Le Monde: Chapitre XI.
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Chapitre XI.
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Brief/Leserbrief
Monsieur le Spectateur,
Dois-je esperer de vous des conseils? je sens combien
ceux d’un homme estimable me sont nécessaires, &
peut-être me sçaurez-vous quelque gré de le sentir.
J’ose donc m’adresser à vous ; votre cœur décidera de
mon sort, je le prends pour juge ; daignez m’accorder
quelques instans, ma situation est embarrassante : je
suis maîtresse des événemens qui m’intéressent, mais
cette liberté est dangereuse, je crains d’en profiter ;
& je me sauve, en vous consultant, d’une sorte
d’indépendance qui me fait peur dans l’état où je suis.
Daignez, Monsieur, me dicter ce qu’il faut que je
fasse ; vous voyez mon cœur, mon amour, celui du Comte,
le desir de nos parens, & l’état de ma malheureuse
amie ; n’ayez égard, je vous supplie, qu’à
la droiture, à la probité, à la vertu : vos avis feront
ma loi. J’ai l’honneur d’être, &c. (E.D.B.)
Allgemeine Erzählung
Quoique ma naissance
& ma fortune soient étrangeres à
mon sujet, je crois devoir vous dire que le ciel ne
m’a rien refusé de ce côté-là. Je vous avoue aussi
que sans être parfaitement belle ma figure plaît
& intéresse, le sentiment anime ma physionomie ;
j’ai vingt ans. Mes parens, dont je suis l’unique
espérance m’adorent, & j’en ai reçu l’éducation
la plus raisonnable & la plus vertueuse.
Puissai-je en profiter toujours ! j’aime . . . oui,
Monsieur, j’aime, & je ne rougis point de
l’avouer, au contraire il y va de ma gloire que vous
soyez persuadé de toute la force de mon amour. Je
suis aimée avec la plus vive tendresse : je ne vous
ferai point l’éloge de l’amant qui m’est si cher :
vous êtes trop au fait du cœur humain pour ne pas
sçavoir qu’il rassemble à mes yeux toutes les
perfections ; vous sentirez peut-être encore que je
ne vous fais cette observation qu’afin que vous ne
me la fassiez pas vous-même, car je voudrois que
vous crussiez le Comte de Saint * * *
aussi aimable qu’il l’est en effet : c’est encore en
faveur de ma gloire que je forme ce desir. Mes
parens souhaitent ardemment notre alliance, la
fortune du Comte est supérieure à la mienne, &
sa naissance est égale à sa fortune : Voilà ce qui
flatte des parens ; ainsi les miens ne peuvent rien
desirer de plus heureux ; ceux du Comte partagent
les vœux de mon père pour cette alliance qu’on
regarde de part & d’autre comme le bonheur
mutuel des deux familles ; il ne tient qu’à moi
d’être unie dans huit jours à l’homme du monde le
plus aimable & qui m’est le plus cher : si je
l’épouse pas je renonce au mariage pour jamais, je
traînerai la vie la plus languissante ; mais
peut-être n’aurai-je fait que ce que je me devois à
moi-même & à l’amitié la plus tendre. Comme elle est plus âgée que moi
de deux ans, elle sortit du Couvent où nous étions,
à peu près deux ans avant moi. Son entrée dans le
monde fut brillante, jamais on n’a été fêtée comme elle le fut. Elle m’écrivoit
régulierement suivant la promesse qu’elle m’en avoit
faite en me quittant ; elle me parloit de tout ce
qu’elle voyoit dans le monde avec un enchantement
qui alloit jusqu’au transport. Cet engouement dura
trois mois ; je remarquai au bout de ce tems dans
ses lettres moins d’idées tumultueuses ; il me
paroissoit au contraire que souvent elle étoit
fâchée que sa mere la pressât d’aller à des parties
de plaisir, qu’elle aimoit tant auparavant. C’est
que le Comte de Saint * * * n’en étoit pas. Ce Comte
venoit d’arriver de son Régiment depuis un mois : le
premier abord de Mademoiselle de Verville étoit fait
pour le frapper & le frappa. Accoutumé
jusqu’alors à voltiger, il se trouva surpris d’être
devenu sensible & capable de constance. Trop
amoureux pour oser lui déclarer son amour, il mit
tout en usage pour le lui faire connoître. Comme cet
amour étoit sincere, l’art n’auroit
fait qu’en gâter l’expression ; ses regards, ses
soins timides le firent bientôt remarquer à celle
qui en étoit l’objet. Elle en fut d’autant plus
charmée que son cœur en étoit encore plus flatté que
sa vanité. Elle avoit sçu distinguer le Comte de la
foule des jeunes gens ; elle l’aimoit autant qu’elle
en étoit aimée : dans cette disposition réciproque
il étoit difficile que le silence régnât long-tems
entr’eux. Ils étoient jeunes, ils se voyoient
presque tous les jours ; & quand ils ne se
voyoient point, l’ennui que leur causoit l’absence
ne pouvoit être dissipé par les plaisirs même les
plus aimables. C’étoit dans ces tristes instans que
Mademoiselle de Verville m’écrivoit, & je ne
recevois d’elle que des louanges exagérées des
plaisirs de la veille, & des plaintes du jour.
