Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Chapitre VII.", in: Le Monde, Vol.3\007 (1760-1761), S. 166-217, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4461 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Chapitre VII.

Continuation de la vie de Marianne.

Ebene 2► Metatextualität► A la lecture du titre on me demandera comment ce morceau vient dans le Monde : il y vient, si Marianne vous a touché, si vous avez compris combien il y avoit de connoissance du cœur, de vérités morales, de maximes respectables, de sentimens vertueux dans sa touchante histoire : chaque page y est un livre, & chaque pensée une leçon. Lisez pour vous instruire & pour vous attendrir encore : si vous voulez sçavoir pourquoi Marianne renaît dans mon livre, je vous dirai que ses vertus, ses sentimes, sa bonne foi trahie sont une des meilleures leçons que le Monde puisse offrir à votre esprit & à votre ame. Lisez, réfléchissez, & ne cherchez pas même à découvrir de quelle plume a couté cette continuation intéressante. L’Auteur se tâit, l’Editeur [167] se taira, mais le sentiment ne se taira point, & la reconnoissance attend sans doute celui qui a pris la peine d’écrire, si vous sçavez apprécier. ◀Metatextualität

Ebene 3► Vous voilà bien surprise, bien étonnée ? Madame ; je vois d’ici la mine que vous faites. Je m’y attendois ; vous cherchez, vous hésitez, il me semble vous entendre dire, cette écriture est bien la sienne, mais cela ne se peut pas, la chose est impossible ; pardonnez-moi, Madame, c’est moi-même, c’est Marianne, vous dis-je : quoi ! cette Marianne si fameuse, si connue, si chérie, si desirée, que tout Paris croit morte & enterrée ? eh ! ma chere enfant, d’où sortez-vous ? vous êtes oubliée, on ne s’intéresse plus à vous, le Public las <sic> d’attendre vous a mise au rang des choses perdues sans retour. A tout cela je répondrai que je ne m’en soucie guere, que j’écris pour vous, que je vous ai promis la suite de mes avantures, que je veux vous tenir pa-[168]role, & que si cela déplaît à quelqu’un, il n’y a qu’à me laisser là. Au fond j’écris pour m’amuser ; j’aime à parler, à babiller même ; je réflechis, tantôt bien, tantôt mal ; j’ai de l’esprit, de la finesse, une espece de naturel, une sorte de naïf, qui n’est pas du goût de tout le monde à la vérité, mais je ne l’en estime pas moins ; il fait le brillant de mon caractere : ainsi, Madame, imaginez-vous bien que je serai toujours la même ; que le tems, l’âge où la raison ne m’ont point changée, ne m’ont pas même fait desirer de me corriger ; à présent reprenons mon histoire.

Ebene 4► Allgemeine Erzählung► Je vous disois donc que grace au ciel la cloche sonna, & que ma Religieuse me quitta ; je dis grace au ciel, car en vérité son récit m’avoit paru long, quoique je l’eusse priée de n’en rien omettre ; & la raison de cela, c’est qu’en m’occupant des chagrins de mon amie, je n’avois pu m’occuper des miens : ce [169] sentiment d’intérêt personnel est bien facile à définir.

Bien des gens croyent qu’il faut être malheureux soi-même, pour compatir aux malheurs des autres ; il me semble à moi que cela n’est pas vrai. Dans une situation heureuse, on voit avec attendrissement les personnes qui sont à plaindre ; on écoute avec sensibilité le récit de leurs peines ; on en est touché, on les trouve considérables, la comparaison les grossit. Dans l’état contraire, le cœur rempli de ses propres chagrins, s’intéresse foiblement à ceux des autres ; ils lui paroissent plus faciles à supporter que les siens ; j’ai senti cela.

Quelques revers qu’eût éprouvé cette Religieuse, elle avoit un nom, des parens, des amis, un amant qui l’avoit aimée, & même dans un tems où elle étoit heureuse, où elle avoit pu l’obliger, il lui devoit la fortune dont il jouissoit : étoit-ce-là de quoi se [170] comparer à Marianne ? à Marianne inconnue, devant tout à la charité des autres, à Marianne abandonnée & peut-être méprisée de Valville ? Etoit-il rien de plus humiliant pour moi que ce détail qu’il avoit fait à ma rivale ? il me sembloit lui entendre compter mes avantures, j’imaginois le ton dont il lui disois ; oui, je l’avoue, j’ai eu du goût pour elle, mais un goût passager, un goût qui fait honneur à ma façon de penser ; mettez-vous à ma place, cette petite fille se casse le cou à ma porte, je m’offre à la secourir ; je la vois parée, les mains nues, sans suite ; je prends cela pour une bonne fortune de rencontre, & la preuve c’est que je lui offre à dîner ; mon procedé comme vous voyez étoit assez cavalier, cependant je lui trouve de la fierté, de la hauteur même : Elle rougit de dire qu’elle loge chez une Lingere ; mon onlce vient, je crois m’appercevoir qu’ils se connoissent, la curio-[171]sité s’en mêle ; je veux m’instruire ; je les surprends dans un tête-à-tête ; la petite personne s’offense, me détrompe ; sa vertu me touche : J’apprends le triste état où elle est réduite, l’intérêt que j’y prends me paroît un sentiment généreux, raisonnable ; je m’y livre ; je prends cela pour de l’amour ; je vous vois, Mademoiselle ; je sens que je me trompois ; que je n’aimois point, que j’avois de la compassion, voilà tout. A présent j’ai de la tendresse, & j’en sens bien la différence ; je suis engagé pourtant, & c’est pour moi le comble du malheur.

Et tout ce raisonnement je croyois l’entendre, vous dis-je, & j’y répondois ; engagé ? vous ne l’êtes point, non, Monsieur, non, vous n’épouserez point Marianne ; elle ne sera jamais à vous, elle a trop de fierté, de noblesse, pour s’appuyer des bontés de votre mere ; ne craignez point ses reproches, elle ne vous en fera jamais ; [172] vous ne jouirez point de ses larmes, vous n’entendrez point ses regrets ; elle sçaura vous cacher sa douleur ; cette petite fille vous paroîtra bien grande un jour.

