Le Monde: Chapitre VIII.
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Niveau 1
Chapitre VIII.
Lettre à l’Auteur du Monde.
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Comme vous êtes, Monsieur, du
petit nombre de ces ames privilégiées que les Anglois
appellent good natured, de ces ames qui osent encore
aimer la vérité, la simplicité ; & dont le spectacle
de la nature fixe & attache la curiosité
philosophique, je m’imagine que je vous ferai quelque
plaisir en mettant sous vos yeux un tableau de cette
naïveté de mœurs si défigurée aujourd’hui : j’emprunte
ce morceau d’un Anglois qui écrit à un de ses amis ;
j’ai laissé cette singularité, cette hardiesse d’images
& d’expressions qui distinguent la
langue de nos voisins.
Niveau 4
« Qu’on ne dise point, mon ami, que le vrai bonheur
n’est jamais descendu sur la terre, je suis prêt
là-dessus à donner un démenti en forme, à tous nos
prétendus Philosophes. Je prends la liberté de
croire plutôt à mon expérience qu’à tous leurs
raisonnemens métaphysiques. Oui, je serois bien
tenté de regarder l’âge d’or comme une grosse vérité
historique, j’en suis fâché pour Messieurs les
Poëtes, qui s’imaginent que c’est un ouvrage de leur
fiction ; mais il faudra absolument qu’ils
retranchent de leurs doux mensonges cette peinture
agréable qui, selon moi, a existé, & se
reproduit encore parmi nous. Je viens de passer
l’été dans l’ouest de l’Irlande, tu sçais que
l’esprit observateur ne me quitte point ; je cherche
à réflechir sur tout ce que je vois, à me créer des
plaisirs, j’en ai goûté assurément de très-vifs dans
la société des habitans de cette
Province ; j’ai recherché sur-tout ceux que
l’orgueil a titrés si insolemment du nom de petit
peuple ; ils ont à peine quelque teinture des
coûtumes, des mœurs, de la langue de la
Grande-Bretagne ; la plûpart sont ensevelis dans une
profonde ignorance, ne se laissant conduire que par
un heureux instinct ; leur façon de vivre est aussi
singuliere que leur jargon. L’air de ressemblance
qu’ils ont entr’eux peut faire conjecturer avec
quelque fondement qu’ils descendent d’un peuple qui
ne s’est jamais allié à d’autres peuples. Nous
voyons de pareils exemples parmi les Guebres ou
Gaures, les Juifs & les Vandales, dont il existe
encore une poignée en Allemagne. Ils sont d’une
taille haute, bien conformés, supportant la faim
& la soif, & endurcis au travail au-déla de
toute expression ; ils sont aussi remarquables par
la beauté des dents & du teint,
l’air de santé respire dans toute leur personne ;
ils sont redevables probablement de cette derniere
qualité aux végétaux, dont ils font leur nourriture
ordinaire : leur pauvreté leur interdit toute autre
espece d’alimens ; il y en a qui sont parvenus
jusqu’à une extrême vieillesse, en ne vivant que de
pommes de terre ou taupinanbours. Le scorbut leur
est inconnu, ainsi que les maladies de la peau qui
affligent les paysans des autres contrées : ils sont
d’un tempérament amoureux, ce qui les rend d’une
complaisance sans bornes pour leur femmes ; elles
sont leurs souveraines, il est vrai qu’ils sont
aimés, & qu’un siecle produira à peine parmi eux
un exemple d’infidélité. Ce penchant décidé à
l’amour leur donne un goût presque général pour la
Poésie, la Musique & la Danse : c’est-à-dire
qu’ils cultivent ces Arts à leur mode. C’est bien
dans cette contrée qu’est réalisée la chimere
ingénieuse des Bergers chantans leur
Amarillis. Ceux-ci ont des Bergeres véritables pour
objets de leurs Eglogues rustiques, dont ils
composent l’air & les paroles. Chaque village à
son joueur de corne-muse : tous les soirs, lorsque
le tems est favorable & que les travaux sont
finis, ce nouvel Apollon ramasse autour de lui les
jeunes garçons & les jeunes filles : une franche
gayeté éclate dans leurs danses : c’est un spectacle
très-agréable de voir les deux sexes chercher
mutuellement à se plaire ; on découvre dans leur
mal-adresse un germe de cette coquetterie permise au