Je ne pouvois deviner d’où venoient ces cascades, je
les attribuois un peu à l’inégalite de son humeur.
Un jour qu’un troupe choisie étoit
chez sa mere à la campagne, le Comte y arriva sans
être attendu. Mademoiselle de Verville qui croyoit
passer une semaine sans le voir, fut si
extraordinairement saisie de son arrivée, qu’elle
pensa s’évanouir ; sa mere qui l’aime uniquement
n’apperçut dans cet accident que l’incommodité de sa
fille, & lui donna tous ses soins avec une
vivacité qui ne servit qu’à rédoubler l’éclat que
cette espece d’evanouissement avoit causé dans le
Château. Le reste de la compagnie qui voyoit plus
clair, tira de-là des conjectures
très-vraissemblables <sic> & très-vraies.
Mademoiselle de Verville revenue à elle, trembla
qu’on ne l’eût devinée ; & pour mieux tromper
les gens qui l’examinoient, elle imagina
mal-adroitement d’affecter l’air de la plus grande
froideur vis-à-vis du Comte. Personne n’en fut la
dupe que lui : il étoit jeune & passioné, il
n’en falloit pas davantage pour lui faire regarder comme le comble de la disgrace ce
qu’un amant plus au fait auroit vu comme le comble
du bonheur. Il se désespera, il voulut partir, il ne
put s’arracher. Mademoiselle de Verville vit son
chagrin & les apprêts de son départ avec des
sentimens qui remplissoient son cœur de plaisir, de
douleur, de crainte qu’il ne partît &
d’espérance qu’il resteroit. Mais elle les
renfermoit avec soin, & ne vouloit paroître
occupée que des autres personnes dont elle écoutoit
la conversation avec cette gayeté forcée & ces
distractions qui trahissent. Des ris déplacés, un
visage qui changeoit à chaque mouvement que faisoit
le Comte, prouverent aux témoins indiscrets les
sentimens de cette jeune personne. Peut-être les
soupçonna-t-il lui-même, peut-être aimoit-il trop
pour les soupçonner. Quoi qu’il en soit, cédant aux
instances de Madame de Verville, il resta, &
saisit l’occasion d’une longue
promenade pour aborder Mademoiselle de Verville. La
frayeur que lui avoit causé son incommodité du matin
fut le début de son discours, il trembloit, il
bégayoit ; Mademoiselle de Verville qui a l’esprit
le plus vif ne put en faire usage. Le sentiment la
rendoit stupide. Malgré cet embarras, cette espece
de létargie, ce silence qu’ils n’interrompoient que
pour dire des choses indifférentes, le Comte n’osant
parler de ce qu’il sentoit, & ma cousine
n’écoutant pas ce qu’il disoit, ils s’entendirent
& s’aimerent avec la plus vive passion. Au bout
de deux jours ils avoient établie entr’eux la plus
tendre confiance, & ils n’étoient plus
embarrassés de se trouver ensemble en tête-à-tête.
