Le Monde: Chapitre I.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6948
Nivel 1
Chapitre I.
Nivel 2
Metatextualidad
Quelques jours après que mon Avis
eut paru, je reçus la lettre qui suit.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Lettre.
« Depuis long-tems, Monsieur, j’avois formé le dessein de composer une feuille dans laquelle, sans m’assujettir absolument à ne traiter que des sujets graves, je pourrois placer quelques réflexions : j’avois pris le Spectateur Anglois pour modele, & j’allois essayer de l’imiter (bien foiblement sans doute) lorsque vous eûtes la bonté de me prévenir en vous emparant de ce nom. Je m’armai de patience, & crus qu’après un petit nombre de volumes vous me laisseriez le champ libre. Quand il vous plut de le faire, je repris mon projet sous le titre de l’Abeille ; je m’apprêtois à l’exécuter, mais point ; votre Monde comme il est vint encore se jetter à la traverse. Depuis deux ou trois mois je n’entends plus parler de vous, je me flate que vous avez tout abandonné, je commence l’Abeille, à présent nouvel avis au Public, nouvel Ouvrage, cela devient insupportable au moins. Quand prétendez-vous finir, Monsieur ? passerai-je ma vie à attendre votre commodité ? il est bien singulier, en vérité, que vous ne vous arrêtiez point dans une route déjà si battue. Je vous avertis, que si vous continuez, j’entrerai en lice avec vous : oui, Monsieur, & sans m’embarrasser de votre Monde, je donnerai l’essor à mon Abeille. Si elle a le plus leger succès, vous crierez à l’injustice, me déclarerez la guerre, réclamerez vos droits d’ancienneté, m’accuserez de vous copier. Pour vous prouver le peu d’inquiétude que cela me donnera, je vous envoye mon premier cahier ; en le parcourant vous verrez que si vous vous efforcez de me desobliger, ce fera sans pouvoir parvenir à me fâcher, parce que je ne vous lirai point. En vous communiquant ma feuille, Monsieur, je vous mets à portée d’éviter toute espece de ressemblance avec moi. Comme vous avez beaucoup d’esprit & de facilité, il doit vous être égal de travailler dans ce genre, ou d’en choisit un autre. Pour moi je veux décidemment essayer mes talens dans celui-là. Vous prévenir sur mes intentions, vous confier mon cahier, c’est vous donner une marque de mon estime. J’ai cru la devoir à un honnête homme, qui après tout n’a tort avec moi que par un effet du hazard. Permettez-moi de finir sans ces vains complimens qui terminent toutes les lettres. Je veux cacher & mon nom & mon sexe, ils le décéleroient. Comme ces protestations d’usage n’engagent à rien, ne signifient rien, je les regarde comme fort inutiles, & les supprime autant que je le puis. »Carta/Carta al director
Reponse.
« Beau Masque ! vous êtes plus Abeille que vous ne pensez ; vous piquez ma curiosité, mon amour-propre ; le cœur aussi pourroit dire qu’il ressent l’atteinte d’un trait charmant : j’ai lu avec transport ce cahier, qu’imprudemment vous avez confié à ma discrétion : j’ai conclu deux choses en le lisant, l’une que vous étiez femme, l’autre que le dépit contre un rival étoit le chef-d’œuvre de votre modestie. J’en ai desiré une troisieme, c’est que vous permettiez à ce rival d’aller expier à vos pieds le crime de n’avoir pas été prophete. Que le don de divination lui eût bien servi ? de quel malheur n’est-il pas menacé si vous entrez en lice avec lui ! Abeille aimable, soyez plus généreuse, souffrez qu’il soit spectateur & peintre avec vous, daignez mêler à ses foibles couleurs le suc des fleurs que vous avez respirées. J’ose vous en prier instamment, & vous le conseille pour vous-même. En me communiquant vos trésors, vous serez encore au-dessus de l’Abeille que vous annoncez dans votre exorde ; vous ajouterez le trait qui charme au trait qui blesse, & tout le monde en admirant votre générosité regrettera de n’en être pas l’objet comme moi. Au reste, Madame, il est possible que vous soyez un homme ; M. de Voltaire se trompa en pareille occasion, & ne rougit pas ensuite de s’être trompé : je paroîtrai plus excusable que lui : Mademoiselle de la Vigne n’avoit ni vos pensées, ni votre coloris. Je me flate même que le Public uniquement occupé à regretter son illusion, ne songera pas à me reprocher mon erreur, si vous le détrompez jamais. Je vous renvoye votre dépôt pour justifier le titre d’honnête homme que vous avez la bonté de me donner. Votre estime m’apprend qu’on ne peut trop sacrifier pour s’en rendre digne. J’ai l’honneur d’être : Beau Masque, Votre très-humble, &c. De Bastide.Metatextualidad
Quelques jours après on me fit
l’honneur de m’adresser cette nouvelle lettre.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Lettre.
