Le Monde: Chapitre II.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6949
Nível 1
Chapitre II.
Nível 2
Nível 3
Narração geral
Mémoires abrégés d’un Fou
Philosophe. Ainsi parla l’ingénu
Sombreval, après avoir très-joyeusement vu partir sa
femme pour ce lieu de force1fait pour le repos des maris malheureux. Mais
Sombreval étoit-il réellement malheureux ! non, il
s’étoit cru tel parce qu’il étoit foible, parce qu’il
étoit leger, parce qu’il étoit inconséquent. Sa femme
avoit été une des bonnes personnes qu’on eût vu dans le
siecle, elle l’aimoit & grondoit un peu ; mais
savivacité <sic> n’étoit qu’un feu folet, elle ne
produisoit jamais que des éclairs sans orage : Sombreval
s’étoit trompé sur son sort, comme il arrive à tous ceux
qui ne font pas assez de réflexions ou qui en font
trop : il ne méritoit pas d’être aimé d’une
femme, puisqu’il ne pardonnoit pas le moindre effet de
cet amour. C’étoit un homme sans caractere : il ne
pouvoit être heureux ni malheureux. Il avoit lu un livre
de philosophie où le mot de liberté, cent fois répété,
étoit le seul qu’il eût entendu : il avoit souhaité
d’être libre & s’étoit cru esclave ; depuis ce jour
la tendresse de sa femme lui étoit devenue importune,
& il avoit pris des soupirs pour du bruit ; s’il
avoit été libre un seul jour comme il le desiroit, il se
seroit plaint de l’indifférence d’une femme qu’il avoit
adorée ; son tort étoit de n’être content de rien,
d’ignorer ce qui lui étoit propre, & de se susciter
des ennemis toutes les fois qu’il formoit des vœux.
Devenu veuf & libre, il dit, je suis heureux, &
ne le fut pas. Il prenoit l’ennui pour le repos, &
bâilla cent fois avant que de soupçonner le malheur
attaché à ses idées. Quand il eut entrevu
la difficulté de s’amuser en ne tenant à rien, il
résolut de faire une maîtresse ; mais, dit-il,
prenons-la avec un caractere qui supporte aisément la
domination ; je veux être libre, je sors d’esclavage,
& la moindre contrainte me désoleroit. Comme il
étoit riche, il pouvoit choisir, car malheureusement
bien des femmes se vendent. Il jetta les yeux sur celle
qui parloit le moins : qui sçait se taire, dit-il, a
mieux étudié ses devoirs, & ne s’engage qu’avec
réflexion ; & tout de suite en lui parlant, Madame,
je vous ai examinée & vous me convenez ; je ne veux
pas me marier, mais je suis un amant raisonnable,
convenable, & si vous voulez en essayer, vous
n’aurez pas un grand compte à rendre à votre vertu,
& vous vous trouverez assurée de votre bonheur. . .
La Dame ne répondit rien, par étonnement, & il ne se
douta pas que son silence n’étoit point un aveu. Il
continua sur le même ton. Je vois,
Madame, que vous voulez rêver à ma proposition ? il vous
appartient de sçavoir ce que vous avez à faire dans
toutes les occasions de votre vie, & vous ne pouvez
prendre que des partis raisonnables avec ce don de
penser qui vous est propre : quand vous y aurez bien
réflechi, vous me ferez l’honneur de me répondre, &
un mot suffira. . . . Ce mot ne vint point, & il mit
la difficulté de le prononcer sur le compte de l’esprit
le plus prévoyant & le mieux réglé qu’il eût vu de
ses jours ; cependant il étoit impatient de l’entendre ;
& quand il crut l’avoir assez attendu, il la pria de
s’expliquer ingénument. Il fut payé de sa grande
politesse. Avant de m’expliquer, Monsieur, lui dit-elle,
& même avant de me permettre de rien sentir pour
vous, permettez-moi de vous demander quel est votre
caractere ! Moi ! Madame, j’adore la liberté ; je veux
un commerce tranquille où le sentiment soit
sans imposture & sans éclat ; je crains la passion,
je n’en exige ni n’en <sic> veux avoir, elle
m’empêcheroit d’être libre, & l’indépendance est le
premier bonheur. Eh bien ! Monsieur, je suis trop
honnête femme pour vous ; je ne connois que la passion
dans un engagement, elle seule peut le faire excuser :
tant que l’on peut réflechir, on est obligée de se
défendre, & l’amour est infamie sans la séduction.
