Le Monde: Chapitre VII.
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Chapitre VII.
Continuation de la vie de Marianne.
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Metatextuality
A la lecture du titre on me
demandera comment ce morceau vient dans le Monde : il y
vient, si Marianne vous a touché, si vous avez compris
combien il y avoit de connoissance du cœur, de vérités
morales, de maximes respectables, de sentimens vertueux dans
sa touchante histoire : chaque page y est un livre, &
chaque pensée une leçon. Lisez pour vous instruire &
pour vous attendrir encore : si vous voulez sçavoir pourquoi
Marianne renaît dans mon livre, je vous dirai que ses
vertus, ses sentimes, sa bonne foi trahie sont une des
meilleures leçons que le Monde puisse offrir à votre esprit
& à votre ame. Lisez, réfléchissez, & ne cherchez
pas même à découvrir de quelle plume a couté cette
continuation intéressante. L’Auteur se tâit, l’Editeur se taira, mais le sentiment ne se taira point,
& la reconnoissance attend sans doute celui qui a pris
la peine d’écrire, si vous sçavez apprécier.
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Vous voilà bien surprise, bien
étonnée ? Madame ; je vois d’ici la mine que vous faites. Je
m’y attendois ; vous cherchez, vous hésitez, il me semble
vous entendre dire, cette écriture est bien la sienne, mais
cela ne se peut pas, la chose est impossible ;
pardonnez-moi, Madame, c’est moi-même, c’est Marianne, vous
dis-je : quoi ! cette Marianne si fameuse, si connue, si
chérie, si desirée, que tout Paris croit morte &
enterrée ? eh ! ma chere enfant, d’où sortez-vous ? vous
êtes oubliée, on ne s’intéresse plus à vous, le Public las
<sic> d’attendre vous a mise au rang des choses
perdues sans retour. A tout cela je répondrai que je ne m’en
soucie guere, que j’écris pour vous, que je vous ai promis
la suite de mes avantures, que je veux vous tenir parole, & que si cela déplaît à quelqu’un, il
n’y a qu’à me laisser là. Au fond j’écris pour m’amuser ;
j’aime à parler, à babiller même ; je réflechis, tantôt
bien, tantôt mal ; j’ai de l’esprit, de la finesse, une
espece de naturel, une sorte de naïf, qui n’est pas du goût
de tout le monde à la vérité, mais je ne l’en estime pas
moins ; il fait le brillant de mon caractere : ainsi,
Madame, imaginez-vous bien que je serai toujours la même ;
que le tems, l’âge où la raison ne m’ont point changée, ne
m’ont pas même fait desirer de me corriger ; à présent
reprenons mon histoire.
Il me semble vous entendre me dire, mais je ne vous
reconnois plus, qu’est-ce que c’est donc que cette Marianne
qui pleure toujours ? vous voilà d’un grave, d’un
pathétique, qu’avec-vous fait de votre coquetterie, ne vous
souvenez-vous plus que vous êtes jolie, que vous le sçavez ?
je suis épouvantée de votre sérieux, peu s’en faut qu’il ne m’endorme : allons, finissez donc,
qu’est-ce que cela signifie. Patience, Madame, ne vous
fâchez pas, ma coquetterie n’est pas perdue, elle se
retrouvera, elle a changé d’objet pour un tems ; j’ai laissé
là mon visage, mes agrémens sont à l’écart, mais je sçai
bien où les prendre ; je m’en servirai quand il le faudra ;
à présent je pare mon caractere, je l’embellis, je lui donne
de nouveaux traits, ma figure n’y perd rien, je vous assure,
au contraire, elle y gagnera, je vous le promets. Quoique
l’amour-propre semble quelquefois négliger ses intérêts, il
n’en est pas moins ardent à les soutenir, il est l’ame de
tous nos mouvemens, il agit en secret, nous ne l’appercevons
seulement pas, & souvent nous lui sacrifions
intérieurement, dans l’instant même où nous croyons
l’immoler ou le détruire. Poursuivons, je m’écarte souvent,
c’est une habitude que j’ai contractée, elle
est singuliere dans une paresseuse ; on croiroit qu’elle
devroit aller vîte pour finir promptement : Mais observez
que ce n’est que pour les faits que je suis paresseuse ; les
réflexions ne me coûtent rien ; tant que je raisonne, je ne
m’apperçois pas que j’écris.
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General account
Je vous disois donc que
grace au ciel la cloche sonna, & que ma
Religieuse me quitta ; je dis grace au ciel, car en
vérité son récit m’avoit paru long, quoique je
l’eusse priée de n’en rien omettre ; & la raison
de cela, c’est qu’en m’occupant des chagrins de mon
amie, je n’avois pu m’occuper des miens : ce sentiment d’intérêt personnel est bien
facile à définir. Bien des gens croyent qu’il faut
être malheureux soi-même, pour compatir aux malheurs
des autres ; il me semble à moi que cela n’est pas
vrai. Dans une situation heureuse, on voit avec
attendrissement les personnes qui sont à plaindre ;
on écoute avec sensibilité le récit de leurs
peines ; on en est touché, on les trouve
considérables, la comparaison les grossit. Dans
l’état contraire, le cœur rempli de ses propres
chagrins, s’intéresse foiblement à ceux des autres ;
ils lui paroissent plus faciles à supporter que les
siens ; j’ai senti cela. Quelques revers qu’eût
éprouvé cette Religieuse, elle avoit un nom, des
parens, des amis, un amant qui l’avoit aimée, &
même dans un tems où elle étoit heureuse, où elle
avoit pu l’obliger, il lui devoit la fortune dont il
jouissoit : étoit-ce-là de quoi se
comparer à Marianne ? à Marianne inconnue, devant
tout à la charité des autres, à Marianne abandonnée
& peut-être méprisée de Valville ? Etoit-il rien
de plus humiliant pour moi que ce détail qu’il avoit
fait à ma rivale ? il me sembloit lui entendre
compter mes avantures, j’imaginois le ton dont il
lui disois ; oui, je l’avoue, j’ai eu du goût pour
elle, mais un goût passager, un goût qui fait
honneur à ma façon de penser ; mettez-vous à ma
place, cette petite fille se casse le cou à ma
porte, je m’offre à la secourir ; je la vois parée,
les mains nues, sans suite ; je prends cela pour une
bonne fortune de rencontre, & la preuve c’est
que je lui offre à dîner ; mon procedé comme vous