Malgré cette fierté que je me promettois d’avoir, je sentois que mon cœur se révoltoit à la seule idée d’oublier l’infidele, il m’étoit encore bien cher ; je me rappellois ce tems, car heureux tems, où je l’occupois si vivement. Que n’avoit-il pas fait pour découvrir ma retraite ? quels transports ne fit-il pas éclater quand sa mere lui permit de s’attacher à moi ? il me sembloit le voir chez Madame Dorsin examiner l’impression que je faisois sur tous ceux qui y étoient, s’applaudir des graces qu’on me trouvoit ; je me peignois ensuite l’air qu’il avoit eu chez le Ministre, où il m’avoit retrouvée, cette joie si tendre & si naturelle qui parut sur son visage quand il m’apperçut, tant de petits soins que [173] l’on sent bien, qui ne sont rien & qui prouvent tant ; tout cela s’offroit à mon esprit & m’attendrissoit, mes larmes couloient, le dépit cédoit un sentiment, & Valville me paroissoit bien moins coupable que Mademoiselle Varthon, que me l’enveloit si cruellement.

Au milieu de mon chagrin je me souvins de cet Officier, qui s’appelloit le Comte de Saint-Agne : la proposition qu’il m’avoit faite étoit une ressource pour ma vanité, je n’étois pas délaissée, on m’offroit un rang, des richesses. Valville n’étoit pas le seul qui pût changer mon sort ; je pouvois m’élever sans lui, devenir son égale, & me venger de ses mépris. Mais cette façon de le punir n’étoit pas de mon goût ; ma petite tête méditoit un plus grand dessein ; en épouser un autre, c’étoit lui laisser croire que sa fortune m’avoit touchée plus que son amour, je voulois qu’il ne [174] pût douter que je l’avois aimé, que je l’avois aimé pour lui-même ; je me flattois que le sacrifice que je voulois lui faire, répandroit une amertume éternelle sur tous les instans de sa vie, qu’il regretteroit la tendre, l’infortunée Marianne.

Oui Valville, lui disois-je, comme s’il eût été là, je vais détruire tous les obstacles qui s’opposent à vos desirs, les chaînes que je vais prendre vont vous mettre en liberté d’en former de nouvelles ; ouvrez les yeux, contemplez cette orpheline, autrefois si cher à votre cœur : sa jeunesse, sa beauté, ses graces, son esprit, ses sentimens, rien n’est changé : Regardez-la, voyez quelle victime s’immole à votre bonheur ; donnez du moins des larmes à ce qu’elle fait pour vous, que votre estime en soit le prix ; admirez sa vertu, chérissez-là ; qu’un tendre souvenir la rappelle sans cesse à votre mémoire ; qu’un trait si grand, [175] si digne d’elle, grave son idée dans votre cœur : & vous, ma mere, mon adorable mere, connoissez votre fille en la perdant, applaudissez-vous du parti qu’elle prend, il vous justifie parmi ces parens orgueilleux, qui rougissoient de l’alliance de Marianne ; l’auguste époux qu’elle choisit lui pardonnera les motifs qui la déterminent aujourd’hui, il les effacera de son cœur ; il y mettra les vertus qu’il chérit ; c’est lui qui me préserva d’une mort terrible : Je n’ai connu de père que lui, les hommes ont voulu faire mon bonheur, ils ne l’ont pu, leurs vains efforts m’avertissent de ne le chercher qu’en lui seul.

Et vous jugez bien que je pleurois en faisant toutes ces reflexions, mais c’étoient des larmes de tendresse, de ces larmes qui consolent, & que les cœurs comme le vôtre ne verront jamais couler avec indifférence.

Le parti que je prenois m’élevoit à [176] mes yeux : il me mettoit au-dessus de Valville ; il m’avoit quittée à la vérité, mais ne pouvoit-il pas revenir à moi ? n’étois-je pas en droit de me flatter de son retour, de l’esperer, de l’attendre ? cependant je m’ôtois le pouvoir d’en profiter ; n’étoit-ce pas le quitter moi-même, & d’une façon plus décidée, plus irrévocable ? la beauté de mon projet m’enchantoit, je jouissois déjà des louanges qu’on me donneroit, des regrets que j’exciterois, & là-dessus je me couchai, & je m’endormis profondément.

Je devois voir Madame de Miran le lendemain, comme je vous l’ai dit. Vers le trois heures on m’avertit qu’elle m’attendoit au parloir ; je m’y rendis ; je fus frappée de l’air triste & abattu que je lui trouvai ; eh ! bon Dieu, qu’avez-vous donc ma mere ! lui dis-je : Valville ne paroît point, il m’évite, dit-elle, je suis désolée, sa conduite me désespere ; eh ! quoi, [177] ma mere, ma tendre mere, vous vous affligez donc, repris-je, & c’est moi qui suis cause du trouble & de la douleur où je vous vois ? ah ! Seigneur, est-il possible que ce soit moi qui vous chagrine ? moi qui voudrois aux dépens de mes jours assurer le bonheur & la tranquillité des vôtres, moi que vous avez voulu rendre si heureuse, moi qui le serois encore, sans la façon dont vous prenez tout ceci ; tu serois heureuse ? mon enfant, reprit-elle, toi heureuse ? tu étois bien faite pour l’être, & tu le serois sans doute si tu n’avois jamais vu mon fils ; pauvre petite (ajouta-t-elle), en me regardant avec une tendresse inexprimable, est-il possible qu’elle ait trouvé un infidele ; non Valville a perdu l’esprit, cette aventure n’est pas naturelle ; Mademoiselle Varthon, quoique jolie, n’approche pas de toi ; mais ma fille son aveuglement peut cesser ; rien n’est désesperé ; je ne sçaurois me persua-[178]der que ce soit une chose faite ; il reviendra peut-être. Ah ! Madame, lui dis-je, je n’ai pas la vanité de m’en flatter ; je ne m’y attend pas assurément ; & quand il reviendroit, pourrois-je oublier qu’il a pu m’abandonner : & dans quel tems encore, quand une mort prochaine alloit peut-être nous séparer pour jamais. M. de Valville m’a été bien cher, je l’avoue, & je ne rougis point de cet aveu ; la premiere impression qu’il avoit faite sur mon cœur, quoique vive, auroit pu s’effacer ; c’étoit un goût que j’aurois combattu, dont je pouvois triompher ; vous m’autorisâtes à m’y livrer, Madame, & je suivis sans contrainte un penchant si doux. J’aimai dans votre fils un homme aimable, un homme qui daignoit s’abaisser jusqu’à moi, à qui j’allois tout devoir : l’estime, la reconnoissance, l’amour, se joignirent ensemble, & ne rient qu’un même sentiment : je voyois dans M. de Val-ville [179] un amant, un époux, un bien faiteur, mais j’y voyois aussi le fils de Madame de Miran, qualité qui me le rendoit encore plus cher. Non, Madame, non, sa fortune ne m’a point touchée ; je n’ai point envisagé le brillant d’un établissement, & j’ose dire que je n’en regrette pas la perte ; on m’en offre un, moins avantageux à la vérité, mais pourtant bien au-dessus des espérances d’une fille telle que je la suis ; mon dessein n’est pas de l’accepter : mais avant de le refuser entierement, j’ai voulu vous parler, Madame, je vous dois trop pour ne pas mettre mes intérêts entre vos mains ; il est bien juste que vous décidiez du sort d’une fille que vous avez bien voulu regarder comme la vôtre ; & qui par sa tendresse & son respect pour vous, seroit peut-être digne de l’être en effet.

