Le Monde: Chapitre IV.

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Chapitre IV.

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Lettre/Lettre au directeur

Lettre à l’Auteur du Monde.

Le champ de l’histoire, Monsieur, est si étroit, si borné, qu’on doit rechercher avidement tout ce qui peut l’étendre. C’est à la sagesse de la discussion critique à distinguer le vrai de faux, à séparer l’or de l’alliage ; l’esprit philosophique alors vient au secours du compilateur de faits & d’anecdotes, mais il ne doit négliger aucun de ces détails ; combien en ignore-t-on, qui, s’ils étoient connus, répandroient un jour lumineux sur la plûpart de ces grands événemens dont les causes échappent aux vues générales de l’Historien. Beaucoup d’Ecrivains ont prétendu que le bourreau qui trancha la tête au malheureux Charles I. Roi d’Angleterre, étoit masqué. Cette particularité a donné lieu à une infinité de Romans ;

Metatextualité

j’ose y ajouter le mien : je m’explique. J’ai l’honneur de vous envoyer la relation d’un fait que je tiens de la bouche d’un homme de lettres estimé, qui lui-même le tenoit d’un des amis du Lord * * * ; je suis donc presque tenté de vous en garantir la vérité. Je viens à mon trait historique, que je soumets aux conjectures sçavantes, & aux pénibles recherches de nos érudits.