Ah ! Madame, vous raisonnez divinement, & il y a eu
un tems dans ma vie où je me serois bien accommodé de
cette sublimité d’idées ; mais malheureusement
aujourd’hui, je connois le malheur des passions, &
je cherche à être heureux d’un bonheur qui en venant à
me fuir, me laisse moins de regrets dans le cœur. . . .
La Dame trouva cette réflexion fort sensée, & lui
dit, nous ne nous convenons pas, Monsieur, mais nous
sommes faits pour être amis ; je vous offre mon amitié ;
oui, Madame, jusqu’à ce que vous ayez
trouvé un amant qui veuille être adoré, & après cela
vous me planterez-là ! Je vous remercie de votre offre
obligeante, je ne veux ni maîtresse qui puisse avoir de
la passion, ni amie qui puisse prendre un amant. En ce
cas, Monsieur, nous resterons come nous sommes, &
nous n’aurons l’un pour l’autre ni amitié ni amour. Le
charme d’une voix touchante, l’impression d’un regard
séduisant passerent en ce moment dans le cœur de mon
Philosophe ; & lorsqu’il vit la Dame lui faire une
profonde révérence & s’éloigner de lui, il la
regarda avec autant de passion qu’il venoit pour ainsi
dire d’en refuser. Cependant il se souvint qu’il vouloit
être libre, & il eut peur de se livrer à ses
regrets. Il se reprocha la surprise de ses sens : est-ce
par la foiblesse que l’on marche à la liberté ? se
dit-il ; suis-je donc un enfant, un rêve-creux ?ne
sçais-je pas qu’il n’y a que l’indépendance
qui puisse me rendre heureux, & faul-il qu’un regard
détruise un systême ? . . . Un prompte suite fut le
châtiment qu’il exerça contre lui. Revenu à lui, il dit,
le commerce des femmes ne me convient point ; trop ou
trop peu, c’est ce qu’on trouve en elles ; l’équilibre,
qui est ce que je cherche, est un être de raison
impossible à réaliser : C’est dommage, car une femme qui
m’aimeroit comme je veux, & qui j’aimerois comme je
dois, me feroit mener une vie douce & tranquille :
mais puisqu’elle n’existe point il seroit fou de la
chercher : Je renonce donc à cette chimere, & je
vais essayer de faire un ami. L’amour que j’ambitionnois
n’est peut-être autre chose que cette amitié que je n’ai
pas encore connue. Il fit un ami, ou plutôt il trouva un
honnête homme sans passion, sans défauts, sans systême :
raisonnable, parce qu’il étoit bon ; juste,
pare qu’il étoit tendre ; simple, parce qu’il étoit
vrai. Il s’attacha à lui, & se l’attacha : un tel
ami devroit-il être le partage d’un fou ! O distribution
des biens toujours inexplicable . . . . mais ne vous
jettons point dans les réflexions. Sombreval voulut
avoir une conversation avec son ami. Il n’étoit convenu
de rien avec lui, & vouloit toujours convenir avant
de s’engager ; le poids, l’équerre & le compas étoit
les instrumens de sa raison. Vous ne me connoissez pas
encore bien, lui dit-il ; nous nous sommes liés par la
sympathie, je ne la regarde pas comme un fondement assez
solide ; une seule dissonnance dans nos goûts peut
détruire toute l’harmonie, & nous serions obligés de
nous séparer avec la honte d’avoir négligé l’essentiel
en nous liant. Je commence par m’offrir tout nud
<sic> à vos yeux ; car je ne crains pas d’avoir
des taches qui me fassent rougir. Premierement je veux être libre ; je ne connois qu’un seul
bonheur, c’est celui d’être moi, d’être à moi : on dit
que l’amitié a des devoirs, je ne veux pas m’y
soumettre, ce seroit un esclavage ; je veux qu’elle ne
soit qu’une douce influence qui se répande sure mes
penchans & sur mes jours, pour me les embellir. Son
aveu & sa proposition furent écoutés avec un
applaudissement apparent, mais firent naître la
défiance. L’ami pensa que ce caractere ne lui convenoit
point. Voici un homme, dit-il, qui à force de vouloir
être libre pourroit bien être impertinent & brutal ;
éprouvons-le, & préparons-nous à le quitter sans
regret. Il ne tarda pas à faire cette épreuve
nécessaire ; & dès le premier jour, pour une petite
contrariété qu’il hazarda à dessein, il s’apperçut que
Sombreval alloit le prendre en haine . Alte-là, lui
dit-il, M. de Sombreval, il me semble qu’il ne faut pas
vous piquer bien fort pour vous faire des
blessures ? vous avez la peau trop tendre, & je vous
conseille. . . . De me cuirasser, Monsieur, de me faire
durcir la peau, n’est-ce pas votre avis? Non, Monsieur,
ma peau restera telle qu’elle est ; mais c’est mon cœur
que j’endurcirai ; il n’aura plus de foiblesse pour
personne ; je vous avois distingué, je vois que tous les
hommes sont égaux ; ils veulent regner en maîtres sur un
ami sensible ; & regardent le projet d’être libre
avec eux comme un attentat & une usurpation. . . .