Que j’ai bien voulu regarder ? (reprit Madame de Miran), dis donc que [180] je regarde & que je regarderai toujours comme ma fille, & comme une fille qui me devient chaque jour plus chere ; je sçaurai bien te dédommager de l’exravagance de mon fils. A te dire la vérité, si Valville est un peu éventé, c’est un peu ma faute, je veux bien en convenir avec toi, Marianne ; j’ai un peu gâté cet enfant ; je n’avois que lui, il étoit joli, je l’aimois, je suis bonne, trop bonne même, bien des gens me l’ont dit ; mais que veux-tu ? je suis née comme cela. On acquiert des façons ; l’usage du monde impose une conduite, donne une sorte d’esprit ; l’expérience apprend quelque chose ; mais avec tout cela on est toujours ce qu’on étoit d’abord : on ne se fait point un caractere ; on le reçoit en naissant ; l’éducation ne le change point ; il est en nous ; comme ce trait de physionomie qui nous distingue & fait que nous sommes toujours reconnoissables : après tout si c’est un défaut d’être trop bon, [181] c’est celui qu’il faudroit souhaiter à tout le monde. Je te disois donc que j’aimois mon fils ; je l’aime bien encore, quoique je sois fort en colere, à cause de l’amitié que j’ai pour toi ; je lui ai passé mille folies, il faudra bien encore lui passer celle-ci, quoiqu’elle me tienne plus au cœur que toutes les autres ; mais tu n’y perdras rien, je te le promets : eh bien voyons, qu’est-ce que c’est que cet établissement ? Je lui contai alors ce que m’avoit dit cet Officier avec qui nous avions dîné chez Madame Dorsin, le Comte de Saint-Agne ; vraiment ma fille, dit vivement Madame de Miran, c’est un très-honnête homme, un homme fort estimé, fort aimable, d’un très-bon commerce, d’une grande maison, qui jouit de trente mille livres de rente plus ou moins, dont il peut disposer en faveur de qui il lui plaira ; cela fait un très bon parti ; il a cinquante ans, voilà le mal ; mais tu es [182] raisonnable : ce n’est pas là ce qui lui nuira auprès de toi. Eh bien, tu lui as donc dit que tu m’en parlerois ? oui, Madame, répondis-je ; c’est à merveille, tu as bien fait, continua-t-elle, mais qu’en penses-tu mon enfant ? je te devine, tu aimes encore mon fils, te voilà bien loin d’en aimer un autre ; mais songe que Valville ne mérite guere tes sentimens ; consulte-toi cependant ; n’as-tu aucun espoir de le ramener ? te sens-tu la force de le quitter sans retour ? peux-tu prendre assez sur toi-même ? ah ! Madame, lui dis-je, il le faut bien, je ferai cet effort ; oui, je le ferai, je sens que je le dois, & j’y suis résolue ; mais en me déterminant à oublier M. de Valville, en me promettant de ne le plus voir, je ne me suis jamais condamnée à ne plus voir sa mere, à me priver pour toujours du plaisir sensible de lui marquer ma reconnoissance : Quoi, Madame, je vivrois dans le monde, & j’y vivrois [183] sans vous ! eh ! pourquoi donc sans moi, interrompit Madame de Miran, qui t’empêchera d’être mon amie ! Comte de Saint-Agne sçait tout ce qui s’est passé, Madame ; il le sçait, que penseroit-il de moi si j’allois chez vous, si je conservois des liaisons qui pourrroient lui faire croire que je n’ai point oublié mes premiers engagemens ? il faudroit cesser de nous voir, Madame, & c’est à quoi mon cœur ne consentira jamais : tu ne te démens point, ma chere enfant, s’écrira cette tendre mere, mais ce n’est pas là ce qui devroit t’inquiéter ; un homme qui connoît ta vertu, qui t’a aimee <sic> avant de te voir, ne la soupçonneroit jamais sans doute. Je sens mieux que toi ce qui te fait rejetter les offres de ce galant homme ; quelque sujet que l’on ait de se plaindre d’un amant qu’on aime, on ne l’oublie pas tout d’un coup ; il faut du tems, tu n’as demandé que huit jours, ce n’est pas assez ; [184] j’en prendrai davantage ; il ne faut pas refuser tout-à-fait, cela deviendra ce que cela pourra, j’en fais mon affaire ; j’en ai une qui me presse, il faut que je te quitte, je te reverrai dans peu, nous irons chez Madame Dorsin. Adieu, ma fille, tâche de te dissiper ; ne te livre point à tes chagrins. Adieu donc, ma mere, mon aimable mere, adieu, lui criai-je en pleurant, car ses bontés me pénétroient ; & de ce parloir je vais dans ma chambre, & pour commencer à lui obéir j’essuye mes larmes, je prends un livre, & je me mets à lire. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4

Il me semble vous entendre me dire, mais je ne vous reconnois plus, qu’est-ce que c’est donc que cette Marianne qui pleure toujours ? vous voilà d’un grave, d’un pathétique, qu’avec-vous fait de votre coquetterie, ne vous souvenez-vous plus que vous êtes jolie, que vous le sçavez ? je suis épouvantée de votre sérieux, peu s’en faut [185] qu’il ne m’endorme : allons, finissez donc, qu’est-ce que cela signifie. Patience, Madame, ne vous fâchez pas, ma coquetterie n’est pas perdue, elle se retrouvera, elle a changé d’objet pour un tems ; j’ai laissé là mon visage, mes agrémens sont à l’écart, mais je sçai bien où les prendre ; je m’en servirai quand il le faudra ; à présent je pare mon caractere, je l’embellis, je lui donne de nouveaux traits, ma figure n’y perd rien, je vous assure, au contraire, elle y gagnera, je vous le promets.

