Le Monde: Chapitre V.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6952
Level 1
Chapitre V.
Level 2
Lettre.
On ne fera pas attendre ce morceau.
Avis.
Level 3
Letter/Letter to the editor
Je n’imagine pas, M. le
Spectateur du Monde, que vous projettiez de remplir vos
feuilles du Monde physique. Socrate, Epictète &
Marc-Aurele laissoient graviter toutes les Spheres les
unes sur les autres, pour ne s’occuper qu’à régler les
moeurs. Est-ce donc le Monde moral que vous prenez pour
l’objet de vos spéculations ? mais que lui voulez-vous à
ce Monde moral, que les précepteurs des nations ont déjà
tant sermoné avec tant d’inutilité ? Il est un peu
fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous,
que l’or fasse tout, & le mérite
presque rien ; que les vrais travailleurs, derriere la
scene, ayent à peine une subsistance honnête, tandis que
des personnages en titre fleurissent sur le théatre ;
que les sots soient aux nues, & les génies dans la
fange ; qu’un pere desherite six enfans vertueux pour
combler de biens un premier-né qui souvent le
deshonore ; qu’un malheureux qui fait naufrage, ou qui
périt de quelqu’autre façon dans une terre étrangere,
laisse au fisc de cet Etat la fortune de ses héritiers.
On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui
labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien,
dans le luxe ; de grands Propriétaires qui s’approprient
jusqu’à l’oiseau qui vole & au poisson qui nage ;
des Vassaux tremblans qui n’osent délivrer leurs
moissons du sanglier qui les dévore ; des Fanatiques qui
voudroient brûler tous ceux qui ne prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir,
qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le
droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de
peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen. Cette
scene du Monde, presque de tous les tems & de tous
les lieux, vous voudriez la changer ? voilà votre folie
à vous autres Moralistes. Montez en chaire avec
Bourdaloue, ou prenez la plume avec la Bruyere, tems
perdu ; le Monde ira toujours comme il va. Un
gouvernement qui pourroit pourvoir à tout en seroit plus
en un an que tout l’Ordre des Freres Prêcheurs n’en a
fait depuis son institution.
Mais comme
ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous
avez de si grandes demangeaisons de
réforme, réformez nos vertus dont les excès pourroient à
la fin préjudicier à la prospérité de l’Etat. Cette
réforme est plus facile que celle des vices. La liste
des vertus outrées seroit longue, j’en indique quelques
unes ; vous devinerez aisément les autres. On
s’apperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfans
de la terre ne mangent que fort au-dessus du besoin : on
a peine à concevoir cette passion immodérée pour
l’abstinence. On croiroit même qu’ils se sont mis dans
la tête qu’ils seront plus saints en faisant jeûner
leurs bestiaux. Qu’arrive-t-il ? les hommes & les
animaux languissent, leurs générations sont foibles, les
travaux se suspendent, & la culture en souffre. La
patience est encore une vertu que les campagnes outrent
peut-être : si les exacteurs des tributs s’en tenoient à
la volonté du Prince, patienter seroit un
devoir ; mais questionnez les bonnes gens qui nous
donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever
le tribut, est plus dure que le tribut même. La patience
les ruine, & les propriétaires avec eux. La Chaire
Evangélique a cent fois reproché aux Grands & aux
Riches leur dureté envers les indigens. Cette Capitale
s’est corrigée à toute outrance : les anti-chambres
regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que
les Seigneurs des Paroisses d’où ils sortent. Cet excès
de charité ôte des soldats à la patrie, & des
cultivateurs aux terres. S’occuper du salut est sans
contredit notre premiere affaire : ce zele a pourtant
des bornes. On s’élance tellement vers le ciel, que les
peres les plus mondains, que les meres les plus
coquettes réservent à peine une fille pour le monde : le
cloître engloutit le reste. En remplissant les Couvens,
on éteint les familles. La virginité est
une vertu toute angélique qui n’est ordonnée à personne,
conseillée seulement à un petit nombre. Aucun âge de la
Monarchie Françoise ne vit tant de vierges parmi les
enfans du siecle. On fuit le mariage : les Villes
fourmillent de vieux garçons, & toutes les vestales
ne sont pas dans de saintes prisons : il y a même des
signes qu’on fait vœu de continence dans le mariage. Ce
soupçon tombe principalement sur les spheres de
l’opulence & de la grandeur où l’on voit si peu
