Le Monde: Chapitre VI.
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Niveau 1
Chapitre VI.
Niveau 2
Un homme respectable a écrit sur les
mœurs (a)1:
I. Remarque. Il y a dans cette
réflexion une connoissance très-approfondie du vice qui en fait
le sujet. Je dis du vice, car la galanterie effrénée, sans
l’excuse d’un <sic> effervescence invincible, est un vice
odieux. Il est trop vrai que la plûpart des femmes qui
s’affichent dans le monde, par le nombre des amans, n’ont ni
dans le cœur, ni dans les sens de quoi s’autoriser à prendre un
seul amant en leur vie, & c’est une vérité certainement
très-nécessaire à dire : nos jeunes gens entrent
dans le monde de trop bonne heure, & sont ensuite trop
occupés de plaisirs, pour pouvoir penser mûrement, ni réflechir
même à ce qui les occupe ; & leur plus grand danger auprès
des femmes viendra toujours de leur ignorance. Il est donc
très-utile pour eux qu’on exerce toute la fidélité de la
peinture, même toute la force du coloris à leur représenter les
objets qui les séduisent, souvent sans art & sans étude :
ils seront du moins retenus par l’amour-propre lorsqu’ils
sçauront que cette conquête & ces saveurs dont ils se
glorifient avec tant de bonne foi, étoient destinées au premier
venu : le trait de lumiere qui fait perdre à l’amour-propre son
aveugle sécurité, est presque le garant d’une utile &
constante réflexion dans un homme qui peut se maîtriser. Mais
parmi ces jeunes gens qu’on cherche ici à instruire, il en est
beaucoup dont l’esprit né pour être toujours faux, abusera de
ces mêmes réflexions qui ne leur sont offertes
que pour leur bonheur : ils passeront de la létargie à la
fermentation ; & croyant penser, ou ne pensant du moins
qu’en furieux, ils confondront toutes les femmes dans l’opinion
qui vient de leur être inspirée. Il n’y aura plus à leurs yeux
d’exceptions raisonnables ; l’amante la plus tendre qu’un
sentiment continuellement très-vif portera à s’offrir
quelquefois aux desirs de son amant, ne sera qu’une tête
échauffée, à qui le déréglement des idées inspirera cette basse
importunité. Une femme née tributaire de la sympathie, &
malheureusement, par cette raison, trop prompte à se laisser
persuader, ne sera, de même, qu’une folle qui cherche le plaisir
sans le pouvoir connoître, & qui employe jusqu’à l’indécence
pour se le procurer. Tels seront les réflexions & les
discours de ces jeunes gens ; la société y perdra ; car plus il
y a de mauvais juges des femmes, plus les mœurs se
corrompent, & il est inutile de dire que la corruption des
mœurs & la destruction des liens les plus nécessaires &
les plus aimables, naissent inévitablement l’une de l’autre
. . . II. Remarque. S’il
falloit expliquer le sens de cette réflexion, qui est si clair,
je dirois aux amans, vous avez fait des sermens & ils vous
engagent, votre cœur ne se le dissimule pas, vous ne voulez pas
même y manquer, cependant vous vous exposez au parjure avec une
inconsidération qui met en danger & votre constance &
votre probité. Dans l’habitude d’un engagement que sa seule
durée suffiroit peut-être pour vous rendre insipide, vous vous
permettez de voir fréquemment des objets dont les agrémens &
les agaceries sont des piéges que l’occasion rend à votre cœur :
vous vous les représentez comme dangereux, & vous continuez
de les voir, sous prétexte que le respect de vos sermens vous
rend incapables de foiblesse : mais connoissez-vous la nature de
ces sermens trompeurs, sçavez-vous qu’ils ne sont