Ils ne faisoient qu’en chercher les moyens : c’étoit
l’unique affaire de leur cœur ; le Comte étoit
charmé, Mademoiselle de Verville n’avoit d’humeur
que quand il n’étoit pas chez elle : la sérénité de
son ame se montroit sur son visage dès
qu’il paroissoit ; enfin elle étoit douce avec lui,
& cette qualité qu’elle n’a pas toujours la
rendoit charmante. Quelque tems après un jeune
Seigneur très-riche & très-qualifié la demanda
en mariage ; Madame de Verville fut charmée de cette
recherche honorable, & en parla avec la plus
vive satisfaction à sa fille, qui, loin de combler
son espérance, la supplia avec l’expression la plus
vive de ne lui en pas parler & de remercier ce
Seigneur : la mere insista quelque tems ; mais
cédant à la volonté de sa fille, elle le pria de n’y
plus penser, & le congédia avec beaucoup de
regret. Comme la demande du jeune Seigneur & le
refus de Mademoiselle de Verville transpirerent, on
ne douta plus dans le monde qu’il n’y eût une
inclination formée & approuvée entre cette
Demoiselle & le Comte. Personne ne se présenta
plus pour elle ; on envioit le sort de
son heureux amant : ils n’auroient plus songé qu’à
accélerer une union arrêtée dans leur cœur ; mais un
oncle dont il héritoit n’étoit pas généreux & ne
voiloit aider en rien. La famille du Comte n’étoit
pas en état de lui faire des grands avantages, &
sans cela Madame de Verville n’auroit pas voulu lui
donner sa fille. Leur amour cédant à ces
considérations, ils résolurent d’attendre des
circonstances plus favorables, de s’aimer & de
n’en rien dire qu’il ne fût tems. C’étoit le Comte
qui dictoit cette prudence, car ma cousine n’en
étoit pas capable ; mais comme elle ne voyoit que
par ses yeux, elle approuva tout. Ils en étoient-là
depuis quelque mois, lorsqu’une jeune Dame, parente
du Comte, vint à Paris pour un très-grand procès
dont la fortune de sa maison dépendoit : cette Dame
très-aimable & très-vertueuse accepta un
logement que la Marquise de Saint * * mere du Comte
lui offrit chez elle. Le Comte qui
joint à ses autres qualités le zele le plus vif pour
ses amis malheureux, s’employa de tout son crédit
pour sa parente, il sollicitoit pour elle avec
beaucoup de feu, il la rassuroit & la consoloit
de tout son pouvoir : ces soins où Mademoiselle de
Verville ne devoit apercevoir qu’un cœur excellent,
exciterent sa jalousie ; le Comte que le calme de sa
conscience abusoit, fut surpris de sa froideur, il
lui en demanda tendrement la cause : la pétulance de
son caractere lui fit répondre avec une hauteur
excessive ; elle ne pouvoit plus se contraindre,
& elle laissa exhaler tout son dépit. Le Comte
accablé voulut point l’entendre, & lui déclara
qu’elle ne le reverroit jamais s’il ne cessoit de
voir sa jeune parente. Il fut choqué d’une tyrannie
aussi injuste, & sortit sans répondre : il
s’enferma chez lui, & se livra à l’excès de la
plus vive douleur. Il adoroit
Mademoiselle de Verville, il lui connoissoit des
qualités adorables ; il ne l’avoit jamais vue que
charmante, & il découvroit en elle des défauts
qu’il n’auroit jamais soupçonnés ; ces défauts le
faisoient trembler pour la suite de sa vie ; &,
si l’on peut réfléchir dans un état aussi violent,
il réfléchit ; mais l’amour plus fort que les
réflexions les écarta. Il vit jusque dans ce travers
une preuve de la tendresse de son amante : il sembla
l’aimer encore plus, il lui pardonna les cruels
effets de sa jalousie en faveur du sentiment
impérieux qui la causoit. Passant successivement
d’idées en idées ; & jugeant du cœur de
Mademoiselle de Verville par le sien, il imagina
qu’elle pourroit se repentir de son emportement. Il
conçut l’espoir d’un doux racommodement avec elle ;
& s’étant arrêté quelque tems à cette charmante
idée, il se persuada que leur brouillerie ne
dureroit pas jusqu’au lendemain : de
la persuasion il passa à la sécurité ; & n’ayant
pas fermé l’œil la nuit, il s’alla présenter le
matin à la porte de Madame de Verville, qui surprise
de sa visite à cette heure lui en demanda la
raison ; il la colora d’une espece de prétexte,
& Madame de Verville crut ce qu’il lui disoit :
elle le pria de rester à dîner chez elle, il accepta
cette offre avec transport. Il attendoit
Mademoiselle de Verville avec la plus vive
impatience ; elle ne paroissoit point, sa mere la
fit avertir, elle fit répondre qu’une violente
migraine l’empêchoit de sortit de son appartement,
& qu’elle ne dîneroit pas. Le Comte pénétré de
douleur, mit pourtant tout en usage pour cacher son
chagrin à Madame de Verville. Il dîna avec elle, sa
politesse & sa douceur naturelle le servirent