d’enfans. L’amour conjugal est sans doute le plus honnête
de tous les amours ; puisque dès la naissance du monde,
Dieu a dit à l’homme : Ce siecle de vertu
nous montre des phénomenes de tendresse
maritale, plus frappans & plus fréquens qu’ils ne
furent jamais. Point d’année où nos Tribunaux ne
retentissent de demandes en séparation, formées par des
femmes ; & un plus grand nombre consulte en secret
pour éclater après : mais les maris se tiennent si
fortement attachés à leurs compagnes, que peu de liens
se rompent. Les femmes restent donc dans la chaîne, plus
malheureuses encore d’avoir voulu la briser ; & les
maris triomphent de souffrir avec elles. Ne seroit-ce
point le cas de dire aux maris & aux Juges : Ne quid
nimis, ne faites pas trop, laissez-les aller pour le
bonheur mutuel. Un gouvernement peut tomber dans des
excès de vertu, ainsi que les particuliers. La
modération dans les desirs est une des huit Béatitudes ;
mais ce penchant estimable peut être dangereux. Les gens
d’esprit disent que c’est un bonheur de
n’avoir plus rien à démêler avec les colonies & la
mer. Les Romains du bon tems, malgré leur austere
frugalité, disoient que l’Etat devoit être riche. Je
crains que nous n’ayons pris l’Evangile trop à la
lettre ; & l’on sçait que la lettre tue. La Religion
est, de tous les dépôts, le plus précieux à conserver :
quelques audacieux l’attaquent ; la foule la défend :
Moines, Prêtres, Docteurs ou non Docteurs, Ecrivains à
la semaine ou au mois, Gazetiers de Saint * * * ou de la
* * *, Gens de robe & d’épée, le zele est général ;
& c’est justement cette généralité qui met sur le
champ de bataille tant de champions mal-adroits qui, en
voulant défendre leur Reine, lui portent de nouveaux
coups ; & d’ailleurs ils sont sujets à prendre pour
des attaques tous les regards qu’on jette sur elle.
C’étoient des Légions pésamment armées & bien
aguerries qui défendoient la Majesté de la
République Romaine. Si des troupes legeres s’emportant
& faisant bande à part avoient voulu marcher à
l’ennemi, on leur auroit dit : modérez votre ardeur,
vous serez battus, & vous nous perdrez. Il ne faut
pas, M. le Spectateur du Monde, que le projet de
réformer nos vertus vous scandalise. Les Fondateurs des
Ordres Religieux se sont réformés les uns les autres.
Une autre raison qui
doit vous encourager, c’est qu’il est peut-être plus
facile de discerner les ecxès du bien que de prononcer
sur la nature du mal. Si deux Potentats se déclarent la
guerre, l’un des deux, l’injuste
aggresseur (a)2, au bout de quelques campagnes a
massacré deux cens mille de ses ennemis, & autant de
ses sujets, sans compter la foule des malheureux qu’il a
ruinés. Est-il coupable ? demandez-le à tous les Ordres
de la Nation qui lui obéit. Ils chantent ses victoires,
ils pleurent ses défaites ; & ils demandent au ciel
de combattre pour lui.
Cependant Gregoire le Grand, S. Gregoire assis
sur la Chaire de Pierre écrivoit à Phocas, Qui de nous n’assureroit pas que ce
Roi si célebre qui combat aujourd’hui contre l’Europe
& l’Asie, seroit un despote absurde & barbare
s’il dépouilloit, s’il exiloit, s’il emprisonnoit, s’il
faisoit périr dans les supplices les Catholiques de
Silésie pour les convertir à sa Religion ? Tout cela
s’est vu dans d’autres Etats, au grand
applausdissement des Docteurs, des Prélats, des Orateurs
& des Poétes ; & il se trouve encore des gens
qui canonisent la Saint-Barthelemi. Croyez-moi, M. le
Spectateur, je ne sçaurois trop vous le redire :
attachez-vous à réformer nos vertus, les hommes tiennent
trop à leurs vices.
Example
Lycurgue, en fort peu de tems, éleva les
Spartiates au-dessus de l’humanité.
Example
Les ressorts de sagesse que
Confucius imagina, il y a plus de deux mille ans,
ont encore leur effet à la Chine.
Citation/Motto
S Paul disoit
qu’il falloit être sage avec sobriété ; &
l’Etat, pour être vigoureux ; veut être peuplé.
Citation/Motto
Vous quitterez votre pere & votre mere pour vous
attacher à votre femme.
Example
S. Bernard a réformé
S. Benoît : Matthieu Baschi, ou Ochin, tous deux
peut-être, ont redressé les disciples de François :
une sainte femme, des enfans d’Elie ; & on parle
de réformer la Compagnie même de Jesus (a)1; &
tout cela est applaudi.
Example
Qui n’auroit pas cru que l’usurpateur Phocas, après
avoir fait égorger sous ses yeux l’Empereur Maurice,
sur les corps sanglans de toute la Famille
Impériale, étoit un monstre à étouffer ;
Example
que la Reine Brunéhaud,
si fameuse par ses forfaitts <sic>, étoit la
plus méchante femme de la terre ?