Vous serez toujours le maître de n’aimer rien, répondit
l’ami, mais c’est la seule liberté légitime qu’il y ait
dans le monde : il faut se détacher de tout ou se
résoudre à dépendre plus ou moins des objets & des
circonstances : vouloir être libre, comme vous
l’entendez, est une chimere : & faire plus d’un pas
vers cette liberté, c’est afficher la tyrannie.
Sombreval fut très-piqué de cette vigoureuse réponse.
Indépendamment de la folie particuliere, il
avoit le malheur des gens riches, qui est de ne
reconnoître aucune sorte de droit à la liberté dans les
gens qu’ils veulent bien honorer de leur bienveillance.
Il riposta par des injures, & se mit dans une colere
épouvantable : l’ami qui ne faisoit tout cela que pour
le connoître, lui dit, Monsieur, restons-en-là : mon
dessein n’est pas de vous fâcher, j’ai voulu simplement
vous connoître, je suis content de ce que j’ai vu, &
il ne me reste plus qu’à rompre avec vous : mais
permettez-moi de vous dire que c’est vainement que vous
vous laissez consumer par le desir d’être libre, vous
êtes moins fait que personne pour l’être : votre
jugement est prompt, votre sang est âcre, vos passions
sont violentes ; avec cela, Monsieur, il ne peut jamais
y avoir de liberté pour vous : je suis fâché que ce soit
moi qui vous le dise, je ne m’étois lié avec vous que
pour vous aimer. Vous n’aimez rien, vous
n’avez du moins qu’une sorte de sensibilité, celle qui
fait l’injustice & les chagrins. Je vous plains :
vous serez toujours malheureux. Sombreval eut pendant
trois jours sur le cœur les cruelles vérités qu’il avoit
été obligé d’entendre : après cela, il dit, un homme qui
veut être libre doit oublier les outrages, & la
tranquillité est faite pour celui qui a appris à
mépriser les hommes dans leurs accès d’injustice. Il se
jetta dans le tourbillon du monde ; persuadé que toute
sorte d’attachemens étoit impossible avec les conditions
qu’il y vouloit mettre. Il passa sa vie à incommoder les
autres & à n’être point libre. Il renonça encore à
ce moyen. La solitude lui offrit un remede à la
persécution qu’il prétendoit qu’on lui faisoit éprouver.
Il n’y fut pas plus libre qu’à la ville : les
campagnards accoururent chez lui, & n’eurent nul
égard à la grande envie qu’il avoit d’être seul : il
leur dit des sottises & ne réussit pas
mieux à les chasser : ils répondirent fierement,
l’humilierent, & continuerent de l’assiéger. Sa
porte fut fermée, les ponts furent levés, il devint
libre, s’ennuya. Il reprit le chemin de la ville ; &
toujours en voulant être libre, il fit tout ce qu’il
falloit pour ne le pas être : il crut enfin avoir
imaginé un expédient bien sûr pour arriver à son but. Il
acheta une maîtresse, jeune objet élevé dans l’ignorance
& formé à la docilité. Je serai libre, lui dit-il,
mais vous ne serez point esclave : vous aurez un carosse
& des domestiques, vous irez à la promenade, aux
spectacles, par-tout où vous croirez pouvoir trouver des
plaisirs, & je ferai de même : nous ne nous gênerons
point, vous n’exigerez nulle complaisance, nulle
fidélité, nulle assiduité ; vous ne m’attendrez point,
& quand je serai trois jours sans vous voir, vous ne
croirez pas que vous m’avez perdu, & vous ne
m’écrivez point, en conséquence, de ces lettres qui
désesperent un homme qui veut être
libre. La jeune personne trouva ce discours singulier :
ses charmes lui disoient qu’elle n’étoit pas faite pour
n’inspirer qu’un goût conditionnel ; elle se soumit
pourtant à la loi qu’on lui imposoit, parce qu’elle
étoit élevée à ne murmurer de rien. Son amant fut libre,
& elle devint infidelle : il essuya l’outrage encore
plus sensible d’être trompé ; on ne rompit point avec
lui, & l’on en aima un autre : il s’en apperçut,
& comprit trop tard que quand on veut qu’une femme
soit fidelle, il ne faut pas débuter par lui dire qu’on
adore la liberté, & qu’elle sera libre. Il fut
très-sensible à cette aventure, l’orgueil l’empêchoit de
comprendre qu’elle n’avoit rien que de naturel. Il
renonça encore & pour jamais au commerce des femmes.