« Si votre lettre étoit anonyme, Monsieur, je n’hésiterois pas un instant à déterminer votre sexe. Vous me croyez femme, & vîte, vîte, vous voilà à mes pieds. La premiere idée d’un homme est de penser qu’une femme l’attend à ses pieds, le desire à ses pieds, qu’on obtient tout d’elle en s’y prosternant. Eh ! levez-vous, Monsieur, supprimés ce langage flatteur : je hais la louange, j’aimerois à la mériter, sans jamais me plaire à l’entendre. Cet aveu de mon goût dérange un peu vos idées peut-être, mais mon dessein n’est pas de les fixer. La seule de mes qualités sur laquelle vous ne vous trompez point, Monsieur, c’est la modestie. Elle ne guide ni vers la célébrité, ni vers la fortune ; mais elle nous console du mauvais succès de nos soins, ou redouble à nos yeux le plaisir d’avoir réussi quand le hazard nous sert à notre gré. A présent, qui suis-je ? votre embarras augmente : sans chercher à pénétrer ce que je vous cache, contentez-vous, Monsieur, de me connoître par mon procédé. Je ne veux point vous troubler dans une entreprise que vous avez formée depuis long-tems ; ainsi j’abandonne un projet qui pourroit vous inquiéter plus que vous nuire. Si mon cahier vous plaît, vous êtes le maître de le placer dans votre livre : je puis même vous en donner encore un, parce qu’il est fait : mais pour l’avenir, Monsieur, je ne réponds de rien, nous verrons : j’ai l’esprit paresseux, tout assujettissement m’effraye ; d’ailleurs il se pourroit fort bien qu’après avoir inséré deux cahiers dans votre Ouvrage, vous n’eussiez aucune raison d’en souhaiter un troisieme. Je commence.Nivel 4
L’Abeille.
Ceux qui aiment les longs ouvrages, en voyant la briéveté du mien, pourront former des doutes sur mon esprit. Je commence donc par avertir que je m’en crois assez, pour composer un gros livre dans le goût de ceux que l’on fait aujourd’hui : mais de crainte de m’ennuyer moi-même, je n’entreprens qu’une simple feuille : elle n’excédera presque jamais le cahier de petit papier sur lequel j’écris. Dans cette étendue bornée, si je dis des platitudes, nécessairement j’en dirai peu. Quand ce que l’on entreprend peut devenir une sottise, c’est une marque de bon sens de s’ôter les moyens de la rendre complette. J’ai pris le nom de l’Abeille non pas comme un titre nouveau, mais parce que la petite bête qui porte ce nom est une bonne créature, laborieuse & sans prétentions. J’imagine que sa position dans l’univers doit le lui faire paroître agréable. Comme ses besoins la conduisent à respirer sans cesse le parfum des fleurs, ses regards toujours frappés de leurs brillantes couleurs ne se fixent pas souvent sur le reste de la nature : ainsi, je crois que si sa façon de penser nous étoit aussi connue que son travail, nous trouverions beaucoup de douceur dans ses sentimens. Je ne sais pourtant si ce nom n’offrira pas le sujet de quelque maligne application. Il est des esprits si portés à en faire, que tout leur en fournit l’occasion. Si sur ce titre quelqu’un considerant le monde comme une ruche, dans laquelle les uns travaillent & les autres bourdonnent, ailloit me croire un grave personnage ou me prendre pour une de ces mouches importunes dont on évite difficilement la piquure <sic>, il se tromperoit en vérité. Afin d’obvier à cet inconvénient, je vais apprendre de mon caractere & de ma fortune tout ce qui peut servir à me faire connoître, au moins autant que je consens à me découvrir.Autorretrato
Je tais mon sexe sans autre raison que
de laisser au Lecteur le plaisir de le deviner. Ma
physionomie annonce de la candeur, mes procédés ne
l’ont point encore démentie : j’ai l’air
spirituel, quand je parle à une personne que
j’aime ; & presque imbécile lorsque je m’ennuye, ce qui m’arrive souvent en
compagnie, sur-tout dans un grand cercle. Une vie
simple, même uniforme, me procure une santé
parfaite : des chagrins réels & vivement
sentis n’ont jamais pu l’altérer ; mon humeur est
inégale, elle dépend de la situation de mon ame.