sentiment : ils ont leurs précieuses & leur
petites maîtresses, leurs beaux (a)1& leurs fats. Je
remarquai sur-tout parmi leurs garçons qu’ils
avoient assez d’esprit pour attirer les filles sur
le gazon. Quand on est convenu d’un mariage, une
vache & deux brebis sont ordinairement la dot de la fille. Une humble cabane
avec un petit jardin qui rapporte des pommes de
terre forme toute la richesse du prétendu. La femme
retient toujours son nom de fille, & ne prend
jamais le surnom de son mari, selon l’usage établi
dans les autres pays. On m’a dit que cette
singularité venoit d’une vieille coûtume qu’ils
avoient dans les anciens tems de se marier seulement
pour le terme d’une année : ce terme expire, chacun
des deux épousé étoit libre de se séparer, & de
contracter de nouveaux engagemens, à moins que
contens l’un de l’autre ils ne renouvellassent
encore leur mariage pour un an : par ce moyen si les
deux partis s’aimoient réciproquement, ils étoient
sans cesse sur leurs gardes pour entretenir le soin
mutuel de se plaire & le bonheur de vivre
ensemble : le droit de choisir un autre mari
revenoit donc tous les ans à l’épouse ; si elle eût
changé de nom à chaque époux qu’il lui
étoit permis de prendre, cette variété eût produit
dans les noms de famille une confusion dont les
suites auroient été dangereuses pour les fortunes
& les héritages. Leurs plus grandes fêtes sont
leurs nôces, aussi c’est souvent la seule occasion
de leur vie où ils mangent de la viande, &
boivent quelque liqueur forte. Une brebis distribuée
en plusieurs plats fait les apprêts du festin : on
vend une autre brebis pour acheter un barril d’une
espece de bierre très-mauvaise qu’ils appellent dans
leur langage scheebeen, & une eau-de-vie de
grain nommée dans le même jargon usquebaugh, qui
approche pour le goût & la qualité, de l’eau de
geniévre la plus commune : pour cette seule fois ils
se divertissent & s’enyvrent avec leurs amis.
Ils se sont déclarés de tout tems les grands
partisans de l’hospitalité. Quand ils sont à table,
ils tiennent les portes de leurs maisons ouvertes en toute saison, comme pour inviter
les étrangers à venir partager leur repas : contens
& gais au sein de la pauvreté, ils se sont même
des plaisirs de leurs travaux. Un Anglois à leur
place seroit accablé du plus sombre désespoir.
Courbés sous la fatigue & la misere, ces bonnes
gens se racontent des histoires naïves de leurs
anciens géans. Ils détonnent des chansons dans leur
patois ; cette musique sauvage n’est pas sans
agrément : ce sont les accords de la simple nature.
Ils voyent autour d’eux folâtrer leur enfans ; les
filles généralement sont d’une beauté ravissante :
je m’arrête à cette image, c’est celle qui peut-être
m’a le plus intéressé : elles joignent à des charme
réguliers, à une peau de lis, la candeur &
toutes les graces ingenues de l’Eve de notre Milton.
Lorsqu’on les voit au Temple, on croiroit que c’est
une troupe d’Anges descendus parmi nous pour s’unir
aux prieres des mortels. La modestie
est l’ame de leur beauté : tu sçais que cette
contrée de l’Irlande a donné naissance à deux de nos
plus belles Ladys, je veux parler de Milady
Coventry, & de la Duchesse d’Hamilton. En un
mot, j’ai cru vivre au milieu de ce peuple dont cet
illustre François (Montesquieu) nous a donné idée
parmi ces Troglodites chez qui Astrée sembloit
s’être retirée : j’ai trouvé le séjour de vrai
bonheur, de la vertu, & de cette heureuse
ignorance qui conserve l’un & l’autre : quel
sujet de réflexions pour un esprit qui s’attache à
l’étude de l’homme ! nos Lords les appelleront une
espece de sauvages. Il est vrai qu’ils ne parient
pas mille guinée dans une course de chevaux ; qu’ils
ne vont point, si je puis le dire, se dénaturer dans
les pays étranger, & troquer leur grossiereté
& leur franchise contre une politesse énervée
& une coupable imposture : mais qui d’eux ou de
nous sont des hommes ? Adieu. (D)
1(a) Beaux, nom que les Anglois donnent à leurs Petits-maîtres.