Il fit bien, & le parti de l’indifférence étoit le
meilleur qu’il eût à prendre, puisque la passion faisoit
sa crainte, & l’infidélité son chagrin.
Il recourut à d’autres amusemens : la vivacité de son
esprit lui en fit des passions, & il y renonça parce
qu’il s’apperçut qu’il n’étoit plus libre en s’y
livrant. Aux amusemens, succéderent les occupations ; il
y trouva le même inconvénient, & cette liberté
funeste qu’il adoroit & qui le fuyoit toujours, fit
encore son inconstance. Un dernier essai le jetta dans
des entraves mille fois plus étroites & plus
odieuses. Il lui falloit une société, un cercle grand ou
petit où il pût promener ses desirs & son erreur. Il
crut trouver dans le commerce des grandes l’agrément du
plaisir & la liberté des actions : je n’ai rien à
leur demander, se dit-il, je suis riche, & n’ai
point d’ambition ; ils sont superficiels, legers,
insensibles, tout cela m’annonce cette liberté que j’ai
si vainement cherchée. Il fit des liaisons avec les
premiers qui se présenterent, & leur dit, je vous
verrai, vous amuserai, vous prêterai de
l’argent, & vous donnerai des fêtes ; mais vous ne
m’importunerez pas ; vous ne viendrez point chez moi
malgré moi-même, vous n’y apporterez point ces
prétentions qui vous caractérisent, vous aurez des
égards pour moi, & ne me mêlerez point dans vos
intrigues : en un mot je serai libre avec vous. Ils lui
promirent tout ce qu’il voulut ; mais bientôt par une
adresse inconcevable à flater & blesser
alternativement son amour – propre, ils en firent une
dupe & un esclave. Il fut enfin persuadé qu’il n’y
avoir de liberté nulle part, ou qu’elle ne pouvoit se
rencontrer qu’avec l’ennui, telle qu’il l’avoit trouvée,
par exemple, dans la solitude. Cette réflexion pouvoit
le rendre heureux : mais il falloit pour cela qu’il
cessât de vouloir être libre. Il ne vouloit point
entendre parler de passion, & son amour pour la
liberté n’étoit autre chose qu’une passion ; c’étoit
tourner le dos à son but ; & quand on
se contrarie soi-même aussi essentiellement, on ne peut
jamais être que très-malheureux & très-ridicule. Il
fut l’un & l’autre pendant tout le reste de sa vie.
Il vêcut machinalement, ne faisant plus d’épreuves, mais
ayant toujours intérieurement un systême. Le mot de
liberté étoit toujours sur ses lévres ; & tous les
jours, s’ennuyant dans une société ou dans une
situation, il changeoit d’objets sans changer d’idées.
Jamais homme peut-être ne fit plus de pas inutiles vers
le bonheur. Le dernier qu’il fit le porta encore une
fois dans la retraite : il y fixa son séjour, &
éprouva tout l’ennui réservé aux êtres qui n’ont rien
aimé, ni rien desiré de raisonnable. Cependant cette
maladie profonde de l’ennui & du chagrin ne tourna
point en misantropie & en inhumanité. Il ne déclama
point habituellement contre l’espece humaine, & ses
valets ni ses paysans n’apprirent point à devenir
voleurs & assassins, à force d’entendre
dire que les hommes étoient des scélérats. Il n’eut ni
la méchanceté de croire que tout, excepté lui, étoit
méprisable, ni la vanité de penser qu’il devoit
dogmatiser le mépris. Sa philosophie n’alla point
jusques-là, parce que son orgueil ne lui demandoit pas
de faire du bruit & du mal.