bien dans cette occasion. La mere n’apperçut dans sa
tristesse que de l’inquiétude pour la santé de sa
fille, & elle lui en sçut gré. Il
attendit jusqu’au soir, & Mademoiselle de
Verville ne paroissant point, il sortit pénétré de
chagrin. Le lendemain il prit le parti de lui
écrire, & lui fit parvenir sa lettre
secrettement : il n’en reçut point de réponse. Il
passa deux jours dans l’état le plus cruel : il
apprit qu’elle devoit aller avec sa mere chez une
Dame de leurs amies, il ne manqua pas de s’y
rendre : Mademoiselle de Verville évita jusqu’à ses
regards, il ne put lui parler. Sa patience
commençoit à se lasser, quand sa parente dans le
plus fort de ses affaires & de ses peines pria
Madame la Marquise de Saint * * de permettre qu’elle
ne demeurât plus chez elle, & prétexta les
incommodités qu’elle pouvoit causer. La Marquise,
loin de consentir à sa demande, la retint avec les
plus vives instances, & arracha d’elle l’aveu
que c’étoient des discours flétrissans pour sa
réputation qui la forçoient à quitter sa maison. On m’accuse, dit-elle, d’avoir
inspiré de l’amour à M. votre fils, & de
l’écouter avec complaisance : cette calomnie se
répand dans le monde, & vous voyez que je ne
puis plus recevoir avec honneur vos bontés & ses
soins. La Marquise outrée de ces propos en fit part
au Comte, qui remontant à la source découvrit qu’ils
venoient de Mademoiselle de Verville, qui ne pouvant
se contraindre les avoit tenu à une Dame qui les
avoit répétés : il faut pourtant dire que ma cousine
n’avoit parlé de cela que comme de soupçons, à
dessein de sonder cette Dame & de sçavoir si
l’on n’en disoit rien dans le monde. La jalousie est
curieuse & indiscrette : la Dame qui n’avoit
point de jalousie, mais beaucoup de malignité, fut
méchante, & débita des discours comme des
certitudes. La malheureuse parente du Comte voyant
le deshonneur comme le plus grand des malheurs,
résista à la Marquise de Saint * *
& quitta l’asyle respectable où elle avoit été
jusqu’alors pour prendre un petit logement, qui,
quelque mince qu’il fût, étoit beaucoup pour elle
par le dérangement affreux de ses affaires. Le Comte
outré jusqu’au fond du cœur écrivit une lettre
terrible à Mademoiselle de Verville, & redoubla
de soins pour sa parente ; il sollicitoit pour elle
malgré elle. Ma cousine dans les fureurs du
désespoir demanda à sa mere la grace de la renvoyer
au Couvent ; & avant que de partir elle ecrivit
au Comte sans aucun ménagement, & lui déclara
que son intention & ses vœux étoient de ne le
revoir jamais, que toute la grace qu’elle lui
demandoit étoit de ne plus la fatiguer d’un amour
importun, & elle quitta sa mere & revint au
Couvent où j’étois encore. Je fus extrêmement
surprise de son retour ; je connoissois son dégoût
pour la retraite, & sçavois qu’elle aimoit le
monde avec passion. Je la trouvai
horriblement changée ; je courus à elle ; elle se
jetta dans mes bras ; & me serrant avec toute la
force qui lui restoit, elle me dit à demi-voix : je
n’ai plus au monde d’autre consolation que vous, ma
chere cousine, ne m’abandonnez pas : les Religieuses
qui l’entouroient l’empêcherent de s’expliquer
davantage, elle se déroba à leur empressemens, &
se sauvant dans ma chambre elle se laissa tomber
dans un fauteuil. L’horrible état où je la vis me
fit trembler ; je voulus appeler du monde, elle m’en
empêcha par ses signes ; & faisant un effort
pour parler, elle me dit à travers mille sanglots :
non, non, ma chere amie, je ne cherche, je ne veux
que vous, tout le reste m’est odieux. Je m’approchai
d’elle, je serrai ses mains dans les miennes, elle
baignoit mon visage de larmes en m’embrassant : je
ne songeai d’abord qu’au danger de son état ; mais
lorsqu’elle fut un peu moins agitée,
je lui demandai ce qui pouvoit la réduire à cet
affreux désespoir. Elle m’avoit écrit
très-régulierement depuis son départ, mais elle ne
m’avoit jamais appris ses liaisons avec le Comte de
Saint * * * j’avois seulement remarqué un peu de
tristesse dans ses lettres depuis quelque tems ; je
n’en avois point reçu depuis quinze jours ; ainsi je
ne pouvois sçavoir ni soupçonner le sujet de sa
douleur : elle ne me répondit que par un torrent de
larmes. Apprenez-moi de grace, lui dis-je, quel
malheur imprévu vous accable ? le ciel vous
auroit-il enlevé Madame de Verville ? non, me
dit-elle, ma mere se porte bien. Vous auroit-elle
retiré sa tendresse ? hélas ! je n’ai qu’à m’en
louer ; ses complaisances pour moi sont extrêmes,
& je vais peut-être la faire mourir de douleur
en me faisant Religieuse : vous, Religieuse !