voyez étoit assez cavalier, cependant je lui trouve
de la fierté, de la hauteur même : Elle rougit de
dire qu’elle loge chez une Lingere ; mon onlce
vient, je crois m’appercevoir qu’ils se connoissent,
la curiosité s’en mêle ; je veux
m’instruire ; je les surprends dans un tête-à-tête ;
la petite personne s’offense, me détrompe ; sa vertu
me touche : J’apprends le triste état où elle est
réduite, l’intérêt que j’y prends me paroît un
sentiment généreux, raisonnable ; je m’y livre ; je
prends cela pour de l’amour ; je vous vois,
Mademoiselle ; je sens que je me trompois ; que je
n’aimois point, que j’avois de la compassion, voilà
tout. A présent j’ai de la tendresse, & j’en
sens bien la différence ; je suis engagé pourtant,
& c’est pour moi le comble du malheur. Et tout
ce raisonnement je croyois l’entendre, vous dis-je,
& j’y répondois ; engagé ? vous ne l’êtes point,
non, Monsieur, non, vous n’épouserez point
Marianne ; elle ne sera jamais à vous, elle a trop
de fierté, de noblesse, pour s’appuyer des bontés de
votre mere ; ne craignez point ses reproches, elle
ne vous en fera jamais ; vous ne
jouirez point de ses larmes, vous n’entendrez point
ses regrets ; elle sçaura vous cacher sa douleur ;
cette petite fille vous paroîtra bien grande un
jour. Malgré cette fierté que je me promettois
d’avoir, je sentois que mon cœur se révoltoit à la
seule idée d’oublier l’infidele, il m’étoit encore
bien cher ; je me rappellois ce tems, car heureux
tems, où je l’occupois si vivement. Que n’avoit-il
pas fait pour découvrir ma retraite ? quels
transports ne fit-il pas éclater quand sa mere lui
permit de s’attacher à moi ? il me sembloit le voir
chez Madame Dorsin examiner l’impression que je
faisois sur tous ceux qui y étoient, s’applaudir des
graces qu’on me trouvoit ; je me peignois ensuite
l’air qu’il avoit eu chez le Ministre, où il m’avoit
retrouvée, cette joie si tendre & si naturelle
qui parut sur son visage quand il m’apperçut, tant
de petits soins que l’on sent bien,
qui ne sont rien & qui prouvent tant ; tout cela
s’offroit à mon esprit & m’attendrissoit, mes
larmes couloient, le dépit cédoit un sentiment,
& Valville me paroissoit bien moins coupable que
Mademoiselle Varthon, que me l’enveloit si
cruellement. Au milieu de mon chagrin je me souvins
de cet Officier, qui s’appelloit le Comte de
Saint-Agne : la proposition qu’il m’avoit faite
étoit une ressource pour ma vanité, je n’étois pas
délaissée, on m’offroit un rang, des richesses.
Valville n’étoit pas le seul qui pût changer mon
sort ; je pouvois m’élever sans lui, devenir son
égale, & me venger de ses mépris. Mais cette
façon de le punir n’étoit pas de mon goût ; ma
petite tête méditoit un plus grand dessein ; en
épouser un autre, c’étoit lui laisser croire que sa
fortune m’avoit touchée plus que son amour, je
voulois qu’il ne pût douter que je
l’avois aimé, que je l’avois aimé pour lui-même ; je
me flattois que le sacrifice que je voulois lui
faire, répandroit une amertume éternelle sur tous
les instans de sa vie, qu’il regretteroit la tendre,
l’infortunée Marianne. Oui Valville, lui disois-je,
comme s’il eût été là, je vais détruire tous les
obstacles qui s’opposent à vos desirs, les chaînes
que je vais prendre vont vous mettre en liberté d’en
former de nouvelles ; ouvrez les yeux, contemplez
cette orpheline, autrefois si cher à votre cœur : sa
jeunesse, sa beauté, ses graces, son esprit, ses
sentimens, rien n’est changé : Regardez-la, voyez
quelle victime s’immole à votre bonheur ; donnez du
moins des larmes à ce qu’elle fait pour vous, que
votre estime en soit le prix ; admirez sa vertu,
chérissez-là ; qu’un tendre souvenir la rappelle
sans cesse à votre mémoire ; qu’un trait si grand,
si digne d’elle, grave son idée dans
votre cœur : & vous, ma mere, mon adorable mere,
connoissez votre fille en la perdant,
applaudissez-vous du parti qu’elle prend, il vous
justifie parmi ces parens orgueilleux, qui
rougissoient de l’alliance de Marianne ; l’auguste
époux qu’elle choisit lui pardonnera les motifs qui
la déterminent aujourd’hui, il les effacera de son
cœur ; il y mettra les vertus qu’il chérit ; c’est
lui qui me préserva d’une mort terrible : Je n’ai
connu de père que lui, les hommes ont voulu faire
mon bonheur, ils ne l’ont pu, leurs vains efforts
m’avertissent de ne le chercher qu’en lui seul. Et
vous jugez bien que je pleurois en faisant toutes
ces reflexions, mais c’étoient des larmes de
tendresse, de ces larmes qui consolent, & que
les cœurs comme le vôtre ne verront jamais couler
avec indifférence. Le parti que je prenois m’élevoit
à mes yeux : il me mettoit au-dessus
de Valville ; il m’avoit quittée à la vérité, mais
ne pouvoit-il pas revenir à moi ? n’étois-je pas en
droit de me flatter de son retour, de l’esperer, de
l’attendre ? cependant je m’ôtois le pouvoir d’en
profiter ; n’étoit-ce pas le quitter moi-même, &
d’une façon plus décidée, plus irrévocable ? la
beauté de mon projet m’enchantoit, je jouissois déjà
des louanges qu’on me donneroit, des regrets que
j’exciterois, & là-dessus je me couchai, &
je m’endormis profondément. Je devois voir Madame de
Miran le lendemain, comme je vous l’ai dit. Vers le
trois heures on m’avertit qu’elle m’attendoit au
parloir ; je m’y rendis ; je fus frappée de l’air
triste & abattu que je lui trouvai ; eh ! bon
Dieu, qu’avez-vous donc ma mere ! lui dis-je :
Valville ne paroît point, il m’évite, dit-elle, je
suis désolée, sa conduite me désespere ; eh ! quoi,
ma mere, ma tendre mere, vous vous
affligez donc, repris-je, & c’est moi qui suis
cause du trouble & de la douleur où je vous
vois ? ah ! Seigneur, est-il possible que ce soit
moi qui vous chagrine ? moi qui voudrois aux dépens
de mes jours assurer le bonheur & la
tranquillité des vôtres, moi que vous avez voulu
rendre si heureuse, moi qui le serois encore, sans
la façon dont vous prenez tout ceci ; tu serois
heureuse ? mon enfant, reprit-elle, toi heureuse ?