Autorretrato
Enfin je
jouirai du plaisir d’être maître chez moi ; je dirai
je veux, & je serai obéi ; on ne comptera plus
les momens de mon absence pour me tyranniser à mon
retour : Je suis né libre, j’ai toujours voulu
l’être, & ne l’ai jamais été. On me maria,
j’aimois la femme que j’épousois, j’étois charmé de
me voir uni avec elle ; j’ignorois l’esclavage qu’un
plaisir peut nous faire : j’eus à peine prononcé le
mot faire : j’eus à peine prononcé le mot fatal, que
tout mon être se trouva englouti dans le goufre du
devoir : Affreux moment, cruelle pensée, qui me
retrace des maux que j’avois oubliés. . . . mais je
ne me les rappellerai pas en vain pour mon bonheur.
La mémoire, presque toujours barbare ennemie du
repos, peut cependant devenir l’organe
du plaisir, en nous rappellant des peines
passées. . . . Mon esclavage est fini, la joie
contraste avec le deuil qui m’environne, & ne
m’en paroît que plus douce : un sentiment heureux
est une vie nouvelle.
Conclusion.
Cette aventure, aussi morale que l’aventure la plus sérieusement racontée, doit faire faire des réflexions à ceux qui toujours mécontens de leur sort & se précipitant vers l’avenir, font, du desir si naturel d’être heureux, le plus cruel supplice de leur ame. Vouloir être bien quand on est mal, rien de si raisonnable : vouloir être mieux quand on est bien, rien de si dangereux. C’est cette pierre philosophale que tant de gens riches se sont ruinés à chercher : ils auroient eu des millions s’ils l’avoient trouvée, mais elle étoit introuvable : il n’y a qu’une portion de bonheur pour tous les êtres de la terre : cette loi peut paroître dure, mais elle ne l’est pas : en s’y soumettant on trouve, en soi, mieux que le plus grand bonheur, qui est toujours un état incertain, le don de s’en passer, qui assure une satisfaction durable. Je conviens qu’il faut avoir quelque chose pour rejetter le desir d’avoir beaucoup, mais souvent on se plaint sans manquer, ou l’on ne manque en apparence que parce qu’on ne fait pas sentir : je vois que la plûpart des malheureux ne sont que des ingrats ou des inconstans. Le point essentiel est de fonder son cœur : si l’on avoit ou assez de courage ou assez d’humilité pour descendre au fond de cet abyme, on y trouveroit certainement de quoi justifier la fortune. Cette fortune dont on se plaint sans relâche n’est pas plus injuste que nous le serions nous-mêmes si nous dispensions les faveurs : nous le serions même plus qu’elle : nous aurions des passions & des favoris comme elle : mais notre prodigalité envers ceux-ci feroit aveugle : le reste de la terre nous feroit étranger : elle a du moins donné aux objets les plus vils & même à ses ennemis ce peu qui suffit quand on est raisonnable : elle a mieux fait que nous ne ferions ; cependant nous ne cessons de la calomnier, & notre malheur devient réel à force d’ingratitude.Metatextualidade
Je ne
pousserai pas plus loin ces réflexions pour avoir le plaisir
de faire parler ici un Ecrivain célebre qui a très
élégamment écrit sur cette matiere.
Nível 3
« Une vie heureuse, dit-il, est un
composé de plusieurs sortes de plaisirs ; de ceux des sens,
de ceux de l’esprit, & de ceux du cœur, mais mêlés &
réglés de telle maniere que les uns n’alterent pas les
autres, & qu’ils contribuent au contraire à leur
accroissement & à leur entretien mutuel. Celui qui fait
son étude du bonheur, doit exclure par
conséquent tous les plaisirs qui ne produisent dans leur
poursuite que de la peine & du trouble, ou qui laissent
après eux des remords & des inquiétudes qui les
balancent ou qui les surpassent. Si en buvant avec excès
d’une liqueur que j’aime passionnément, je me procure un
plaisir de trois heures qui soit suivi d’une peine ou d’un
remord de trois jours, ce plaisir loin de contribuer à mon
bonheur doit être mis au contraire au rang de mes miseres à
proportion que la mesure de la peine surpasse celle du
plaisir. De même si celui qui s’occupe uniquement du soin
d’amasser des richesses trouve quelque plaisir dans la vue
des biens qu’il accumule, & que la peine qu’ils lui
coûtent à acquérir le prive de quantité d’autres plaisirs
dont le nombre, la nature & le dégré surpassent beaucoup
celui qu’il tire de ses richesses, loin de donner le nom de
plaisir à ceux dont il jouit, il doit les