fondés que sur l’opinion du plaisir qui les dicta ; & que la
bonne foi, l’intention même, ne peuvent les dispenser de périr
avec le plaisir qui vous les rendit chers, si vous vous exposez
à connoître un plaisir plus grand ? Sçavez-vous que lorsque la
constance commence à se faire remarquer dans un commerce, le
plaisir cesse presque de s’y faire sentir? & sçavez-vous
encore que dans cette circonstance un objet nouveau qui plaît,
chasse tout naturellement du cœur, un objet ancien qui commence
à ne plus plaire ? C’est l’histoire de tous les engagemens où
l’on n’a pas raisonné de conséquence en conséquence, & où
l’on a cru imprudemment que la résolution & l’exécution
étoient la même chose. Il se forme un combat dans le cœur, la
sécurité ne permet pas d’abord qu’on s’en apperçoive, elle
permet encore moins qu’on s’en allarme : lorsque
le charme du danger ne trompe plus la pénétration, on voit bien,
on convient assez qu’on court quelque risque à ne pas fuir ;
mais a-t-on assez d’amour, assez de probité, pour douter de
soi-même & pour se craindre ? Non, on prend le parti de
s’estimer, & l’on reste oisif dans un combat où la force est
toute d’un côté, & les vœux sont à peine de l’autre : La
force triomphe. Alors on commence à rougir, il en coûte de
renoncer à sa propre estime, de convenir qu’on devient coupable,
cependant on ne souhaite pas de cesser de l’être. On a recours
aux subterfuges, non pas pour soi, on a perdu peu à peu le
besoin de se rassurer & de venir le fond de sa conduite,
mais pour l’objet dont on a pour ainsi dire signé la perte,
& à qui on doit le dissimuler. On met de l’art à le tromper,
on y réussit, & on croit que ce soin plus intéressé que
généreux, est l’équivalent de l’innocence. On s’abuse, la probité est perdue, & le remord vient bientôt
reclamer les funestes sermens que l’amour lui fit, lorsqu’il
reçut les siens. III.
Remarque. Cela est vrai, & il faut avoir très-bien vu le
monde, pour parler ainsi d’un de ses plus grand ridicules, mais
il reste quelque chose à dire dont plusieurs femmes pourront
profiter. Je remarque dans ces femmes un empressement extrême de
connoître un homme dont on leur a parlé, & une espece
d’idolâtrie pour cet homme, dès qu’il a mis le pied chez elles.
Cet engouement souvent dure peu, & leur inconstance en cela
fait bien juger de tout le déréglement de leur imagination. On
voit qu’elles ne connoissent ni la prudence qui fait bien
choisir, ni la décence qui fait bien quitter : Je dis quitter,
car cet homme adopté d’abord avec fureur, n’éprouvera plus de
leur part que beaucoup d’indifférence, & peutêtre du dédain. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que ce rare
objet n’est souvent qu’un sot, une momie, un végétal organisé.
Elles conçoivent très-aisément qu’il n’y avoit rien là qui dût
exciter leur active curiosité ; on leur en fera des
plaisanteries, & elles les trouveront très-bonnes, sans
songer cependant à n’en plus mériter. De semblables femmes,
malgré leur esprit, leurs agrémens, leur opulence, & tout le
soin qu’elles se donnent ordinairement, pour rendre leur maison
charmante, n’auront jamais dans le monde une considération
réelle, & souhaiteront en vain toujours d’avoir un ami, si
toutefois l’ennui ou les chagrins sont assez fort pour leur
faire souhaiter quelque chose de raisonnable. IV. Remarque. J’ose ne pas
penser de même : je regarde (jusqu’à un certain point du moins)
comme un bien que les Grands se communiquent, & descendent.