tu étois bien faite pour l’être, & tu le serois
sans doute si tu n’avois jamais vu mon fils ; pauvre
petite (ajouta-t-elle), en me regardant avec une
tendresse inexprimable, est-il possible qu’elle ait
trouvé un infidele ; non Valville a perdu l’esprit,
cette aventure n’est pas naturelle ; Mademoiselle
Varthon, quoique jolie, n’approche pas de toi ; mais
ma fille son aveuglement peut cesser ; rien n’est
désesperé ; je ne sçaurois me persuader que ce soit une chose faite ; il reviendra
peut-être. Ah ! Madame, lui dis-je, je n’ai pas la
vanité de m’en flatter ; je ne m’y attend pas
assurément ; & quand il reviendroit, pourrois-je
oublier qu’il a pu m’abandonner : & dans quel
tems encore, quand une mort prochaine alloit
peut-être nous séparer pour jamais. M. de Valville
m’a été bien cher, je l’avoue, & je ne rougis
point de cet aveu ; la premiere impression qu’il
avoit faite sur mon cœur, quoique vive, auroit pu
s’effacer ; c’étoit un goût que j’aurois combattu,
dont je pouvois triompher ; vous m’autorisâtes à m’y
livrer, Madame, & je suivis sans contrainte un
penchant si doux. J’aimai dans votre fils un homme
aimable, un homme qui daignoit s’abaisser jusqu’à
moi, à qui j’allois tout devoir : l’estime, la
reconnoissance, l’amour, se joignirent ensemble,
& ne rient qu’un même sentiment : je voyois dans
M. de Val-ville un amant, un époux, un
bien faiteur, mais j’y voyois aussi le fils de
Madame de Miran, qualité qui me le rendoit encore
plus cher. Non, Madame, non, sa fortune ne m’a point
touchée ; je n’ai point envisagé le brillant d’un
établissement, & j’ose dire que je n’en regrette
pas la perte ; on m’en offre un, moins avantageux à
la vérité, mais pourtant bien au-dessus des
espérances d’une fille telle que je la suis ; mon
dessein n’est pas de l’accepter : mais avant de le
refuser entierement, j’ai voulu vous parler, Madame,
je vous dois trop pour ne pas mettre mes intérêts
entre vos mains ; il est bien juste que vous
décidiez du sort d’une fille que vous avez bien
voulu regarder comme la vôtre ; & qui par sa
tendresse & son respect pour vous, seroit
peut-être digne de l’être en effet. Que j’ai bien
voulu regarder ? (reprit Madame de Miran), dis donc
que je regarde & que je regarderai
toujours comme ma fille, & comme une fille qui
me devient chaque jour plus chere ; je sçaurai bien
te dédommager de l’exravagance de mon fils. A te
dire la vérité, si Valville est un peu éventé, c’est
un peu ma faute, je veux bien en convenir avec toi,
Marianne ; j’ai un peu gâté cet enfant ; je n’avois
que lui, il étoit joli, je l’aimois, je suis bonne,
trop bonne même, bien des gens me l’ont dit ; mais
que veux-tu ? je suis née comme cela. On acquiert
des façons ; l’usage du monde impose une conduite,
donne une sorte d’esprit ; l’expérience apprend
quelque chose ; mais avec tout cela on est toujours
ce qu’on étoit d’abord : on ne se fait point un
caractere ; on le reçoit en naissant ; l’éducation
ne le change point ; il est en nous ; comme ce trait
de physionomie qui nous distingue & fait que
nous sommes toujours reconnoissables : après tout si
c’est un défaut d’être trop bon, c’est
celui qu’il faudroit souhaiter à tout le monde. Je
te disois donc que j’aimois mon fils ; je l’aime
bien encore, quoique je sois fort en colere, à cause
de l’amitié que j’ai pour toi ; je lui ai passé
mille folies, il faudra bien encore lui passer
celle-ci, quoiqu’elle me tienne plus au cœur que
toutes les autres ; mais tu n’y perdras rien, je te
le promets : eh bien voyons, qu’est-ce que c’est que
cet établissement ? Je lui contai alors ce que
m’avoit dit cet Officier avec qui nous avions dîné
chez Madame Dorsin, le Comte de Saint-Agne ;
vraiment ma fille, dit vivement Madame de Miran,
c’est un très-honnête homme, un homme fort estimé,
fort aimable, d’un très-bon commerce, d’une grande
maison, qui jouit de trente mille livres de rente
plus ou moins, dont il peut disposer en faveur de
qui il lui plaira ; cela fait un très bon parti ; il
a cinquante ans, voilà le mal ; mais tu es raisonnable : ce n’est pas là ce qui lui
nuira auprès de toi. Eh bien, tu lui as donc dit que
tu m’en parlerois ? oui, Madame, répondis-je ; c’est
à merveille, tu as bien fait, continua-t-elle, mais
qu’en penses-tu mon enfant ? je te devine, tu aimes
encore mon fils, te voilà bien loin d’en aimer un
autre ; mais songe que Valville ne mérite guere tes
sentimens ; consulte-toi cependant ; n’as-tu aucun
espoir de le ramener ? te sens-tu la force de le
quitter sans retour ? peux-tu prendre assez sur
toi-même ? ah ! Madame, lui dis-je, il le faut bien,
je ferai cet effort ; oui, je le ferai, je sens que
je le dois, & j’y suis résolue ; mais en me
déterminant à oublier M. de Valville, en me
promettant de ne le plus voir, je ne me suis jamais
condamnée à ne plus voir sa mere, à me priver pour
toujours du plaisir sensible de lui marquer ma
reconnoissance : Quoi, Madame, je vivrois dans le
monde, & j’y vivrois sans vous !
eh ! pourquoi donc sans moi, interrompit Madame de
Miran, qui t’empêchera d’être mon amie ! Comte de
Saint-Agne sçait tout ce qui s’est passé, Madame ;
il le sçait, que penseroit-il de moi si j’allois
chez vous, si je conservois des liaisons qui
pourrroient lui faire croire que je n’ai point
oublié mes premiers engagemens ? il faudroit cesser
de nous voir, Madame, & c’est à quoi mon cœur ne
consentira jamais : tu ne te démens point, ma chere
enfant, s’écrira cette tendre mere, mais ce n’est
pas là ce qui devroit t’inquiéter ; un homme qui
connoît ta vertu, qui t’a aimee <sic> avant de
te voir, ne la soupçonneroit jamais sans doute. Je
sens mieux que toi ce qui te fait rejetter les
offres de ce galant homme ; quelque sujet que l’on
ait de se plaindre d’un amant qu’on aime, on ne
l’oublie pas tout d’un coup ; il faut du tems, tu
n’as demandé que huit jours, ce n’est pas assez ;
j’en prendrai davantage ; il ne faut
pas refuser tout-à-fait, cela deviendra ce que cela
pourra, j’en fais mon affaire ; j’en ai une qui me
presse, il faut que je te quitte, je te reverrai
dans peu, nous irons chez Madame Dorsin. Adieu, ma
fille, tâche de te dissiper ; ne te livre point à
tes chagrins. Adieu donc, ma mere, mon aimable mere,
adieu, lui criai-je en pleurant, car ses bontés me
pénétroient ; & de ce parloir je vais dans ma
chambre, & pour commencer à lui obéir j’essuye
mes larmes, je prends un livre, & je me mets à
lire.