Citation/Motto
qu’il rendoit graces à
Dieu de son avénement à la Couronne, comme du plus
grand bien qui pouvoit arriver à l’Empire, dont la
gloire & le bonheur alloient renaître 3; & à Brunéhaud que la Nation
Françoise étoit la plus heureuse de toutes,
puisqu’elle avoit mérité d’avoir une semblable
Reine, douée de toutes sortes de vertus & de
belles qualité (b)4.
Level 3
Letter/Letter to the editor
Lettre a M. de Bastide.
A Montmorenci le 5 Décembre 1760.
J’Aurois voulu, Monsieur, pourvoir répondre à l’honnêteté de vos sollicitations, en concourant plus utilement à votre entreprise ; mais vous sçavez ma résolution, & faute de mieux je suis réduit pour vous complaire à tirer de mes anciens barbouillages le morceau ci-joint, comme le moins indigne des regards du Public. Il y a six ans que M. le Comte de Saint-Pierre m’ayant confié les manuscrits de feu M. l’Abbé son oncle, j’avois commencé d’abréger ses écrits afin de les rendre plus commodes à lire, & que ce qu’ils ont d’utile fût plus connu. Mon dessein étoit de publier cet abrégé en deux volumes, l’un desquels eût contenu les extraits des Ouvrages, & l’autre un jugement raisonné sur chaque projet : mais après quelque essai de ce travail, je vis qu’il ne m’étoit pas propre & que je n’y réussirois point. J’abondonnai donc ce dessein, après l’avoir seulement exécuté sur la paix perpétuelle & sur la polysinodie. Je vous envoye, Monsieur, le premier de ces extraits, comme un sujet inaugural pour vous qui aimés la paix, & dont les écrits la respirent. Puissions-nous la voir bientôt rétablie entre les Puissances ; car entre les Auteurs on ne l’a jamais vue, & ce n’est pas aujourd’hui qu’on doit l’esperer. Je vous salue, Monsieur, de tout mon cœur. Rousseau.Annonce.
Metatextuality
Je ne sçais si une personne qui
vient de m’écrire s’est proposé d’exciter ma curiosité, en
me demandant la permission de m’adresser le récit d’une
aventure qu’elle m’annonce comme très-singuliere. Si tel a
été son dessein, elle peut se vanter d’avance d’y avoir
réussi, & je joins ici à l’aveu de l’impatience que font
naître en moi sa proposition & le tour de sa lettre, la
priere sincere de ne me pas faire attendre long-tems le bien
dont elle doit m’enrichir. Cette aventure du moins sera bien
écrite, j’en juge par la lettre, d’où je vais tirer quelques
lignes qui mettront le Lecteur à portée d’en juger comme
moi.
Level 3
Letter/Letter to the editor
« Se livrer à toutes les
agaceries des femmes, les adorer sans les définir, ou ne
les définir que pour compter sur la facilité d’en
triompher ; multiplier, estimer en soi,
comme moyens de leur plaire, ces airs frivoles, ces
travers brillans qui sont leur séduction, & bientôt
après leur inconstance, parce que leur ame exige mieux
sans le sçavoir ; trouver tout bon, ne haïr que l’ennui,
n’economiser que le respect insurmontable qu’arrache la
raison ; inventer, parce qu’on ne sent plus, se vanter
d’un excès sans y trouver le plaisir, se détruire par
systême, & souvent sans systême ; c’est le moyen
d’être, avant quarante ans, le plus malheureux des
hommes, si l’on vient à penser mûrement, ou le plus
méprisable, si l’on est destiné à ne jamais penser.
L’histoire que je vous annonce pourra être utile à celui
de ces deux êtres que la nature a moins réprouvé en le
formant. »
Metatextuality
Je m’imagine qu’à présent le
Lecteur est aussi impatient que moi de voir la suite d’un
début aussi piquant, & je ne puis que
renouveller mon instante priere à l’obligeant anonime qui
m’a fait l’honneur de m’écrire.
Metatextuality
Je supplie les personnes qui me
feront l’honneur de m’adresser des morceaux, d’avoir soin
que l’écriture en soit nette & correcte. Les noms
propres sur-tout & les termes d’arts ne sçauroient être
écrits trop lisiblement.
1(a) Bruit ridicule qui a couru, & dont l’Auteur prétend ici se moquer.
2(a) Il faut bien prendre garde qu’on ne veut parler ici que des Princes ambitieux & jaloux qui déclarent une odieuse guerre à des Rois paisibles & justes. Toute la pensée de l’Auteur est expliquée par le mot d’injuste dont il se sert.
3(b) Maimbourg, hist. du pontificat de S. Gregoire.
4(b) Lib. II. Epist. 8.