S’il est des hommes à qui il faille faire sentir l’avantage
qu’il en peut résulter, on peut croire qu’ils n’ont jamais vu de
ces Grands toujours fiers, toujours durs, toujours
inaccessibles, qu’à leur tour on pourroit
soupçonner de n’avoir jamais vu des hommes, & d’ignorer les
égards qui sont dûs à l’espece. Une communication habituelle
avec ces êtres que l’orgueil des Grands leur fait presque
envisager comme des insectes, ameneroit bientôt cette
familiarité décente qui fait dans les inférieurs l’attachement
& la confiance, & dans les supérieurs l’indulgence &
l’humanité. Lorsque les Rois des premiers siecles & même des
derniers, visitoient leurs sujets sans distinction, leurs refus
même laissoient des consolations dans les ames qu’ils ne
pouvoient combler, parce qu’il avoient écouté avec bonté la
nature gémissante, ou l’ambition raisonnable ; & c’étoit
cette communication heureuse & respectable qui leur faisoit
une ame si sensible & si juste. On peut dire d’ailleurs,
& les subalternes les plus fiers n’en sçauroient disconvenir
de bonne foi, que l’opinion de la grandeur, le sentiment de ses
droits, les preuves si multipliées de son
arrogance nous rendent timides devant elle : nous avons des
graces, de la justice à demander, rien en nous ne nous rassure,
ni le fondement des prétentions, ni l’esprit, ni la réputation ;
la seule démarche de nous présenter a épuisé notre courage ;
nous n’ouvrons la bouche qu’en tremblant, & la premiere
objection anéantit, pour ainsi dire, notre ame & notre
esprit devant un Dieu dont la hauteur accablante nous annonce un
arrêt sans appel. Cet accablement, cette sorte de consternation
n’existeroient plus, ou ne se feroient plus sentir, du moins,
qu’après une rigueur formelle, si les Grands communiquoient
davantage avec nous ; nous leur aurions vu cet air-là avant que
nous eussions été dans le cas de recourir à leur protection,
nous nous y serions accoutumés par une prévoyance de la nature,
nous n’en serions plus effarouchés, & l’impression qu’il
pourroit encore faire sur nous, ne nous
priveroit que d’une certaine sécurité ; il nous resteroit le
sentiment de notre droit, l’aveu de notre conscience, & nous
pourrions insister avec courage, & nous expliquer avec
esprit. D’ailleurs cet air effraiant disparoîtroit bientôt si
les Grands daignoient descendre dans les sociétés faites pour
leur offrir des hommes dignes de leur estime, & par-là
capables de leur inspirer de la bonté pour tous les hommes. V.
Reponse.
Il leur manque d’aimer assez la véritable gloire & la
nation, pour faire reconnoître la supériorité du nom François
par un grand merite, & une grande raison : il
leur manque de comprendre que ce n’est point par l’heureux
hazard d’une vivacité nationale, & par le prestige momentané
d’une frivolité inventive que les François sont parvenus à se
faire payer par les autres nations le tribut de l’imitation
& de la jalousie ; que ce sont de grands hommes, remplis de
talens, riches des dons de la nature, qui ont fait ce miracle ;
& que ce n’est qu’en s’égalant à ces mêmes hommes, qu’ils
pourront mériter de jouir du même honneur. Il leur manque de
parler avec plus de modestie de leur mérite à mesure qu’ils
touchent de plus près au bonheur de le voir reconnu ; d’être
assez prudens pour craindre de ravir à leur nation & à
eux-mêmes, par un très grand défaut, l’honneur d’un avantage qui
n’existe que lorsqu’il n’est pas obscurci : il leur manque de
penser que des modes inconstantes, de petites chansons
clandestines, des productions parasites ou
frivoles, ne peuvent pas suffire pour conserver à leur nation la
réputation & les admirations que des chef-d’œuvres ou des
hommes charmans lui ont faite : il leur manque enfin de se
connoître, de s’interroger avant que d’agir, de perfectionner
leur talent s’ils en ont un, d’en acquérir avant que de
manifester leur existence & leur vanité par une prétention
hardie ; de rester dans les limites de leur talent quand ils ont
le bonheur d’en avoir un, afin que des productions d’un très
mauvais goût n’apprennent pas, aux nations étrangeres, qu’en
France comme partoit ailleurs il y a un très-mauvais gôut
possible & prouvé. Il leur manque d’avoir tout cela, de
sentir qu’ils en sont privés, & de songer plus à acquérir
qu’à s’admirer ; il leur manque donc beaucoup de choses pour
être patriotes. Cependant quelques François le bruit que fait
encore le nom François, & sont patriotes par beaucoup
d’endroits.
Niveau 3
l’esprit impartial a trouvé dans son livre une
critique sage, une raillerie fine, des vues utiles, beaucoup
d’esprit, du génie même : il n’en faut pas toujours autant
pour rendre & l’ouvrage & l’Auteur célebres ;
l’Auteur l’étoit déja, l’ouvrage ne pouvoit qu’y gagner. Je
ne craindrai pas cependant d’y relever, en moraliste, deux
défauts que la négligence y a laissé échapper dans quelques
endroits ; ces défauts consistent à manquer de clarté &
d’étendue, & à renfermer des pensées trop générales, ou
des vérités trop exagérées : ils peuvent devenir
considérables par la célébrité d’un écrivain ; on en sent la
raison sans que je la dise.