Level 4
General account
Où en étois-je ? ah ! dans
ma chambre. Je vous disois donc que je lisois, ou du
moins que j’avois envie de lire, quand on vint
m’avertir que Madame Dorsin m’attendoit au parloir :
le Comte de Saint-Agne étoit avec elle, je pris
l’air le plus tranquille pour les saluer. Nous
venons de chez votre mere, Mademoiselle, me dit
Madame Dorsin, on nous a dit qu’elle étoit ici,
& nous venions dans le dessein de partager avec
elle le plaisir de vous voir. Vous ne pouviez
m’obliger plus sensiblement, Madame, lui dis-je ;
& moi, Mademoiselle, interrompit le Comte, ai-je
bien ou mal fait d’accompagner Madame,
parlez-moi sans détour, ma présence ne vous
importune-t-elle point ? non, Monsieur, repris-je,
au contraire : au contraire ? dit-il, prenez-y
garde ; je vais croire que je vous fais plaisir,
& je resterai, je vous en avertis ; & vous
serez très-bien, ajoutai-je en riant ; car il n’y
avoit pas moyen d’être sérieuse avec cet homme-là ;
je ne vous l’ai peint qu’à moitié, vous le
connoissez à peine, & je veux que vous le
connoissiez tout-à-fait : j’aime à finir mes
portraits, vous le sçavez ;
J’avois ri, comme je vous ai dit, & Madame
Dorsin m’en sçut bon gré. Vous voilà telle que vous
devez être, Mademoiselle, me dit-elle ; & telle
que je souhaitois de la trouver,
ajouta le Comte : ce n’est point elle qui est à
plaindre, je le dirai toujours, elle n’est point
faite pour regretter quelqu’un, & je déplore
l’aveuglement de M. de Valville ; c’est à lui de
gémir, de pleurer, sa perte est immense ; mais il
n’est pas sûr qu’il ait pris son parti, il peut
revenir d’un caprice si bizarre ; qu’en pensez-vous,
Mademoiselle ! . . . ce seroit bien tard qu’il
voudroit revenir, Monsieur, repris-je, & mon
cœur sans être encore indifférent pour lui est
blessé d’une façon trop vive pour lui pardonner
jamais : Si M. de Valville eût renoncé au dessein de
m’épouser par des raisons de convenance, je n’aurois
point à me plaindre de lui, je me serois rendu
justice, je lui aurois sacrifié des espérances que
je n’avois pas la vanité de croire fondées, mais il
me quitte pour une autre, il cesse de m’aimer : ah !
Monsieur . . . je me souviendrai toujours avec
reconnoissance de l’honneur qu’il a
voulu me faire ; mais je n’oublierai point qu’il
s’en est repenti, encore moins l’espece de dureté
avec laquelle il m’a quittée . . . Quoi ! si l’amour
vous le ramenoit, me dit le Comte, vous ne seriez
point flattée de son retour ? songez-y,
Mademoiselle, je ne suis pas fort sçavant sur les
effets de cette passion, mais j’ai toujours oui-dire
qu’il étoit bien doux de revoir à ses pieds un
infidele qu’on pleuroit : En reprenant ses premiers
fers, ne vous dit-il pas, j’ai fait ce que j’ai pu
pour être heureux sans vous ; si j’avois trouvé
mieux je ne serois pas là : mettons M. de Valville
dans cette position ; pourriez-vous ne lui pas
pardonner ? seriez-vous inflexible ? refuseriez-vous
sa main ? oui, Monsieur, lui dis-je, oui, je la
refuserois ; les bontés de sa mere, son amour, le
mien, tout nous trompoit, je ne suis pas digne d’une
telle alliance, & ce dessein n’entre plus dans
mes projets, mais, Mademoiselle, dit
alors Madame Dorsin, vus ne songez donc pas que
Monsieur vous trouve digne de lui, qu’il songe à
vous donner la main, & qu’il vaut bien Valville
pour la naissance . . . Monsieur m’honore
infiniment, Madame, repliquai-je, & Madame de
Miran est instruite des offres généreuses qu’il a
bien voulu me faire ; elle s’est chargée de ma
réponse, & je crois que Monsieur voudra bien
qu’elle réponde pour moi dans cette affaire. Oui
sans doute, Mademoiselle, je le voudrai bien, dit le
Comte d’un air satisfait, j’aime à voir que vous
preniez le parti de mépriser un volage ; cette noble
fierté vous rend encore plus aimable à mes yeux ;
votre conduite est sage, décente, modeste ; vous ne
dites pas que vous n’aimez plus, mais vous laissez
entrevoir un dessein formé de ne plus aimer, de
résister à un penchant que vous devez vaincre, rien
n’est mieux pensé, rien n’est plus louable, tout augmente mon estime pour vous ; &
tout de suite à Madame Dorsin, qu’en dites-vous,
Madame ? N’admirez-vous pas la façon dont
Mademoiselle se conduit? assurément, dit Madame
Dorsin, c’est le parti le plus sage, & je ne
suis pas surprise que notre charmante enfant s’y
soit arrêtée. Après tout que gagne-t-on en voulant
retenir un cœur qui s’échappe, quel est le fruit de
ces démarches honteuses, que hazarde une femme pour
ramener un amant qui se dégage ? il ne faisoit que
la fuir, elle est cause qu’il la déteste, qu’il la
méprise : quand à force d’importunité il reviendroit
à elle, seroit-ce-là un triomphe ? pourroit-elle en
être flatée ? non sans doute ; & d’ailleurs
quelqu’un qui a pu nous trahir une fois ne mérite
plus notre tendresse ; il y a de la bassesse à
pardonner de certaines choses, de la maladresse à
laisser voir à quelqu’un qu’on peut passer sur
toutes ses fautes ; c’est mettre un
volage à son aise, & lui dire, faites tout ce
qu’il vous plaira, ne vous gênez pas, je suis là, je
vous attends, vous me trouverez toujours : non, il
vaut bien mieux en agir comme fait Mademoiselle,
j’applaudis à tous ses sentimens : & bien loin
que la legereté de M. de Valville tourne contre
elle, elle ne sert au contraire qu’à mettre ses
vertus dans tout leur jour, & je suis sûre
qu’elle n’en sera que plus heureuse : oui, elle le
sera, j’en réponds. Je voudrois bien, dit le Comte,
pouvoit contribuer à l’accomplissement de cette
prédiction : mais vous vouliez voir Madame de Miran,
Madame, . . . Je vous entends, Monsieur, dit Madame
Dorsin, j’excuse votre curiosité, elle est bien
naturelle & bien pardonnable : il faut donc la
quitter cette aimable enfant ? & tout de suite
elle se leva : nous allons prendre jour pour nous
revoir, Mademoiselle ; & cent caresses &
mille complimens, & les voilà partis. Dès que je fus seule, je me rappellai ce
qu’avoit dit Madame Dorsin, ces démarches honteuses
dont elle avoit parlé qui ne servoient à rien, qui
glissoient sur le cœur d’un volage, qui
deshonoroient celles qui osoient les faire : ah !