m’écrirai-je ? oui, ma chere, c’est le seul parti
qui me reste à prendre. D’où peut, lui
dis-je, vous être venue cette cruelle idée ? elle me
regarde fixement, & fut un moment sans parler ;
ensuite elle me dit, que je vais vous étonner !
votre cœur ignore jusqu’au nom de l’amour . . . . Je
demeurai si interdite à ce début que je ne pus
répondre ; mon silence & mon étonnement lui
firent comprendre tout ce que je pensois :
l’éducation que j’avois reçue au Couvent me faisoit
regarder l’amour comme une chose déshonorante, &
qu’une fille vertueuse ne devoit jamais éprouver. Le
nom seul de cette passion ne se prononçoit jamais
entre mes compagnes & moi, & nous étions
accoutumées à regarder avec mépris toutes les
personnes de notre sexe qui se laissoient soupçonner
d’amour. Mademoiselle de Verville qui sçavoit tout
cela voulut me prévenir d’abord, & me fit
entendre que les idées des Religieuses sur ce point
étoient fausses, & ne pouvoient subsister dans le monde. Que mon exemple pourtant, me
dit-elle, ma chere, ma tendre amie, vous fasse voir
les dangers de cette cruelle passion : puisse mon
expérience vous servir ! les idées où je sçavois que
vous étiez encore m’ont empêchée de vous faire ma
confidence dans des tems plus heureux ; hélas ! je
n’en avois pas besoin ; je sens qu’aujourd’hui vos
secours, vos soins me seront nécessaires ; je n’en
veux recevoir que de vous, je n’ouvrirai mon cœur,
ce cœur ulcéré qu’à vous seule ; puisse notre
ancienne amitié vous faire soutenir tout ce que
j’exige d’elle. Alors elle me conta avec ce feu que
donnent les grandes passions tout ce qui s’étoit
passé & que j’ignorois. Hélas ! une sorte de
joie brilloit encore dans ses yeux quand elle se
retarçoit les tems heureux de son amour ; elle
n’oublioit pas la plus petite circonstance, tout lui
étoit présent. Trop généreuse pour se parer du sacrifice qu’elle avoit fait au Comte en
refusant la fortune qui lui avoit été offerte, elle
l’oublia ou ne voulut pas s’en souvenir ; elle ne
m’en parla point : mais quel feu, quelle expression
ne mit-elle pas dans ce qu’elle appelloit la
perfidie de son amant ! toutes ses forces se
rassemblerent à cet instant de son récit : des
mouvemens involontaires la faisoient se lever, se
rasseoir, marcher à grands pas, se taire pendant
quelques momens, parler ensuite avec plus de
vivacité, & tomber à la fin dans un état
d’épuisement affreux. Elle eut une espece de vapeur
qui dérangea totalement ses idées, elle m’effraya :
je passai la nuit auprès d’elle avec sa
femme-de-chambre ; elle nous regardoit fixement,
disant quelques mots entrecoupés, rioit de tems en
tems, de ce ris amer qui annonce le désespoir, &
répandit au bout de quelques heures de torrens de
larmes : ses pleurs la sauverent, elle devint plus tranquille, son sang coula plus
librement, elle paru s’assoupir ; je laissai sa
femme-de-chambre auprès d’elle, & allais me
reposer. J’étois si touchée de son état que je n’y
pensois qu’avec la plus vive douleur ; cependant je
ne pouvois m’imaginer comment l’amour & la
jalousie pouvoient jetter de si profondes racines.