Quoique l’amour-propre semble quelquefois négliger ses intérêts, il n’en est pas moins ardent à les soutenir, il est l’ame de tous nos mouvemens, il agit en secret, nous ne l’appercevons seulement pas, & souvent nous lui sacrifions intérieurement, dans l’instant même où nous croyons l’immoler ou le détruire. Poursuivons, je m’écarte souvent, c’est une habitu-[186]de que j’ai contractée, elle est singuliere dans une paresseuse ; on croiroit qu’elle devroit aller vîte pour finir promptement : Mais observez que ce n’est que pour les faits que je suis paresseuse ; les réflexions ne me coûtent rien ; tant que je raisonne, je ne m’apperçois pas que j’écris. Ebene 4► Allgemeine Erzählung► Où en étois-je ? ah ! dans ma chambre. Je vous disois donc que je lisois, ou du moins que j’avois envie de lire, quand on vint m’avertir que Madame Dorsin m’attendoit au parloir : le Comte de Saint-Agne étoit avec elle, je pris l’air le plus tranquille pour les saluer. Nous venons de chez votre mere, Mademoiselle, me dit Madame Dorsin, on nous a dit qu’elle étoit ici, & nous venions dans le dessein de partager avec elle le plaisir de vous voir. Vous ne pouviez m’obliger plus sensiblement, Madame, lui dis-je ; & moi, Mademoiselle, interrompit le Comte, ai-je bien ou mal fait d’accompagner [187] Madame, parlez-moi sans détour, ma présence ne vous importune-t-elle point ? non, Monsieur, repris-je, au contraire : au contraire ? dit-il, prenez-y garde ; je vais croire que je vous fais plaisir, & je resterai, je vous en avertis ; & vous serez très-bien, ajoutai-je en riant ; car il n’y avoit pas moyen d’être sérieuse avec cet homme-là ; je ne vous l’ai peint qu’à moitié, vous le connoissez à peine, & je veux que vous le connoissiez tout-à-fait : j’aime à finir mes portraits, vous le sçavez ; Fremdportrait► imaginez-vous un homme d’une taille au-dessus de la médiocre, la démarche aisée, l’air noble, la physionomie ouverte, les dents belles, le rire si gay qu’il entraînoit les autres : voilà ce que c’étoit que sa figure, il avoit de l’esprit que tout le monde veut avoir, & que bien des gens ont sans en être plus recommandables ; esprit qui s’acquiert aisément, qu’un peu de hardiesse & [188] beaucoup de facilité rendent imposant pour les sots, & fatigant pour les gens de bon goût. Non, le Comte avoit ce qu’on appelle un esprit naturel, simple, uni ; il voyoit ce qu’on lui montroit, pas au-delà, son bon cœur & la vérité de son caractere lui faisoient croire que personne n’étoit capable de feindre ; & si le tems ou le hazard le désabusoit sur quelqu’un, il n’en avoit pas plus de défiance à l’égard des autres.

il <sic> étoit un peu brusque en apparence, & cependant doux, généreux, compatissant : il aimoit la vérité & la disoit toujours, mais sans aigreur, d’une façon qui la rendoit aimable, & cette façon n’est pas celle de tout le monde. Il y a des gens vrais qu’on ne peut empêcher d’estimer, mais qu’il est difficile d’aimer, que l’on n’aime que par réflexion ; leur franchise vous desoblige, vous révolte ; ils vous donnent un avis, vous sentez qu’il est [189] bon, & pourtant vous avez peine à le suivre, à vous y conformer ; pourquoi ? c’est qu’ils vous l’ont donné durement, qu’il semble que leurs conseils sont des loix qu’ils imposent ; ils n’ont point ménagé votre orgueil ; & cet orgueil, Madame, veut toujours avoir son compte, en amour, en amitié, par-tout ; & le Comte étoit fait pour le flatter, sans le sçavoir ; vous pouviez lui dire tout le bien du monde de vous-même, dès qu’il étoit prévenu sur votre mérite, il en croyoit tant qu’on vouloit. Avec sa naissance, sa fortune & ce caractere, le Comte valoit bien infidele, il valoit mieux peut-être, mais à l’âge que j’avois on ne sent guere le prix du mérite : Est-ce un homme sensé qui console de la perte d’un étourdi ? ◀Fremdportrait

J’avois ri, comme je vous ai dit, & Madame Dorsin m’en sçut bon gré. Vous voilà telle que vous devez être, Mademoiselle, me dit-elle ; & telle [190] que je souhaitois de la trouver, ajouta le Comte : ce n’est point elle qui est à plaindre, je le dirai toujours, elle n’est point faite pour regretter quelqu’un, & je déplore l’aveuglement de M. de Valville ; c’est à lui de gémir, de pleurer, sa perte est immense ; mais il n’est pas sûr qu’il ait pris son parti, il peut revenir d’un caprice si bizarre ; qu’en pensez-vous, Mademoiselle ! . . . ce seroit bien tard qu’il voudroit revenir, Monsieur, repris-je, & mon cœur sans être encore indifférent pour lui est blessé d’une façon trop vive pour lui pardonner jamais : Si M. de Valville eût renoncé au dessein de m’épouser par des raisons de convenance, je n’aurois point à me plaindre de lui, je me serois rendu justice, je lui aurois sacrifié des espérances que je n’avois pas la vanité de croire fondées, mais il me quitte pour une autre, il cesse de m’aimer : ah ! Monsieur . . . je me souviendrai toujours avec reconnoissance de [191] l’honneur qu’il a voulu me faire ; mais je n’oublierai point qu’il s’en est repenti, encore moins l’espece de dureté avec laquelle il m’a quittée . . . Quoi ! si l’amour vous le ramenoit, me dit le Comte, vous ne seriez point flattée de son retour ? songez-y, Mademoiselle, je ne suis pas fort sçavant sur les effets de cette passion, mais j’ai toujours oui-dire qu’il étoit bien doux de revoir à ses pieds un infidele qu’on pleuroit : En reprenant ses premiers fers, ne vous dit-il pas, j’ai fait ce que j’ai pu pour être heureux sans vous ; si j’avois trouvé mieux je ne serois pas là : mettons M. de Valville dans cette position ; pourriez-vous ne lui pas pardonner ? seriez-vous inflexible ? refuseriez-vous sa main ? oui, Monsieur, lui dis-je, oui, je la refuserois ; les bontés de sa mere, son amour, le mien, tout nous trompoit, je ne suis pas digne d’une telle alliance, & ce dessein n’entre plus dans mes projets, mais, Mademoiselle, [192] dit alors Madame Dorsin, vus ne songez donc pas que Monsieur vous trouve digne de lui, qu’il songe à vous donner la main, & qu’il vaut bien Valville pour la naissance . . . Monsieur m’honore infiniment, Madame, repliquai-je, & Madame de Miran est instruite des offres généreuses qu’il a bien voulu me faire ; elle s’est chargée de ma réponse, & je crois que Monsieur voudra bien qu’elle réponde pour moi dans cette affaire.