que je me félicitai bien alors de mes résolutions ;
que je me trouvai heureuse d’avoir eu assez de force
ou de vanité, comme vous voudrez, pour avoir pris un
parti qui m’avoit tant coûté, que ma raison avouoit,
mais que mon cœur démentoit souvent : oui, ce cœur
se révoltoit, toute cette grandeur d’ame n’étoit
guere de son goût. N’en déplaise pourtant à Madame
Dorsin, il y a plus d’orgueil que de décence à ne
faire aucun effort pour rappeller un amant qui
paroît perdu, & qui peut-être n’est qu’égaré :
le moindre soin nous le rendroit peut-être : &
puis, doit-on rougir de montrer que l’on est plus
tendre, plus constante, plus fidelle à
ses engagemens que celui qui ose les rompre ou les
trahir ? une femme qui a dit une fois qu’elle aime,
n’a-t-elle pas tout dit ? fait-elle mal en le
répétant, en le prouvant par sa conduite ? un homme
m’aimoit ; il me cherchoit : il m’évite, il me fuit,
il en suit une autre ; je le laisse faire, je ne
m’oppose à rien ; n’est-ce pas dire je voulois être
aimée, mais je n’aimois pas moi-même ; vos soins
m’amusoient, vous cessez de m’en rendre ! eh bien, à
la bonne heure ; vous voulez vous retirer ? partez,
adieu, tout est fini. A la vérité cette façon
indifférente pique souvent, & presque toujours
un amant. Il est fâché qu’on ne l’arrête pas, il
trouve mauvais qu’on l’abandonne à lui-même, sa
vanité en est humiliée, il ne sçauroit se persuader
qu’il ne mérite pas des regrets ; il s’attendoit à
des cris, à des larmes, à des reproches ; il
craignoit d’en être excédé : cet home
comptant sur votre douleur s’arrange pour se mettre
à l’abri de vos importunités, vous le laissez là, il
n’y comprend rien, il vous diroit volontiers : mais
vous n’y songez pas, qu’est-ce que c’est donc que ce
repos stupide où vous voilà, voyez-vous que je vous
quitte, que je ne vous aime plus ! le voyez-vous
bien ? sentez donc la perte que vous faites ; point,
rien ne remue : là-dessus il raisonne, votre
tranquillité l’assomme, elle n’est point naturelle,
quelqu’un vous console en secret, il tremble d’avoir
été remplacé, peut-être prévenu ; cela l’agite,
l’inquiete, le pique, & souvent le ramene, plus
tendre qu’auparavant : que conclure de tout cela ?
que nous avons plus d’amour-propre que de sentiment,
& que nous agissons en conséquence. J’étois plus
que jamais dans le dessein de me faire Religieuse,
les offres du Comte me touchoient, je lui en sçavois gré, mais je n’en voulois pas
profiter. Madame Miran m’écrivit qu’elle viendroit
me prendre dans deux jours pour me mener dîner chez
une parente de Madame Dorsin que je ne connoissois
point encore, que le Comte seroit de la partie,
qu’elle ne me verroit point jusqu’à ce tems-là, que
son fils éoit revenu la veille, qu’on ne sçavoit ce
que c’étoit que son humeur : elle finissoit par me
dire de mettre l’habit qu’elle m’envoyoit, le jour
qu’elle viendroit me chercher, & de ne rien
négliger dans ma parure : & cet habit qu’on
m’apportoit étoit le plus bel habit du monde,
l’étoffe étoit lilas brochée d’argent, un
assortiment riche & galant, rien n’étoit plus
brillant, rien de mieux entendu : quoique Madame de
Miran eût accoutumé de me mettre d’une propreté qui
approchoit de la magnificence, je n’avois encore
rien porté de si riche. Cet ajustement qui dans un
autre tems m’eût fait tant de plaisir,
n’excita alors qu’un mouvement de tristesse dans mon
cœur : eh, bon Dieu ! ma mere, que faites-vous,
disois-je en considerant tout cela, pour qui
parez-vous Marianne ? hélas ! ce n’est plus pour
votre fils ; & ce fils qu’avoit-il fait depuis
qu’il nous avoit quittées, il avoit été à la
campagne chez un de ses parens. Il en revint tout
maussade, il prit le tems que sa mere avoit
compagnie pour paroître chez elle, il s’attendoit
qu’elle alloit fulminer contre lui ; point du tout,
elle ne lui dit rien, il sembloit qu’elle entrât
dans le plan de conduire que je m’étois proposé de
suivre avec lui ; pas un mot sur Marianne : sur
Mademoiselle Varthon rien. Ce silence inquiéta
Valville, il s’imagina que sa mere vouloit passer
sur ses dégoûts, feindre de les ignorer, &
suivre toujours les projets commencés. Cette idée
redouble son amour pour ma rivale, la contrainte
qu’il pensa qu’on vouloit lui faire le
rendit plus passionné pour elle, il la vit chez
Madame de Kilnare, il lui fit part de ses craintes ;
& les obstacles qu’ils voyoient tous deux à leur
union, ne firent qu’augmenter le desir qu’ils
avoient de les surmonter. Mademoiselle Varthon étoit
trop fiere de sa naissance, pour me regarder comme
un empêchement sérieux à son mariage avec Valville,
elle comptoit que le retour de sa mere applaniroit
toutes les difficultés : à l’égard de Madame de
Miran, sa tendresse pour moi n’allarmoit que
foiblement : on lui laisseroit la liberté de me
faire du bien, pour moi j’étois une bonne enfant, on
pouvoit s’assurer de ma douceur & de ma
retenue : & puis, quels étoient mes droits ?