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Récit général

Le Lord * * *, d’une des meilleures maisons d’Angleterre, occupoit auprès du feu Roi Georges II. un poste digne de sa naissance & de son mérite personnel. Il étoit un des Chefs de l’armée Angloise à Dettingen; les dispositions de M. le Maréchal de Noailles, qui avoit épuisé les secrets de l’art militaire, la situation des lieux, son attachement pour son Maître, tout faisoit craindre avec raison au Lord, que les Anglois n’eussent point l’avantage. Ce Seigneur communiqua ses soupçon au Roi : il lui représenta que sa gloire & sa vie peut-être étoient en danger, que selon toutes les apparences les François devoient demeurer vainqueurs dans cette journée. Georges ferma l’oreille aux sages remontrances de l’Officier éclairé : la fortune se plut à triompher de la prudence, les Anglois eurent le dessus, & le Lord fut coupable de tous les torts aux yeux de son Souverain : il fut disgracié, il s’y attendoit. On sçait qu’en Angleterre un courtisan disgracié est consolé par l’espece de considération que ce titre lui donne dans le Public. Le Lord vint à Londres, il y fut reçu avec éclat de ses amis ; les citoyens sensés voyoient en lui un honnête homme, qui avoit osé dire la vérité à son Roi, & le succès de l’événement ne les trompoit pas sur les mauvaises suites que, suivant la vraisemblance, cette bataille auroit dû avoir pour les Anglois. Le Lord s’occupa de ses préparatifs pour aller se renfermer dans ses terres en Ecosse ; quelques jours avant son départ il invita beaucoup de monde à un souper brillant : il fit très-bien les honneurs de la fête ; on le félicita sur sa disgrace : à la fin du repas un de ses domestiques lui remit ce billet qu’avoit apporté un inconnu : « Je fais mon compliment de tout mon cœur à Milord, jamais son mérite n’a plus éclaté, je voudrois lui donner des preuves réelles de mon estime, qu’il se rende donc ce soir à huit heures dans la Cité, rue * *, il trouvera une allée obscure vis-à-vis l’enseigne * *, il entrera dans cette allée, montera au plus haut de la maison, il heurtera, & on aura soin de lui ouvrir ; qu’il vienne seul, on l’attend à l’heure marquée. Le Lord rit à la lecture de ce billet : Voilà, dit-il à un de ses amis, ce que ma bonne fortune m’attire, c’est sans doute quelque beauté desœuvrée qui est charmée de faire une dupe, & qui croit l’avoir trouvée en moi ; cependant je tiendrai bon ; il faut qu’un disgracié soit Philosophe, & qu’il résiste aux tentations ; n’êtes-vous pas de cet avis, Milord ? L’ami applaudit à son plan de sagesse, le rendez-vous & le billet furent oubliés, & le Lord passa la nuit avec sa société : le lendemain il reçoit ce nouvel écrit. « Je vous avois cru, Milord, digne de votre réputation : me serois-je trompé ? On veut bien encore vous offrir une occasion de réparer votre faute, on vous attend aujourd’hui à la même heure qu’hier, & au même endroit ; n’allez pas détruire la bonne opinion que l’on a conçue de vous : songez que passé cette journée vos torts deviendroient irréparables. » Un mouvement de colere se joignit à l’étonnement de Milord : Qui que vous soyez, s’écria-t-il, vous n’avez fait que me rendre justice ; . . . eh bien, j’irai à ce rendez-vous ! . . . & nous verrons qui m’ose écrire de la sorte. » Il continua d’arranger ses affires pour son voyage d’Ecosse, & ne sçachant trop à quelle idée s’arrêter, il sçachant trop à quelle idée s’arrêter, il se rendit sans domestique à l’endroit indiqué. Il monte au cinquieme étage d’une maison où tout étoit le tableau de la misere la plus abjecte : ce spectacle augment son étonnement, & même lui cause quelque inquiétude : il heurte ; « qui est-là, lui dit une voix inconnue ? le Lord * * *, répond Milord : eh bien, qu’il ouvre, poursuit-on assez brusquement. » Ce ton étoit nouveau pour les oreilles du Lord ; il entre ; il traverse une espece de bouge qui le conduit à une chambre éclairée d’une lampe. Il n’avoit pu cependant s’empêcher de mettre la main sur la garde de son épée ; « vous avez peur ? s’écrie-t-on du fond d’un lit : moi avoir peur, replique le Lord, je ne la connois pas ; « il ôte en même tems sa main de dessus son épée & s’avance vers le lit. Il voit un vieillard accablé du poids des années, à qui une longue barbe descendoit jusque sur la poitrine, qui à peine avoit conservé l’apparence humaine : « Lord, dit le vieillard, je suis charmé de vous voir, votre réputation me flate ; asseyez-vous & ne craignez rien, ajoute-t-il en soupirant, d’un homme de 125 ans. » Le Lord s’assied, toujours dans la surprise, toujours dans l’attente de la fin d’une aventure si extraordinaire : il regardoit ce vieillard & ne pouvoit se lasser d’admirer un âge si avancé. « Votre fermeté, poursuit le vieillard, votre sagesse dans vos conseils donnés au Roi, & son injustice sont parvenues jusqu’à moi ; le ciel va vous récompenser par mes mains de vos vertus, vous êtes digne du sang des * * * ; n’avez-vous pas eu besoin de papiers fort importans pour votre famille, pour votre fortune & votre noblesse ? » « Oui, répond le Lord avec vivacité, ces papiers ont été perdus, on ne sçait trop par quelle fatalité ; j’ai fait des recherches inutiles, & cette perte me cause celle des trois quarts de mon bien, & d’une infinité de titres qui m’intéressent encore davantage : eh bien, continue le vieillard, ces papiers vont vous être remis ; vous voyez cette cassette, prenez cette clef & ouvrez. » Le Lord se saisit de la clef avec impatience ; il ouvre, il jette un coup d’œil sur les papiers, & s’écrie en tendant les bras au vieillard : « Homme généreux, puis je assez vous témoigner ma reconnoissance ; je retrouve ma fortune, les droits de mes ayeux. . . A qui dois-je un service si rare ? . . . Tu es mon cher enfant, répond le vieillard avec des larmes, approche, viens embrasser ton malheureux bisayeul. « Mon bisayeul ? interrompt le Lord frappé d’une surprise inexprimable, « oui, continue le vieillard, tu me dois ton sang ; écoute, mon fils, peut-être ce sont mes derniers accens ; prête-moi l’oreille & tremble. Tu connois les fureurs de note Nation, disons plutôt ses crimes ! ils ont tous été réunis dans la condamnation de Charles I. notre Roi, notre Maitre légitime : tu sais qu’il a perdu la vie sur un échauffaut, qu’un homme masqué lui a tranché la tête, que jusqu’à présent cet homme a été inconnu ? » & en auriez-vous connoissance, interrompt vivement le Lord : « oui, je le connois sans doute, poursuit le vieillard au milieu des pleurs & des sanglots : ce monstre, ô mon fils, cet homme abominable, digne de tous les supplices, c’est. . . c’est moi ! » Vous, replique le Lord en jettant un cri d’imagination & reculant d’horreur : « Moi, moi-même, reprend le vieillard, c’est moi qui ai été le bourreau de mon Roi ; la vengeance m’a pu conduire à cet énorme attentat. Il m’avoit toujours haï sans raison ; j’avois éprouvé de sa part des injustices, des violences. . . un dernier affront. . . . enfin je le détestois ; je me livrai entierement au barbare Cromwel ; je servis ses complots, ses crimes ; je lui frayai le chemin du trône ; je ne cherchois qu’à me venger ; je n’exigeai de l’usurpateur qu’une seule récompense de mes perfidies ; je lui demandai qu’il me fut permis. . . le redirai-je, ô ciel ! de porter la main sur mon Roi . . . de lui arracher la vie . . . Cromwel m’accorda tout ; & je suis cet homme masqué qui a été le bourreau du meilleur des Rois. » Le Lord regardoit le veillard, pleuroit & frémissoit. Vous ! mon pere, vous le bourreau de Charles I. !. . Voilà où m’a porté la rage de la vengeance, repliqua le vieillard ; depuis ce jour affreux mon cœur a été déchiré par toutes les furies ; je me suis banni de ma patrie ; le ciel pour me punir a voulu étendre ma vie au-delà des bornes de la nature ; après avoir erré un nombre d’années dans toute l’Europe, inconnu à ma famille, à mes amis, au monde entier, dans la plus profonde indigence, je suis venu mourir dans mon pays, dans ce pays que j’ai privé d’un Roi : cette cassette étoit le seul reste de ma fortune. J’ai appris par une pauvre femme qui me sert & qui ignore mon nom & mon crime, j’ai appris, dis je, ta disgrace honorable & ton mérite ; j’ai voulu avant que de rendre les derniers soupirs contribuer à ton bonheur, & te remettre un bien qui t’est dû. . . Mon enfant tu frémis, je te fais horreur ; je suis en exécration à moi-même : va, fuis un spectacle si odieux, fuis : que mon exemple t’instruire des excès auxquels un homme vertueux, jusqu’alors peut s’abandonner quand il est égaré par la vengeance : en détestant mon crime pleure sur ma mémoire : si les remords suffisoient pour expier un semblable forfait, j’aurois épuisé la justice divine. » Le Lord étoit anéanti : l’horreur, la tendresse, la pitié, toutes ces passions accabloient à la fois son ame . . . Il cede aux mouvemens de fils . . . il se jette en pleurant dans les bras du vieillard : « Ah ! s’écrie-t-il, j’oublie tout ; vous avez des remords, vous êtes malheureux & vous êtes mon pere, c’est tout ce que je vois. » Il veut engager le vieillard à le suivre en Ecosse : il s’offre de l’y faire transporter sous un nom étranger ; le vieillard refuse ; fatigué ensuite des priers du Lord * * *, il paroît s’y rendre, il promet. Son petit-fils revient le lendemain selon sa promesse, & dans l’espérance que son bisayeul remplira la sienne : tout étoit disparu ; le Lord fit des perquisitions, elles furent inutiles : il y a tout lieu de croire que ce vieillard accablé de douleur & de remord n’avoir point voulu se montrer aux yeux de sa famille, & qu’il étoit allé ensevelir ses derniers jours dans quelque endroit aussi obscur que celui où le Lord l’avoit trouvé. (D)