Oui sans doute, Mademoiselle, je le voudrai bien, dit le Comte d’un air satisfait, j’aime à voir que vous preniez le parti de mépriser un volage ; cette noble fierté vous rend encore plus aimable à mes yeux ; votre conduite est sage, décente, modeste ; vous ne dites pas que vous n’aimez plus, mais vous laissez entrevoir un dessein formé de ne plus aimer, de résister à un penchant que vous devez vaincre, rien n’est mieux pensé, rien n’est plus loua-[193]ble, tout augmente mon estime pour vous ; & tout de suite à Madame Dorsin, qu’en dites-vous, Madame ? N’admirez-vous pas la façon dont Mademoiselle se conduit? assurément, dit Madame Dorsin, c’est le parti le plus sage, & je ne suis pas surprise que notre charmante enfant s’y soit arrêtée. Après tout que gagne-t-on en voulant retenir un cœur qui s’échappe, quel est le fruit de ces démarches honteuses, que hazarde une femme pour ramener un amant qui se dégage ? il ne faisoit que la fuir, elle est cause qu’il la déteste, qu’il la méprise : quand à force d’importunité il reviendroit à elle, seroit-ce-là un triomphe ? pourroit-elle en être flatée ? non sans doute ; & d’ailleurs quelqu’un qui a pu nous trahir une fois ne mérite plus notre tendresse ; il y a de la bassesse à pardonner de certaines choses, de la maladresse à laisser voir à quelqu’un qu’on peut passer sur toutes ses fautes ; c’est [194] mettre un volage à son aise, & lui dire, faites tout ce qu’il vous plaira, ne vous gênez pas, je suis là, je vous attends, vous me trouverez toujours : non, il vaut bien mieux en agir comme fait Mademoiselle, j’applaudis à tous ses sentimens : & bien loin que la legereté de M. de Valville tourne contre elle, elle ne sert au contraire qu’à mettre ses vertus dans tout leur jour, & je suis sûre qu’elle n’en sera que plus heureuse : oui, elle le sera, j’en réponds. Je voudrois bien, dit le Comte, pouvoit contribuer à l’accomplissement de cette prédiction : mais vous vouliez voir Madame de Miran, Madame, . . . Je vous entends, Monsieur, dit Madame Dorsin, j’excuse votre curiosité, elle est bien naturelle & bien pardonnable : il faut donc la quitter cette aimable enfant ? & tout de suite elle se leva : nous allons prendre jour pour nous revoir, Mademoiselle ; & cent caresses & mille complimens, & les voilà partis.

[195] Dès que je fus seule, je me rappellai ce qu’avoit dit Madame Dorsin, ces démarches honteuses dont elle avoit parlé qui ne servoient à rien, qui glissoient sur le cœur d’un volage, qui deshonoroient celles qui osoient les faire : ah ! que je me félicitai bien alors de mes résolutions ; que je me trouvai heureuse d’avoir eu assez de force ou de vanité, comme vous voudrez, pour avoir pris un parti qui m’avoit tant coûté, que ma raison avouoit, mais que mon cœur démentoit souvent : oui, ce cœur se révoltoit, toute cette grandeur d’ame n’étoit guere de son goût.

N’en déplaise pourtant à Madame Dorsin, il y a plus d’orgueil que de décence à ne faire aucun effort pour rappeller un amant qui paroît perdu, & qui peut-être n’est qu’égaré : le moindre soin nous le rendroit peut-être : & puis, doit-on rougir de montrer que l’on est plus tendre, plus cons-[196]tante, plus fidelle à ses engagemens que celui qui ose les rompre ou les trahir ? une femme qui a dit une fois qu’elle aime, n’a-t-elle pas tout dit ? fait-elle mal en le répétant, en le prouvant par sa conduite ? un homme m’aimoit ; il me cherchoit : il m’évite, il me fuit, il en suit une autre ; je le laisse faire, je ne m’oppose à rien ; n’est-ce pas dire je voulois être aimée, mais je n’aimois pas moi-même ; vos soins m’amusoient, vous cessez de m’en rendre ! eh bien, à la bonne heure ; vous voulez vous retirer ? partez, adieu, tout est fini.

A la vérité cette façon indifférente pique souvent, & presque toujours un amant. Il est fâché qu’on ne l’arrête pas, il trouve mauvais qu’on l’abandonne à lui-même, sa vanité en est humiliée, il ne sçauroit se persuader qu’il ne mérite pas des regrets ; il s’attendoit à des cris, à des larmes, à des reproches ; il craignoit d’en être [197] excédé : cet home comptant sur votre douleur s’arrange pour se mettre à l’abri de vos importunités, vous le laissez là, il n’y comprend rien, il vous diroit volontiers : mais vous n’y songez pas, qu’est-ce que c’est donc que ce repos stupide où vous voilà, voyez-vous que je vous quitte, que je ne vous aime plus ! le voyez-vous bien ? sentez donc la perte que vous faites ; point, rien ne remue : là-dessus il raisonne, votre tranquillité l’assomme, elle n’est point naturelle, quelqu’un vous console en secret, il tremble d’avoir été remplacé, peut-être prévenu ; cela l’agite, l’inquiete, le pique, & souvent le ramene, plus tendre qu’auparavant : que conclure de tout cela ? que nous avons plus d’amour-propre que de sentiment, & que nous agissons en conséquence.