Mademoiselle Varthon réflechissant sur le discours
que j’avois tenu à Valville la derniere fois que je
lui avois parlé, trouva le plus bel expédient du
monde, c’étoit que Valville me confiât sans détour,
qu’il ne sentoit rien pour moi, qu’il
me priât en faveur de cet aveu flateur d’agir auprès
de sa mere, de favoriser ses nouveaux desseins :
elle connoissoit mon cœur, disoit-elle, il n’étoit
pas au-dessous de cet effort ; Valville en convint,
& voyez je vous prie à quoi me servoit ce bon
caractere que deux perfides me connoissoient : ce
projet que j’ai sçu depuis m’a toujour <sic>
révoltée. Sans le plaisir véritable que l’on sent à
bien faire, je ne sçais à quoi nous serviroit notre
bonté : les méchans en profitent sans nous en
sçavoir gré, & souvent se croyent plus
redevables à leur adresse qu’à notre bon cœur :
étoit-il rien de plus ridicule que cette proposition
de Mademoiselle Varthon ? cependant Valville
l’approuva, & résoltut de venir me faire ce bel
aveu, mais je ne lui en donnai ni le tems, ni le
plaisir. Le jour que Madame de Miran devoit venir me prendre, je me parai de l’habit
qu’elle m’avoit dit de mettre ; ma figure étoit
brillante sous cet ajustement : l’air doux &
languissant que j’avois alors n’ôtoit rien à mes
charmes & valoit bien ma vivacité naturelle,
peut-être même valoit-il mieux : si l’éclat
ébloutit, la langueur touche, pénetre, intéresse ;
elle avertit qu’on a une ame, & une ame capable
de s’émouvoir : c’est quelque chose de monter une
ame, il y a tant de gens qui n’en ont point.
J’achevois de m’habiller quand on vint me dire que
Valville m’attendoit au parloir : M. de Valville ?
m’écriai-je ; & me voilà à la renverse dans mon
fauteuil, si surprise, si immobile, que je n’ai pas
la force de dire à cette Converse, allez le prier de
s’en retourner. Je me leve, je fais quelques pas, je
retombe sur un siege : eh ! mon Dieu, dis-je, en
joignant les mains, qu’est-ce que c’est donc que
l’état où me voilà, il me demande, il
m’attend : ah Seigneur, que me veut-il ? mon
inquiétude m’arrache de ma place, je vais, je viens,
je sors de ma chambre, je rentre, enfin je m’appuye
sur le dos d’un fauteuil, & me voilà à pleurer
comme une folle. Le tems passe, autre Converse :
allons donc, Mademoiselle, il y a une heure qu’on
vous attend ; est ce que votre toilette n’est pas
finie ? ah ! que vous voilà belle, vous pleurez ? je
crois, Sainte Vierge, à quoi bon s’affliger toujours
comme cela . . . Ma sœur, ma chere sœur, eh ! je
vous en prie, allez dire à cette personne qui me
demande que je suis malade, que je ne sçaurois
descendre. Mon Dieu, Mademoiselle, je n’en serai
rien, d’où vient donc mentir ? vous vous portez si
bien : c’est que je ne veux pas voir ce Monsieur qui
m’attend, lui dis-je en l’embrassant ; je ne
sçaurois le voir, non en vérité, je ne le sçaurois :
comment donc faire ! reprit la Converse, ah ! j’y suis, je vais lui dire que vous pleurez,
que vous avez du chagrin : eh non, m’écriai-je, je
ne veux pas qu’il sçache que je pleure. Tout en
disputant avec elle je jettai les yeux sur mon
miroir ; je me vis si jolie, si bien mise, si propre
à donner du regret à quelqu’un qui auroit pu
s’approprier cette aimable petite mine-là, que tout
d’un coup je pris ma résolution ; je vais descendre,
allez dire que je vais me rendre au parloir. Elle
part, & moi j’essuye mes yeux, je tâche
d’effacer la trace de mes pleurs ; je m’arme de
fierté ; je me rappelle tout ce que m’a dit Madame
Dorsin ; je me promets de paroître dégagée : le
parti que j’avois pris de sacrifier tout à mon
amour, de prendre le voile pour assurer à Valville
que je n’aimois que lui dans le monde, étoit une
preuve si noble, si sûre, si marquée de ma
tendresse, que je pouvois bien jusque-là contraindre
mon cœur & cacher ses mouvemens,
ne fût-ce que pour les faire paroître ensuite avec
plus d’éclat : me voilà descendue enfin. Le cœur me
battoit en allant à ce parloir, le feu me montoit au
visage en songeant que j’allois voir Valville ; mais
d’où vient que je suis timide, honteuse ? me
disois-je, est-ce à moi de craindre sa vue ? qu’il
rougisse lui qui m’a trompée, qui a un mauvais cœur,
qui manque à sa parole, à ses sermens : &
là-dessus je m’enhardis & j’entre brusquement.
Cet infidele qui me croyoit désolée, & qui me
trouve un éclat qui l’étonne, fait un mouvement dont
je m’apperçois bien : car l’amour-propre est
perçant, il voit tout, même ce qu’on lui cache. Je
croyois, Mademoiselle, me dit-il, que vous ne
viendriez pas ; on attend ici avec assez d’ennui :
& remarquez cela, madame, de l’ennui ! autrefois
c’étoit de l’impatience qu’il sentoit : & moi de
m’excuser avec cet air libre qui dit je suis polie,
rien de plus. Mon Dieu que vous êtes
parée ! est-ce que vous sortez ? non, Monsieur :
& voilà la conversation qui tombe. Il me
regardoit & paroissoit réflechir avec beaucoup
d’inquiétude. Il ne parôit plus que vous ayez été
malade, dit-il enfin, vous êtes á ravir. Je ne
disois mot : à quoi songez-vous donc ?
continua-t-il : moi ? Monsieur, à rien : à rien ?
reprit-il, cela est bientôt dit ; ajoutez que cela
est bientôt fait, continuai-je ; & voilà le
silence qui renaît : vous avez vu ma mere ? dit-il
d’un ton timide, elle se plaint de moi peut-être,
& vous croyez avoir lieu de vous en plaindre
aussi ? je ne prétends pas nier mes torts, je sens
que vous pouvez me reprocher toutes deux . . .
