux premiers Cahier ou plus intéressans ou plus agréables, mais on s’est fait une loi de ne donner jamais que des Cahiers égaux. On connoît cet art de séduire le Public par une montre trompeuse, & l’on est bien éloigné d’adopter des idées de ceux qui s’en servent. Beaucoup de personnes demandent s’il est vrai que des Ecrivains célebres concourent par leur travail à la perfection de cet Ouvrage. Je suis mal connu de ceux que ce doute inquiete : oui les premiers hommes de la Nation y travaillent & y travailleront, ils se nommeront bientôt eux-mêmes, & il y aura des gens bien étonnés. Au reste, je ne conçois pas comment ce doute injuste peut subsister après la lecture du premier Cahier, dans lequel il y a le nom de M. Rousseau, & des morceaux qui font si bien connoître leur Auteur. On a bien voulu hazarder plusieurs exemplaires du premier Cahier, & de celui-ci, en faveur de beaucoup de Personnes qui avoient négligé de donner leurs ordres à leur porte. On les prie de considerer qu’on ne peut pas pousser plus loin l’honnêteté & le risque, sans se nuire beaucoup. On les supplie en conséquence de vouloir bien envoyer leur nom au Bureau, ou y renvoyer ces deux Cahiers sous huit jours, suivant leurs résolutions.