Après y avoit réfléchi, je pensai que mon ignorance
sur ces sortes de choses étoit cause que je n’en
concevois pas les effets. La conduite du Comte de
Saint * * * ne me paroissoit point blâmable non
plus, au contraire je trouvois que c’étoit
Mademoiselle de Verville qui avoit tort, mais elle
ne m’en paroissoit pas moins à plaindre, ni l’amour
moins redoutable ; je m’informai le lendemain à sa
femme-de-chambre qui avoit été présente à son récit
& en qui elle avoit la plus grande confiance, si
le Comte avoit autant de torts qu’elle le croyoit :
cette fille m’assura que le Comte
n’étoit point coupable, qu’il avoit agi en homme
d’honneur, & que la jalousie de sa maîtresse
n’étoit pas fondée : elle ajouta que c’étoit
Mademoiselle de Verville qui faisoit tout son
malheur ; qu’elle n’avoit point voulu l’écouter,
& que ce qu’il y avoit à craindre, c’est que
lorsqu’elle reconnoîtroit l’injustice de ses
procédés il ne fût trop tard pour les pouvoir
réparer. Cette fille pensoit juste : le Comte ne
regarda plus son amour pour Mademoiselle de Verville
que comme un malheur auquel il falloit mettre fin :
il lui auroit pu pardonner ce qui ne nuisoit qu’à
lui ; mais l’indiscrétion que la curiosité & la
jalousie lui avoit fait commettre en parlant de sa
parente étoient un trait plus fort qu’elle avoit
porté à son attachement. L’indifférence succéda au
mépris, n’ayant donné aucun lieu à sa jalousie, il
n’en excusa point les effets ; respectant seulement
en elle l’objet de ses soupirs, &
n’oubliant point les sacrifices qu’elle lui avoit
faits, quoiqu’au fond elle ne les dût qu’au caprice,
il résolut de ne plus la voir, mais de n’en parler
jamais qu’avec les plus grands égards, & le
moins qu’il lui seroit possible. Sa cousine resta
encore quelque tems à Paris, & en partit dès que
son procès fut jugé ; elle le gagne, & retourna
sur le champ dans sa Province. Le Comte de Saint
* * * ne lui étant plus utile, n’entretint d’autre
commerce avec elle que celui que les liaisons de
parenté & de politesse exigeoient. Il retourna
peu de tems après à son Régiment, il s’y occupa tout
entier des devoirs de son état ; aussi étoit-il
adoré de tous les soldats & estimé des
Officiers. Il donnoit tous ses loisirs á l’étude,
l’épreuve qu’il avoit faite de l’amour lui faisoit
regarder ce sentiment comme très-dangereux ; il
evitoit jusqu’à la galanterie, & ne voyoit les
femmes les plus aimables qu’avec ces
yeux que la prudence empêche d’être jamais éblouis.
Voilà quelle fut la vie du Comte de S *** pendant
huit mois qu’il resta à son Régiment, tandis que
Mademoiselle de Verville au Couvent avec moi
revenant peu à peu des malheureuses impressions
qu’elle avoit prises, sçachant le départ de la
personne qui avoit excité sa jalousie, le peu de
liaisons que le Comte conservoit avec elle, &
connoissant à la fin des torts que je ne cessois de
lui faire envisager, me les avoua & les déplora.