Madame de Miran est bonne, interrompis-je, elle vous
aime, Monsieur, vous pouvez tout attendre de sa
complaisance, tout est arrangé, je me fais un
plaisir de vous l’apprendre, puisque vous semblez
ignorer qu’il ne tiendra qu’à vous
d’obtenir son consentement pour votre bonheur :
qu’appellez-vous mon bonheur ? Mademoiselle, dit-il
d’un air surpris : votre mariage avec Mademoiselle
Varthon, repris-je froidement : quoi ! pouvez-vous
vous y méprendre, faut-il vous aider à trouver le
but où tendent tous vos vœux ? ces mots prononcés
d’un ton assuré, accompagnés d’un petit sourire,
firent un effet surprenant : j’avoue que ce sourire
étoit un peu peste. Etre en face d’un homme qui vous
croit au désespoir, qui ménage la belle douleur dont
il pense que vous êtes pénétrée, parler de votre
rival & la nommer avec un air tranquille ? voilà
de quoi le confondre : aussi Valville fut-il
confondu. Je voudrois, dit-il d’un ton piqué, vous
avoir cette obligation, & je ne doute point que
je ne vous l’aye en effet : oui, c’est vous qui avez
prié ma mere de m’en laisser épouser une autre ; cela est beau assurément ; je suis
très-édifié de ce procedé-là. Il vouloit rire aussi,
mais sa gayeté n’étoit qu’une grimace ; nous en
étions-là quand un Laquais de Madame Miran vint me
dire qu’elle alloit venir me prendre pour faire
quelques emplettes : je répondis que j’étois prête,
il sortit. J’étois un peu choquée de la façon dont
Valville venoit de s’exprimer; & reprenant la
parole avec la même froideur qu’auparavant : comme
je n’ai pas encore perdu tout-à-fait le souvenir de
l’intention que vous avez eue de faire mon bonheur,
il est tout simple, Monsieur, que je m’intéresse au
vôtre, & que je saisisse la seule occasion . . .
pas perdu tout-à-fait ? dit-il ; tout-à-fait est
bon, il est bien placé-là ; c’est-à-dire qu’après ce
généreux effort vous trouvant quitte envers moi,
vous vous croirez en droit de m’oublier
tout-à-fait : n’est-ce pas-là votre idée,
Mademoiselle ? & voyez, Madame, comme le cœur d’un homme est bizarre &
impertinent : Valville étoit venu pour me prier de
parler à sa mere, c’étoit l’unique but de sa visite,
je l’ai sçu depuis ; il trouve que l’on a prévenu
ses desirs, que tout est fait, le voilà fâché :
concevez-vous une espece plus legere, plus
inconséquente c’est que Monsieur vouloit que je
fisse cet effort, mais qu’il me coûtat, il vouloit
le devoir à l’excès de mon amour, & non pas à
mon indifférence : il ne vouloit pas qu’on dît à
Mademoiselle Varthon, tenez, le voilà, prenez-le, je
n’en veux plus ; non, il falloit pour le contenter
lui crier en pleurant, c’est mon bien le plus cher
que je vous donne, rien n’approche de ce que vous
cede, je le regretterai toute ma vie ; voilà ce
qu’il vouloit, & ce que je ne voulois pas. Mais
après tout, Monsieur, lui dis-je, que vous importe
ce que je pense là-dessus ? cela vous doit être
égal, parfaitement égal : & ce propos étoit
soutenu par un air qui disoit, il
faut bien qu’il vous le soit égal, car je n’en
rabatrai rien ; je suis ferme dans mes sentimens.
Assurément, dit-il en se levant, je ne m’attendois
point à ce que je vois : & le voilà se
promener : oui, cela est unique, inconcevable ;
& se rejettant sur sa chaise, je vous devrai
beaucoup, Mademoiselle ; infiniment ; vous êtes
charmante, adorable, voilà ce qui s’appelle un
caractere. J’étois un bon sot, moi, de penser que
j’avois des torts, de me les reprocher, d’être en
dispute avec moi-même, de condamner ma conduite :
elle vous arrange à ce qu’il me paroît ? &
là-dessus la promenade recommence. Je ne vous
connoissois pas, continua-t-il, j’aurois juré . . .
mais je me trompois, n’en parlons plus : & se
r’asseyant de nouveau, il faut en convenir, dit-il,
les femmes ont un grand avantage sur nous, leur cœur
est comme un pays inconnu, où l’on aborde tous les
jours vainement pour l’expérience. Eh
bien, Mademoiselle, qu’avez-vous encore à me dire ?
moi ? Monsieur, repris-je, rien, en vérité ; vous
êtes venu me trouver, c’est vous apparemment qui
avez à me parler : d’ailleurs, Monsieur, le fils de
Madame de Miran peut tout se permettre ; je n’ai
rien à répondre aux discours singuliers qu’il me
tient. A merveille, s’écria-t-il, on ne peut rien de
mieux : continuez, Mademoiselle, continuez des
discours singuliers : le fils de Madame de Miran ?
je ne suis donc plus que le fils de Madame de
Miran ? sans cette qualité qui m’est chere à tous
égards, je en serois plus rien auprès de vous ? je
croyois qu’un homme qui vous a aimée si tendrement,
indépendamment de l’honneur qu’il a d’être fils de
Madame de Miran, pouvoit s’appuyer auprès de vous
d’un titre plus doux & plus flateur. Et les
engagemens que nous avons pris tous deux ? . . . des
engagemens ? Monsieur, il n’en faut
plus parler, il n’en est plus question, je vous
assure. Eh pourquoi ? Mademoiselle, dit-il en
baissant le ton, pourquoi n’en est-il plus
question ? que vous ai-je fait, de quoi vous
plaignez-vous ? s’il vous plaît. Me plaindre, moi ?
Monsieur, lui dis je, eh ! mais, vous n’y pensez
pas, qui est-ce qui songe à se plaindre, sur quoi me
querellez-vous ? cela est surprenant, on fait tout
pour vous contenter, & rien ne réussit : vous
êtes difficile, bien difficile même. En effet,
reprit-il, il faut l’être beaucoup pour ne pas
s’accommoder de votre façon d’agir ; elle est si
satisfaisante. En quoi vous blesse-t-elle ?
ajoutai-je ; en tout, continua-t-il : vous m’avez
trompé, vous ne m’avez jamais aimé, non jamais ; si
votre cœur eût été à moi, il y seroit encore, vous
ne me traiteriez pas avec cette froideur ; vous
n’auriez pas fait une affaire d’une bagatelle ; vous
auriez senti plus de peine de l’égarement que vous
me supposiez ; vous auriez cherché à
me ramener, vous trouveriez dans votre cœur des
raisons pour m’excuser ; il vous diroit que je suis
pardonnable, . . . Pardonnable ! m’écrirai-je, eh !