J’étois plus que jamais dans le dessein de me faire Religieuse, les offres du Comte me touchoient, je lui en [198] sçavois gré, mais je n’en voulois pas profiter. Madame Miran m’écrivit qu’elle viendroit me prendre dans deux jours pour me mener dîner chez une parente de Madame Dorsin que je ne connoissois point encore, que le Comte seroit de la partie, qu’elle ne me verroit point jusqu’à ce tems-là, que son fils éoit revenu la veille, qu’on ne sçavoit ce que c’étoit que son humeur : elle finissoit par me dire de mettre l’habit qu’elle m’envoyoit, le jour qu’elle viendroit me chercher, & de ne rien négliger dans ma parure : & cet habit qu’on m’apportoit étoit le plus bel habit du monde, l’étoffe étoit lilas brochée d’argent, un assortiment riche & galant, rien n’étoit plus brillant, rien de mieux entendu : quoique Madame de Miran eût accoutumé de me mettre d’une propreté qui approchoit de la magnificence, je n’avois encore rien porté de si riche. Cet ajustement qui dans un autre tems m’eût fait tant de [199] plaisir, n’excita alors qu’un mouvement de tristesse dans mon cœur : eh, bon Dieu ! ma mere, que faites-vous, disois-je en considerant tout cela, pour qui parez-vous Marianne ? hélas ! ce n’est plus pour votre fils ; & ce fils qu’avoit-il fait depuis qu’il nous avoit quittées, il avoit été à la campagne chez un de ses parens. Il en revint tout maussade, il prit le tems que sa mere avoit compagnie pour paroître chez elle, il s’attendoit qu’elle alloit fulminer contre lui ; point du tout, elle ne lui dit rien, il sembloit qu’elle entrât dans le plan de conduire que je m’étois proposé de suivre avec lui ; pas un mot sur Marianne : sur Mademoiselle Varthon rien. Ce silence inquiéta Valville, il s’imagina que sa mere vouloit passer sur ses dégoûts, feindre de les ignorer, & suivre toujours les projets commencés. Cette idée redouble son amour pour ma rivale, la contrainte qu’il pensa qu’on vouloit lui [200] faire le rendit plus passionné pour elle, il la vit chez Madame de Kilnare, il lui fit part de ses craintes ; & les obstacles qu’ils voyoient tous deux à leur union, ne firent qu’augmenter le desir qu’ils avoient de les surmonter. Mademoiselle Varthon étoit trop fiere de sa naissance, pour me regarder comme un empêchement sérieux à son mariage avec Valville, elle comptoit que le retour de sa mere applaniroit toutes les difficultés : à l’égard de Madame de Miran, sa tendresse pour moi n’allarmoit que foiblement : on lui laisseroit la liberté de me faire du bien, pour moi j’étois une bonne enfant, on pouvoit s’assurer de ma douceur & de ma retenue : & puis, quels étoient mes droits ? Mademoiselle Varthon réflechissant sur le discours que j’avois tenu à Valville la derniere fois que je lui avois parlé, trouva le plus bel expédient du monde, c’étoit que Valville me confiât sans détour, qu’il ne [201] sentoit rien pour moi, qu’il me priât en faveur de cet aveu flateur d’agir auprès de sa mere, de favoriser ses nouveaux desseins : elle connoissoit mon cœur, disoit-elle, il n’étoit pas au-dessous de cet effort ; Valville en convint, & voyez je vous prie à quoi me servoit ce bon caractere que deux perfides me connoissoient : ce projet que j’ai sçu depuis m’a toujour <sic> révoltée.

Sans le plaisir véritable que l’on sent à bien faire, je ne sçais à quoi nous serviroit notre bonté : les méchans en profitent sans nous en sçavoir gré, & souvent se croyent plus redevables à leur adresse qu’à notre bon cœur : étoit-il rien de plus ridicule que cette proposition de Mademoiselle Varthon ? cependant Valville l’approuva, & résoltut de venir me faire ce bel aveu, mais je ne lui en donnai ni le tems, ni le plaisir.

Le jour que Madame de Miran de-[202]voit venir me prendre, je me parai de l’habit qu’elle m’avoit dit de mettre ; ma figure étoit brillante sous cet ajustement : l’air doux & languissant que j’avois alors n’ôtoit rien à mes charmes & valoit bien ma vivacité naturelle, peut-être même valoit-il mieux : si l’éclat ébloutit, la langueur touche, pénetre, intéresse ; elle avertit qu’on a une ame, & une ame capable de s’émouvoir : c’est quelque chose de monter une ame, il y a tant de gens qui n’en ont point.

J’achevois de m’habiller quand on vint me dire que Valville m’attendoit au parloir : M. de Valville ? m’écriai-je ; & me voilà à la renverse dans mon fauteuil, si surprise, si immobile, que je n’ai pas la force de dire à cette Converse, allez le prier de s’en retourner. Je me leve, je fais quelques pas, je retombe sur un siege : eh ! mon Dieu, dis-je, en joignant les mains, qu’est-ce que c’est donc que l’état où me voilà, [203] il me demande, il m’attend : ah Seigneur, que me veut-il ? mon inquiétude m’arrache de ma place, je vais, je viens, je sors de ma chambre, je rentre, enfin je m’appuye sur le dos d’un fauteuil, & me voilà à pleurer comme une folle. Le tems passe, autre Converse : allons donc, Mademoiselle, il y a une heure qu’on vous attend ; est ce que votre toilette n’est pas finie ? ah ! que vous voilà belle, vous pleurez ? je crois, Sainte Vierge, à quoi bon s’affliger toujours comme cela . . . Ma sœur, ma chere sœur, eh ! je vous en prie, allez dire à cette personne qui me demande que je suis malade, que je ne sçaurois descendre. Mon Dieu, Mademoiselle, je n’en serai rien, d’où vient donc mentir ? vous vous portez si bien : c’est que je ne veux pas voir ce Monsieur qui m’attend, lui dis-je en l’embrassant ; je ne sçaurois le voir, non en vérité, je ne le sçaurois : comment donc faire ! reprit la Converse, [204] ah ! j’y suis, je vais lui dire que vous pleurez, que vous avez du chagrin : eh non, m’écriai-je, je ne veux pas qu’il sçache que je pleure. Tout en disputant avec elle je jettai les yeux sur mon miroir ; je me vis si jolie, si bien mise, si propre à donner du regret à quelqu’un qui auroit pu s’approprier cette aimable petite mine-là, que tout d’un coup je pris ma résolution ; je vais descendre, allez dire que je vais me rendre au parloir. Elle part, & moi j’essuye mes yeux, je tâche d’effacer la trace de mes pleurs ; je m’arme de fierté ; je me rappelle tout ce que m’a dit Madame Dorsin ; je me promets de paroître dégagée : le parti que j’avois pris de sacrifier tout à mon amour, de prendre le voile pour assurer à Valville que je n’aimois que lui dans le monde, étoit une preuve si noble, si sûre, si marquée de ma tendresse, que je pouvois bien jusque-là contraindre mon cœur & cacher ses mouvemens, [205] ne fût-ce que pour les faire paroître ensuite avec plus d’éclat : me voilà descendue enfin. Le cœur me battoit en allant à ce parloir, le feu me montoit au visage en songeant que j’allois voir Valville ; mais d’où vient que je suis timide, honteuse ? me disois-je, est-ce à moi de craindre sa vue ? qu’il rougisse lui qui m’a trompée, qui a un mauvais cœur, qui manque à sa parole, à ses sermens : & là-dessus je m’enhardis & j’entre brusquement. Cet infidele qui me croyoit désolée, & qui me trouve un éclat qui l’étonne, fait un mouvement dont je m’apperçois bien : car l’amour-propre est perçant, il voit tout, même ce qu’on lui cache. Je croyois, Mademoiselle, me dit-il, que vous ne viendriez pas ; on attend ici avec assez d’ennui : & remarquez cela, madame, de l’ennui ! autrefois c’étoit de l’impatience qu’il sentoit : & moi de m’excuser avec cet air libre qui dit je suis polie, rien de plus. Mon Dieu [206] que vous êtes parée ! est-ce que vous sortez ? non, Monsieur : & voilà la conversation qui tombe. Il me regardoit & paroissoit réflechir avec beaucoup d’inquiétude. Il ne parôit plus que vous ayez été malade, dit-il enfin, vous êtes á ravir. Je ne disois mot : à quoi songez-vous donc ? continua-t-il : moi ? Monsieur, à rien : à rien ? reprit-il, cela est bientôt dit ; ajoutez que cela est bientôt fait, continuai-je ; & voilà le silence qui renaît : vous avez vu ma mere ? dit-il d’un ton timide, elle se plaint de moi peut-être, & vous croyez avoir lieu de vous en plaindre aussi ? je ne prétends pas nier mes torts, je sens que vous pouvez me reprocher toutes deux . . . Madame de Miran est bonne, interrompis-je, elle vous aime, Monsieur, vous pouvez tout attendre de sa complaisance, tout est arrangé, je me fais un plaisir de vous l’apprendre, puisque vous semblez ignorer qu’il ne [207] tiendra qu’à vous d’obtenir son consentement pour votre bonheur : qu’appellez-vous mon bonheur ? Mademoiselle, dit-il d’un air surpris : votre mariage avec Mademoiselle Varthon, repris-je froidement : quoi ! pouvez-vous vous y méprendre, faut-il vous aider à trouver le but où tendent tous vos vœux ? ces mots prononcés d’un ton assuré, accompagnés d’un petit sourire, firent un effet surprenant : j’avoue que ce sourire étoit un peu peste.