A tant de secousses succéda une langueur affreuse,
son état fut déplorable. L’extrême confiance qu’elle
avoit en moi me servit à lui ôter l’idée de se faire
Religieuse ; pendant les six mois que je suis restée
avec elle au Convent elle s’est livrée sans réserve
à mon amitié, & n’a réellement eu d’autres
consolations que celles que j’ai tâché de lui
donner. Au bout de ce tems mes parens
me rappellerent auprès d’eux ; il ne m’est pas
possible de peindre l’excès de sa douleur,
lorsqu’avec les plus grand ménagemens je lui appris
qu’il falloit nous séparer ; c’étoit lui arracher le
cœur. Elle ne pouvoit se résoudre à quitter la
retraite, & j’étois la seule qui la lui pût
adoucir : elle me fit les plus tendres adieux, &
me desira dans le monde un sort plus heureux que le
sien. Votre douceur vous l’assure, me dit-elle, vous
êtes faite pour le bonheur ; si mon caractere eût
ressemblé au vôtre . . . . elle s’interrompit &
pleura beaucoup ; je hazardai de lui demander si
elle désavoueroit les soins que je pourrois prendre
pour la réunir au Comte. Il n’est plus possible, ma
chere, répondit-elle, il me déteste, il doit me
détester, il m’a du moins oubliée . . . . Non, non,
qu’il soit heureux, c’est tout ce que je desire. Je
n’ai pas encore assez de vertu, continua-t-elle en
pleurant, pour penser de sang froid
qu’il puisse épouser une autre ; j’ai encore la
foiblesse de desirer qu’au moins s’il n’est point à
moi, il ne soit jamais à personne, je vous ouvre mon
ame, je sens que je mourrois de chagrin si
j’apprenois qu’il se mariât ; le ciel me donnera la
force de soutenir les épreuves où je suis réservée,
je la lui demande tous les jours ; je sens que j’ai
été trop injuste envers lui pour ne pas desirer de
ne l’être plus : Son oncle vient de mourir, je
l’appris hier : il faut qu’il s’établisse ; tout ce
que je vous demande, ma chere amie, c’est de ménager
ma foiblesse, & de me cacher cet événement.
Adieu, faites-moi part de tous ceux qui vous
arriveront : personne n’y prendra jamais un plus
tendre intérêt que moi. Je la quittai le cœur
serré ; & ni la joie de revoir mes parens, ni
les plaisirs qu’ils me procurerent, & dont la
nouveauté devoit avoir tant de charmes pour moi, ne
purent me distraire du chagrin que
me causoit l’état de ma malheureuse amie. Sa mere me
demanda beaucoup si je ne sçavois point la cause de
sa mélancolie & du desir qu’elle avoit eu d’être
Religieuse, je feignis de l’ignorer, & je la
conjurai de laisser quelque tems Mademoiselle de
Verville dans sa retraite ; elle m’en avoit priée en
me quittant. La peur que son exemple m’avoit faite
de l’amour étoit extrême ; j’étois d’une réserve
austere vis-à-vis des hommes que je voyois, ma mere
étoit même obligée de m’avertir avec tendresse de
prendre un air un peu moins froid dans le monde. A
peine y étoit-je, que mes parens reçurent pour moi
les propositions les plus brillantes : comme ils
vouloient me laisser l’arbitre de mon sort, je n’eus
pas de peine à obtenir d’eux de refuser les partis
que se présentoient, & qui ne flattoient point
mon cœur. Je faisois part de tout cela à mon amie, je lui écrivois avec la plus grand
régularité, & l’espérance d’adoucir ses malheurs
par ma tendresse étoit pour moi le plus grand des
plaisirs. J’étois dans cette douce tranquillité
quand j’appris le prochain retour du Comte ; comme
sa famille & la mienne sont fort liées, la joie
fut générale. La Marquise sa mere nous pria de nous
trouver à son arrivée, ce fut une espece de petite
fête. J’y fus avec la plus grande curiosité ; je
mourois d’envie de connoître l’objet d’une passion
si vive : sa figure me charma ; je n’avois rien vu
qui pût lui ressembler : ses graces, ses manieres
acheverent ce que sa figure avoit commencé ; je
trouvai que ma cousine étoit excusable ; &
malgré ma timidité naturelle, je souhaitai de
pouvoir l’entretenir quelquefois pour le rendre à
Mademoiselle de Verville. Il eut pour moi les égards
qui lui étoient naturels, & dès le lendemain il
vint chez ma mere ; j’avois fort envie
qu’il y vînt souvent ; je cherchois les occasions de
lui parler ; il sembloit les fuir, il m’a dit depuis
qu’il me redoutoit. Ses craintes se dissiperent peu
à peu, & je trouvai bientôt les moyens de
l’entretenir de ma cousine ; il m’écouta avec
beaucoup d’attention ; & après m’avoir dit qu’il
n’étoit plus en son pouvoir de l’aimer, hélas ! que
son cœur ne ressemble-t-il au vôtre, aujouta-t-il en
me regardant avec un respect & une tendresse qui
me causerent un mouvement que je n’avois jamais
éprouvé. Je sentis d’abord un plaisir vif qui
bientôt se changea en tristesse, & ensuite en
confusion d’avoir senti du plaisir. Que vous
dirai-je ? Monsieur ; le Comte à mesure qu’il me vit
m’aima avec passion, je l’aimai aussi : mes efforts,
ce que je dois à ma cousine, ce que je me dois à
moi-même, n’ont pu me faire triompher de cet amour
fatal : j’ai eu assez de confiance en lui pour lui
avouer les raisons de mes refus ; il
les a admirées, mais sans vouloir y souscrire, il
s’est adressé à mes parens ; je vous l’ai déja dit,
notre union est le vœu des deux familles. Le Comte
renonce au mariage s’il ne m’épouse pas : j’en fais
autant ; on me presse, mon cœur m’en dit encore plus
que le Comte. Ma malheureuse cousine languit &
ne sçait rien de tout cela : vous croyez bien que je
n’ai osé lui en parler : quand je me rappelle ses
derniers discours je meurs de honte, je me regarde
comme un monstre de perfidie. J’ai été long-tems
sans m’avouer à moi-même mon amour, il y a deux ans
qu’il dure, qu’il augmente ; ce n’est que depuis
trois mois que j’en ai fait l’aveu, & cet aveu
m’arrache tous les jours des remords.