regarder comme un obstacle à son bonheur. Ces principes
paroissant certains, il est question de savoir de quelle
maniere un homme sensé, qui veut rendre sa vie aussi
heureuse qu’elle peut l’être, doit se conduire au milieu de
ce grand nombre d’objets que sa nature & sa condition
particuliere lui présentent. Je ne vois point d’autre voye
que de se rendre tellement maître de ses affections, que ne
se portant à rien avec excès, & n’accordant de
préférence particuliere à aucun plaisir, on soit toujours
prêt à goûter celui qui se présente avec le moins de peine
& d’embarras. L’inclination violente que la nature
inspire pour le plaisir porte ordinairement les hommes à se
livrer sans réserve à ceux qui flatent particulierement leur
goût, sans faire réflexion que cette préférence leur en fait
perdre une infinité d’autres dont le nombre
& la variété les rendroient plus heureux. Il est certain
qu’aucun excès dans l’usage des biens de la vie ne peut
contribuer à la félicité, ne fût-ce que par cette raison que
nos facultés naturelles étant bornées, tout usage excessif
& tout exercice outré les altere & les ruine. Que
l’on compare le plaisir le plus exquis d’un débauché, qu’il
ne sauroit goûter que quelques momens, avec les plaisirs
raisonnables qu’il se met hors d’état de sentir : que l’on
considere les désordres que ses excès causent tôt ou tard
dans sa constitution, les tourmens qu’il souffre dans son
yvresse, la honte qui la suit, l’embarras &
l’incommodité qu’elle cause aux autres, & la douleur
qu’il en ressent lui-même, lorsque les vapeurs qui troublent
sa raison viennent à se dissiper : que l’on juge après cela
si dans la condition où nous sommes l’excès des plaisirs
peut nous rendre heureux. Je tire ma conception d’un seul
exemple : c’est qu’il en est de même de tous
les plaisirs lorsqu’on s’y abandonne sans ménagement. Voyez
à quelles peines on s’expose pour se les procurer, quel
chagrin de les voir échapper lorsqu’on croit les saisir :
combien la jouissance en est courte quand on les possede :
quel regret, quelle tristesse lorsqu’on vient à les perdre.
Le goût nécessairement dépravé par l’excès, ne trouve rien
qui puisse suppléer à ce qu’il perd : ainsi le mal est
double : on s’use, si j’ose parler ainsi, pour le plaisir
qu’on préfere, & l’on se rend comme insensible à tous
ceux qu’on néglige. Je n’excepte pas les richesses &
l’étude, qui sont deux sortes de plaisirs qu’on peut fort
bien renfermer sous la même idée lorsqu’ils sont portés à
l’excès. Ceux qui par une folle avidité d’accumuler de l’or
ou des connoissances se privent de toutes les douceurs de la
vie, dans l’espérance d’arriver à un point de sciences ou de
richesses qui remplira parfaitement leurs
desirs, ne travaillent-ils pas à leur misere plutôt qu’à
leur bonheur ! S’ils goûtent quelque satisfaction à mesure
qu’ils avancent dans la possession plutôt que dans la
jouissance de ce qu’ils acquierent, quelle comparaison d’un
plaisir si leger avec tant d’autres plaisirs des sens, de
l’esprit & du cœur dont ils se privent ! Combien de
soins & de peines pour amasser toujours & ne jamais
perdre ! quelle douleur pour l’un quand son coffre-fort est
forcé, & pour l’autre quand sa mémoire vient à
s’affoiblir ! quoique ces deux sortes d’avares n’ayent à
cœur que leur propre intérêt, il est clair que personne ne
s’y oppose plus qu’eux-mêmes : ils sont les plus grands
ennemis de leur propre bonheur, en se privant volontairement
de tous les plaisirs innocens dont ils pourroient jouir,
& il s’en faut bien, de cette maniere, que leurs
richesses contribuent à les rendre heureux. Si
l’on vouloit donc éviter ces deux extrémités, & prendre
le tempérament qui est marqué par la nature & par la
raison ; si l’on jouissoit avec modération des plaisirs de
la vie, en les réglant de maniere qu’un excès de passion
pour les uns, ne privât pas de jouissance des autres ; on
conservoit par cette sage conduite la santé du corps &
celle de l’ame, le calme dans les desirs, la vigueur dans
les affections, & un goût naturel pour toutes sortes de
plaisirs. On travailleroit ainsi à son propre bonheur, &
l’on ne nuiroit par aucun déréglement à celui d’autrui : on
auroit toute sa force peur le devoir, aussi-bien que tout
son goût pour ce qui est capable de plaire : on seroit tout
à la fois bon, sage & heureux. »
1Le tombeau.