Metatextualité
Comme les mœurs sont le sujet du
livre, & que le même sujet m’occupe
aujourd’hui, ce sera enrichir le Monde d’un article
intéressant que d’y faire passer ces endroits imparfaits,
pour leur donner, autant qu’il dépendra de moi, la
perfection dont ils sont susceptibles : les mœurs y
gagneront, & le but de l’Auteur sera rempli, puisqu’il a
écrit pour elles. J’espere qu’il rendra justice à mon
intention ; il est capable de pousser la modestie & le
desintéressement jusque-là. Sans la confiance que son
caractere & sa supériorité m’inspirent, je n’aurois pas
hazardé mes réflexions.
Niveau 3
Depuis que l’yvresse des passions est dissipée,
j’ai quelquefois réfléchi sur l’espece de conquêtes qui
nourrit la vanité des hommes, & j’ai remarqué que la
plûpart des femmes qui font le sujet de leur triomphe ont le
cœur froid, les sens assez tranquilles, & la tête
déréglée. Ce n’est pas la raison qui détermine
leur choix, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même le
plaisir, c’est la folie qui leur échauffe l’imagination pour
un homme qui devient successivement l’objet, le complice,
& la victime d’un caprice. Un amant leur plaît sans
autre raison que de s’être présenté le premier, & il est
bientôt quitté pour un second qui n’a d’autre mérite que
d’être venu le dernier.
Metatextualité
J’ai donc cru devoir faire
sentir aux jeunes gens dont je parle, que la réflexions de
l’Auteur doit être envisagée par eux comme ces remedes
combinés par le génie & l’expérience, dont la propriété
dépend absolument de l’usage, & qu’une application
arbitraire transforme en poison.
Niveau 3
Il y a en amour comme dans la
fausse dévotion une morale relâchée, une hypocrisie &
des subterfuges au moyen desquels on trahit plus sûrement la
probité, que si l’on paroissoit la respecter moins. On ne
s’en impose pas totalement à soi-même, mais on s’étourdit ;
on se trompe à demi, on trompe totalement les autres, on se
débarrasse presque des remords, ou l’on se met
du moins à couvert des reproches.
Metatextualité
Voilà une
réflexion importante, je parle de celle de l’Auteur, j’en ai
senti tout le prix dans son livre ; mais pour pouvoir
produire tout son effet sur l’esprit même qui voit bien,
j’ai cru qu’elle devoit être & plus étendue, & mieux
développée.
Niveau 3
Il
regne à Paris une certaine indifférence générale qui
multiplie les goûts passagers, qui tient lieu de liaison,
qui fait que personne n’est de trop dans la société, que
personne n’y est nécessaire : tout le monde se convient,
personne ne se manque. L’extrême dissipation où l’on vit,
fait qu’on ne prend pas assez d’intérêt les uns aux autres,
pour être difficile ou constant dans les liaisons. On se
recherche peu, on se rencontre avec plaisir ;
on s’accueille avec plus de vivacité que de chaleur ; on se
perd sans regret, ou même sans y faire attention.
Niveau 3
Les mœurs font à Paris ce que
l’esprit du gouvernement fait à Londres ; elles confondent
& égalent dans la société les rangs qui
sont distingués & subordonnés dans l’Etat. Tous les
ordres vivent à Londres dans la familiarité, parce que tous
les citoyens ont besoins les uns des autres ; l’intérêt les
rapproche. Les plaisirs produisent le même effet à Paris ;
tous ceux qui se plaisent, se conviennent, avec cette
différence que l’égalité qui est un bien, quand elle part
d’un principe du Gouvernement, est un très-grand mal quand
elle ne vient que des mœurs, parce que cela n’arrive jamais
que pas leur corruption.
Niveau 3
Le commun des François croit
que c’est un mérite que de l’être : avec un tel sentiment,
que leur manque-t-il pour être patriotes ?
1(a) M. Duclos.