Etre en face d’un homme qui vous croit au désespoir, qui ménage la belle douleur dont il pense que vous êtes pénétrée, parler de votre rival & la nommer avec un air tranquille ? voilà de quoi le confondre : aussi Valville fut-il confondu.

Je voudrois, dit-il d’un ton piqué, vous avoir cette obligation, & je ne doute point que je ne vous l’aye en effet : oui, c’est vous qui avez prié ma mere de m’en laisser épouser une autre ; [208] cela est beau assurément ; je suis très-édifié de ce procedé-là. Il vouloit rire aussi, mais sa gayeté n’étoit qu’une grimace ; nous en étions-là quand un Laquais de Madame Miran vint me dire qu’elle alloit venir me prendre pour faire quelques emplettes : je répondis que j’étois prête, il sortit. J’étois un peu choquée de la façon dont Valville venoit de s’exprimer; & reprenant la parole avec la même froideur qu’auparavant : comme je n’ai pas encore perdu tout-à-fait le souvenir de l’intention que vous avez eue de faire mon bonheur, il est tout simple, Monsieur, que je m’intéresse au vôtre, & que je saisisse la seule occasion . . . pas perdu tout-à-fait ? dit-il ; tout-à-fait est bon, il est bien placé-là ; c’est-à-dire qu’après ce généreux effort vous trouvant quitte envers moi, vous vous croirez en droit de m’oublier tout-à-fait : n’est-ce pas-là votre idée, Mademoiselle ? & voyez, Madame, comme [209] le cœur d’un homme est bizarre & impertinent : Valville étoit venu pour me prier de parler à sa mere, c’étoit l’unique but de sa visite, je l’ai sçu depuis ; il trouve que l’on a prévenu ses desirs, que tout est fait, le voilà fâché : concevez-vous une espece plus legere, plus inconséquente c’est que Monsieur vouloit que je fisse cet effort, mais qu’il me coûtat, il vouloit le devoir à l’excès de mon amour, & non pas à mon indifférence : il ne vouloit pas qu’on dît à Mademoiselle Varthon, tenez, le voilà, prenez-le, je n’en veux plus ; non, il falloit pour le contenter lui crier en pleurant, c’est mon bien le plus cher que je vous donne, rien n’approche de ce que vous cede, je le regretterai toute ma vie ; voilà ce qu’il vouloit, & ce que je ne voulois pas. Mais après tout, Monsieur, lui dis-je, que vous importe ce que je pense là-dessus ? cela vous doit être égal, parfaitement égal : & ce propos étoit sou-[210]tenu par un air qui disoit, il faut bien qu’il vous le soit égal, car je n’en rabatrai rien ; je suis ferme dans mes sentimens. Assurément, dit-il en se levant, je ne m’attendois point à ce que je vois : & le voilà se promener : oui, cela est unique, inconcevable ; & se rejettant sur sa chaise, je vous devrai beaucoup, Mademoiselle ; infiniment ; vous êtes charmante, adorable, voilà ce qui s’appelle un caractere. J’étois un bon sot, moi, de penser que j’avois des torts, de me les reprocher, d’être en dispute avec moi-même, de condamner ma conduite : elle vous arrange à ce qu’il me paroît ? & là-dessus la promenade recommence. Je ne vous connoissois pas, continua-t-il, j’aurois juré . . . mais je me trompois, n’en parlons plus : & se r’asseyant de nouveau, il faut en convenir, dit-il, les femmes ont un grand avantage sur nous, leur cœur est comme un pays inconnu, où l’on aborde tous les jours vainement pour [211] l’expérience. Eh bien, Mademoiselle, qu’avez-vous encore à me dire ? moi ? Monsieur, repris-je, rien, en vérité ; vous êtes venu me trouver, c’est vous apparemment qui avez à me parler : d’ailleurs, Monsieur, le fils de Madame de Miran peut tout se permettre ; je n’ai rien à répondre aux discours singuliers qu’il me tient. A merveille, s’écria-t-il, on ne peut rien de mieux : continuez, Mademoiselle, continuez des discours singuliers : le fils de Madame de Miran ? je ne suis donc plus que le fils de Madame de Miran ? sans cette qualité qui m’est chere à tous égards, je en serois plus rien auprès de vous ? je croyois qu’un homme qui vous a aimée si tendrement, indépendamment de l’honneur qu’il a d’être fils de Madame de Miran, pouvoit s’appuyer auprès de vous d’un titre plus doux & plus flateur. Et les engagemens que nous avons pris tous deux ? . . . des engagemens ? Monsieur, [212] il n’en faut plus parler, il n’en est plus question, je vous assure. Eh pourquoi ? Mademoiselle, dit-il en baissant le ton, pourquoi n’en est-il plus question ? que vous ai-je fait, de quoi vous plaignez-vous ? s’il vous plaît. Me plaindre, moi ? Monsieur, lui dis je, eh ! mais, vous n’y pensez pas, qui est-ce qui songe à se plaindre, sur quoi me querellez-vous ? cela est surprenant, on fait tout pour vous contenter, & rien ne réussit : vous êtes difficile, bien difficile même. En effet, reprit-il, il faut l’être beaucoup pour ne pas s’accommoder de votre façon d’agir ; elle est si satisfaisante. En quoi vous blesse-t-elle ? ajoutai-je ; en tout, continua-t-il : vous m’avez trompé, vous ne m’avez jamais aimé, non jamais ; si votre cœur eût été à moi, il y seroit encore, vous ne me traiteriez pas avec cette froideur ; vous n’auriez pas fait une affaire d’une bagatelle ; vous auriez senti plus de peine de l’égarement que vous me supposiez ; vous [213] auriez cherché à me ramener, vous trouveriez dans votre cœur des raisons pour m’excuser ; il vous diroit que je suis pardonnable, . . . Pardonnable ! m’écrirai-je, eh ! Monsieur, que voulez-vous dire ? où vous abaissez-vous ? avez-vous besoin que Marianne vous pardonne ? J’oublierai tout, Monsieur, je perdrai le souvenir de la tendresse dont vous m’avez honorée ; je me rappellerai sans cesse que je n’en étoits pas digne, que vous avez cru devoir l’éteindre : cela suffit, je crois ; n’est-ce pas ? Monsieur : & voilà encore ce perfide sourire, qui revient, qui m’embellit, & qui rend Valville furieux ; il se leve, renverse la chaise, marche à grands pas, s’agite, ouvra la fenêtre, revient, me regarde, retourne, se promene : & moi de m’applaudir, & de sourire encore : cela va bien, me disois-je : j’étois charmée de sa colere, j’en jouissois ; pas la moindre compassion pour sa vanité : je n’étois occupée que de la mienne : [214] vous voilà à même, lui disois-je, satisfaites-vous, prenez-en votre suffisance.