Monsieur, que voulez-vous dire ? où vous
abaissez-vous ? avez-vous besoin que Marianne vous
pardonne ? J’oublierai tout, Monsieur, je perdrai le
souvenir de la tendresse dont vous m’avez honorée ;
je me rappellerai sans cesse que je n’en étoits pas
digne, que vous avez cru devoir l’éteindre : cela
suffit, je crois ; n’est-ce pas ? Monsieur : &
voilà encore ce perfide sourire, qui revient, qui
m’embellit, & qui rend Valville furieux ; il se
leve, renverse la chaise, marche à grands pas,
s’agite, ouvra la fenêtre, revient, me regarde,
retourne, se promene : & moi de m’applaudir,
& de sourire encore : cela va bien, me
disois-je : j’étois charmée de sa colere, j’en
jouissois ; pas la moindre compassion pour sa
vanité : je n’étois occupée que de la mienne : vous voilà à même, lui disois-je,
satisfaites-vous, prenez-en votre suffisance. Il
faisoit un tems doux, pesant même ; j’avois de
l’émotion, (on le croira sans peine) je m’éventois
de toute ma force ; j’ôtai mes gants, mon mantelet :
Mademoiselle Varthon n’avoit pas la gorge aussi
belle que ses bras pouvoient le faire esperer, la
mienne étoit parfaite ; c’est peut-être ce qui
m’aidoit à trouver le tems si chaud ; & cette
main si bien dessinée, croyez-vous que je
l’oubliasse ? mes doigts entrelacés dans les
barreaux d’une grille assez noire alloient &
venoient, & ne perdoient rien à ce badinage ; le
bras suivoit comme de raison : ces charmes relevés
par l’air de négligence dont je les étalois disoient
à Valville, je ne vous montre pas mes graces pour
vous les faire remarquer, je n’ai garde ; je ne
pense à rien, elles sont-là pour tout le monde, mais
elles y sont, profitez-en comme un autre. Je crois
vous deviner, Madame, vous allez me
dire, Marianne entendons-nous s’il vous plaît, vous
m’en imposez à présent, ou vous me trompiez
auparavant ; ce n’est pas-là le moment d’être
coquette : avez-vous aimé Valville ? oui, ou non :
si vous l’avez aimé il a raison, il est impossible
que vous ne l’aimiez plus : & dans la position
où vous voilà, il est bien question de songer à des
bras, à des agrémens ; le sentiment doit parler :
Valville paroît vouloir revenir ; si la chose me
regardoit, j’oublierois que je suis jolie ; voilà la
vérité : je me souviendrois seulement que je suis
sensible ; entendez-vous ? voilà le cœur, c’est
celui de tout le monde. Oui, Madame, c’est celui de
tout le monde ; j’en conviens, je vous l’accorde :
eh bien ! ce n’est pas le mien. Valville reprit sa
place, & me considéra long-tems sans rien dire :
enfin rompant ce silence avec un grand soupir, ah !
Marianne, Marianne, me dit il, vous
êtes donc aussi legere que les autres ? qui l’eût
pensé ? qu’est devenu ce tems où mon estime fondée
sur la connoissance des qualités de votre ame, me
faisoit imaginer que rien ne pouvoit rompre notre
chaîne ? vous ne m’aimez donc plus ? il est donc
vrai que mon amour m’abusoit, & que je n’aimois
en vous qu’une femme ordinaire ? il ne pouvoit rien
me dire qui fût plus propre à m’attendrir, &
même à me déconcerter : aussi cet entretien
alloit-il devenir dangereux pour moi quand Madame
Miran entra : ah ! te voilà, Marianne, tu es prête ?
allons. Bon jour Valville : & moi, je descends,
Madame, je descends vous n’attendrez point. Une
révérence à Valville, & zeste je m’échappe. Je
suis bien-aise de te rencontrer, mon fils, dit
Madame de Miran, pour te faire connoître que je suis
meilleurs que toi ; tu me suis parce que tu as tort,
moi j’aime à te voir parce que j’ai raison :je suis ta mere, j’ai des droits comme tu
sçais, je m’en servirois, si je voulois : ce seroit
le mieux peut-être ; j’ai des vues, tu as des
caprices ; je suis dans le cas d’exiger que tu te
conformes à mes volontés, mais j’aime mieux te
laisser faire les tiennes : tu voulois Marianne, je
te la donnois, tu n’en veux plus, je la garde : tu
veux Mademoiselle Varthon, c’est une sotte ; je ne
l’aime point, mais qu’est-ce que cela fait ? il est
plus nécessaire que ta femme te plaise qu’à moi, tu
n’as qu’à la prendre, arrange-toi ; mais plus
d’humeur, je t’en prie : adieu Valville, adieu mon
enfant ; & tout cela se disoit en approchant du
carrosse, & si haut que je l’entendois. Valville
donnoit la main à sa mere, & la lui baissoit à
chaque pas : non, Madame, non ma mere, lui
disoit-il, je ne ferai jamais rien qui puisse vous
déplaire : oh, que si mon fils, disoit Madame de
Miran ; & là-dessus elle arrive. Montez,
Mademoiselle ; adieu Valville : il me salue, le
carosse part comme un trait, & je me mets à
rêver à tout ce qu’il peut penser de mes étonnans
discours.
Heteroportrait
imaginez-vous un homme d’une taille
au-dessus de la médiocre, la démarche aisée, l’air
noble, la physionomie ouverte, les dents belles,
le rire si gay qu’il entraînoit les autres : voilà
ce que c’étoit que sa figure, il avoit de l’esprit
que tout le monde veut avoir, & que bien des
gens ont sans en être plus recommandables ; esprit
qui s’acquiert aisément, qu’un peu de hardiesse
& beaucoup de facilité rendent
imposant pour les sots, & fatigant pour les
gens de bon goût. Non, le Comte avoit ce qu’on
appelle un esprit naturel, simple, uni ; il voyoit
ce qu’on lui montroit, pas au-delà, son bon cœur
& la vérité de son caractere lui faisoient
croire que personne n’étoit capable de feindre ;
& si le tems ou le hazard le désabusoit sur
quelqu’un, il n’en avoit pas plus de défiance à
l’égard des autres. il <sic> étoit un peu
brusque en apparence, & cependant doux,
généreux, compatissant : il aimoit la vérité &
la disoit toujours, mais sans aigreur, d’une façon
qui la rendoit aimable, & cette façon n’est
pas celle de tout le monde. Il y a des gens vrais
qu’on ne peut empêcher d’estimer, mais qu’il est
difficile d’aimer, que l’on n’aime que par
réflexion ; leur franchise vous desoblige, vous
révolte ; ils vous donnent un avis, vous sentez
qu’il est bon, & pourtant vous
avez peine à le suivre, à vous y conformer ;
pourquoi ? c’est qu’ils vous l’ont donné durement,
qu’il semble que leurs conseils sont des loix
qu’ils imposent ; ils n’ont point ménagé votre
orgueil ; & cet orgueil, Madame, veut toujours
avoir son compte, en amour, en amitié, par-tout ;
& le Comte étoit fait pour le flatter, sans le
sçavoir ; vous pouviez lui dire tout le bien du
monde de vous-même, dès qu’il étoit prévenu sur
votre mérite, il en croyoit tant qu’on vouloit.
Avec sa naissance, sa fortune & ce caractere,
le Comte valoit bien infidele, il valoit mieux
peut-être, mais à l’âge que j’avois on ne sent
guere le prix du mérite : Est-ce un homme sensé
qui console de la perte d’un étourdi ?