Fremdportrait
Mademoiselle de Verville
ma cousine & mon amie a été élevée avec moi
dans le Couvent où j’étois ; notre attachement s’est formé dès l’enfance ; son
esprit dont la tournure est singuliere, brillante
& legere, ne prend rien sur les qualités
adorables de son cœur ; elle est bonne,
compatissante, vraiment amie, sincere &
bienfaisante ; mais des hauteurs, des caprices,
des inégalités dont elle n’est pas maîtresse lui
font tort vis-à-vis des gens qui ne la connoissent
pas : il semble qu’elle n’est faite que pour vivre
avec des amis indulgens : ces défauts qu’elle ne
peut dissimuler ternissent malheureusement les
vertus les plus solides & ont causé les
chagrins dont elle est accablée. Sa figure est
charmante, c’est le visage d’une Grace & la
taille d’une Nymphe ; elle joint à ces charmes les
talens les plus agréables & les mieux
cultivés.
Reponse.
Ebene 3
Quand on a des remords
consulte-t-on sur la cause qui les produit ? mais ce ne sont
pas des remords que vous devez sentir, vous n’avez point
fait un crime, Mademoiselle : un penchant insurmontable
n’est jamais criminel : ainsi votre procédé dépend de vous ;
& le sacrifice qu’il renfermera, si vous êtes généreuse,
vous apportera des consolations que les criminels ne
connoîtront jamais en renonçant à leur monstrueux penchans,
parce qu’ils ne sont pas libre comme vous de s’y livrer.
Vous pouvez aimer le Comte, l’épouser, le rendre chaque jour
plus amoureux ; la loi ni l’honneur même n’ont point droit
de prononcer contre vous, & tout ce que
vous devez sentir en desirant ce bonheur, n’est que du
regret & de la pitié pour une malheureuse qui n’y
survivra point. Mais ce regret & cette pitié sont des
sentimens qui vous poursuivront à jamais dans vos plaisirs ;
vous ne pourrez vous accuser de foiblesse en les éprouvant ;
vous sentirez qu’il est juste qu’un bonheur qui aura coûté
la vie à une infortunée, ne soit jamais pur &
tranquille : c’est tout ce que j’ai à vous dire ;
consultez-vous, consultez vos intérêts. Le Comte pourra vous
pardonner des refus si nobles ; il aima celle que je protege
ici ; pourroit-il vouloir lui faire plus de mal que s’il
l’avoit haïe ? il n’auroit plus le droit alors de vous
plaire & de se plaindre de votre vertu. Consultez-vous
encore une fois, & faites bien attention à ce que je
crois devoir ajouter. Il y a des plaisirs au-dessus des
plaisirs permis ; les sacrifices sont de ce nombre quand on
a une ame capable de regarder les besoins des
malheureux comme des dettes à acquitter. Le plaisir le plus
légitime n’a pas autant de douceur que l’action la plus
généreuse ; l’un finit avec l’instant qui le voit naître ;
l’autre nous touche, nous honore tous les jours davantage.
La générosité s’enracine, pour ainsi dire, dans les tems
& dans les cœurs. Je préférois l’une à l’autre ; je
sçais ce que j’y gagnerois, & l’amour-propre suffiroit
pour me faire prendre ce parti, si mon cœur pour faire des
heureux avoit besoin de connoître d’autres motifs que le
sentiment.