Il faisoit un tems doux, pesant même ; j’avois de l’émotion, (on le croira sans peine) je m’éventois de toute ma force ; j’ôtai mes gants, mon mantelet : Mademoiselle Varthon n’avoit pas la gorge aussi belle que ses bras pouvoient le faire esperer, la mienne étoit parfaite ; c’est peut-être ce qui m’aidoit à trouver le tems si chaud ; & cette main si bien dessinée, croyez-vous que je l’oubliasse ? mes doigts entrelacés dans les barreaux d’une grille assez noire alloient & venoient, & ne perdoient rien à ce badinage ; le bras suivoit comme de raison : ces charmes relevés par l’air de négligence dont je les étalois disoient à Valville, je ne vous montre pas mes graces pour vous les faire remarquer, je n’ai garde ; je ne pense à rien, elles sont-là pour tout le monde, mais elles y sont, profitez-en comme un autre.

Je crois vous deviner, Madame, [215] vous allez me dire, Marianne entendons-nous s’il vous plaît, vous m’en imposez à présent, ou vous me trompiez auparavant ; ce n’est pas-là le moment d’être coquette : avez-vous aimé Valville ? oui, ou non : si vous l’avez aimé il a raison, il est impossible que vous ne l’aimiez plus : & dans la position où vous voilà, il est bien question de songer à des bras, à des agrémens ; le sentiment doit parler : Valville paroît vouloir revenir ; si la chose me regardoit, j’oublierois que je suis jolie ; voilà la vérité : je me souviendrois seulement que je suis sensible ; entendez-vous ? voilà le cœur, c’est celui de tout le monde. Oui, Madame, c’est celui de tout le monde ; j’en conviens, je vous l’accorde : eh bien ! ce n’est pas le mien.

Valville reprit sa place, & me considéra long-tems sans rien dire : enfin rompant ce silence avec un grand soupir, ah ! Marianne, Marianne, me [216] dit il, vous êtes donc aussi legere que les autres ? qui l’eût pensé ? qu’est devenu ce tems où mon estime fondée sur la connoissance des qualités de votre ame, me faisoit imaginer que rien ne pouvoit rompre notre chaîne ? vous ne m’aimez donc plus ? il est donc vrai que mon amour m’abusoit, & que je n’aimois en vous qu’une femme ordinaire ? il ne pouvoit rien me dire qui fût plus propre à m’attendrir, & même à me déconcerter : aussi cet entretien alloit-il devenir dangereux pour moi quand Madame Miran entra : ah ! te voilà, Marianne, tu es prête ? allons. Bon jour Valville : & moi, je descends, Madame, je descends vous n’attendrez point. Une révérence à Valville, & zeste je m’échappe. Je suis bien-aise de te rencontrer, mon fils, dit Madame de Miran, pour te faire connoître que je suis meilleurs que toi ; tu me suis parce que tu as tort, moi j’aime à te voir parce que j’ai rai-[217]son :je suis ta mere, j’ai des droits comme tu sçais, je m’en servirois, si je voulois : ce seroit le mieux peut-être ; j’ai des vues, tu as des caprices ; je suis dans le cas d’exiger que tu te conformes à mes volontés, mais j’aime mieux te laisser faire les tiennes : tu voulois Marianne, je te la donnois, tu n’en veux plus, je la garde : tu veux Mademoiselle Varthon, c’est une sotte ; je ne l’aime point, mais qu’est-ce que cela fait ? il est plus nécessaire que ta femme te plaise qu’à moi, tu n’as qu’à la prendre, arrange-toi ; mais plus d’humeur, je t’en prie : adieu Valville, adieu mon enfant ; & tout cela se disoit en approchant du carrosse, & si haut que je l’entendois. Valville donnoit la main à sa mere, & la lui baissoit à chaque pas : non, Madame, non ma mere, lui disoit-il, je ne ferai jamais rien qui puisse vous déplaire : oh, que si mon fils, disoit Madame de Miran ; & là-dessus elle arrive. Montez, Mademoiselle ; adieu Valville : il me salue, le carosse part comme un trait, & je me mets à rêver à tout ce qu’il peut penser de mes étonnans discours. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4 ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1