Tous mes sentimens se peignent sur mon front ; je
n’eus jamais l’art de me contraindre ; en
m’abordans on lit dans mes yeux si le sérieux ou
la gayeté présidera à ma conversation. J’ai des
amis : j’en ai peu ; s’il étoit possible d’en
avoir beaucoup, je n’en pourrois chérir qu’un
petit nombre. Je ne suis pas riche, mais la
modération m’a toujours paru un fonds qui
suppléoit à l’opulence : j’ai même pris l’habitude
de ne pas me croire pauvre en me comparant à ceux
qui jouissent d’une grande fortune, parce que je
n’ai pas leurs desirs, & me passe de mille
choses sans m’en priver.
Metatextualidad
Je finirai cette feuille,
Monsieur, par un conte dont un homme d’esprit, quel
qu’il soit, m’a fourni l’idée : on y trouvera à
réflechir au moins sur le caractere respectable du
véritable amour, & ces réflexions ne seront
point étrangeres à l’objet de votre livre ; car le
véritable amour est fait pour former ces mœurs
douces qu’on voudroit voir à tous les hommes, quand
on est né honnête.
Nivel 4
Relato general
L’Aveugle. Une guerre
civile divisoit les Gnomes & les rendoit
malheureux, lorsque la Reine de Génies attentive à
maintenir l’harmonie parmi tous les êtres soumis à
son pouvoir, nomma Nirsa, la plus jolie des Fées
qui composoient sa cour, pour être leur arbitre,
terminer leur différend, & leur rendre avec la
paix tous les biens dont elle est la source. La charmante Nirsa descendit au centre de
la terre, appaisa les troubles, dissipa les
factions qui les excitoient : & satisfaite de
son ouvrage, elle reprit la route de son ouvrage,
elle reprit la route du brillant séjour. Elle
rêvoit dans son char : les colombes qui
l’emportoient avec rapidité, éblouies par l’éclat
du soleil, qu’elles avoient perdu de vue quelque
tems, prirent leur vol moins haut que à
l’ordinaire, & se rapprocherent insensiblement
de la terre. Nirsa baissant les yeux par hazard,
se trouva au-dessus d’un bosquet agréable &
solitaire. Deux personnes de sexe différent,
assises au pied d’un sicomore, paroissoient
accablées d’une vive douleur : elles mêloient
leurs larmes, & l’on s’appercevoit aisement
qu’un même sujet les forçoit d’en répandre. La Fée
se sentit touchée de compassion : comme elle
pensoit que la plus belle prérogative d’un grand
pouvoir est d’accorder des graces & de répandre la joie dans tous les cœurs, elle
dirigea le vol de ses oiseaux vers la terre :
& tandis qu’ils l’y conduisoient, elle fixa
ses regards sur une pierre métallique, où se
gravoient d’abord tous les objets qu’elle desiroit
de voir. Dans l’instant l’histoire de ces jeunes
amans se traça sous ses yeux. Nadine, fille d’un
Prêtre de Visnou, avoit été élevée avec Zulmis,
dont les parens étoient aussi consacrés à ce dieu.
La liberté d’être toujours ensemble que leur
donnoit un hymen projetté sur la foi d’un oracle,
avoir accoutumé leurs cœurs aux douceurs de
l’amour. Nadine adorée de Zulmis l’aimoit
passionnément : depuis deux ans ils espéroient le
retour d’un sage nommé Alibeck, qui voyageoit pour
leur trouver une eau merveilleuse : ce sage
n’étoit plus, mais on l’ignoroit, & Nadine
& Zulmis l’attendoient encore. L’amant de
Nadine doué de toutes les vertus qu’on révere,
n’avoit jamais vu le soleil : un
voile épais le lui cachoit. Ses yeux fermés dès sa
naissance ne pouvoient découvrir les charmes de
Nadine : son ame s’étoit attachée à la sienne par
des liens plus forts que ceux dont la beauté forme
le tissu. C’étoient sa douceur, sa bonté, les
graces de son esprit, la noblesse de ses
sentimens, qui leui soumettoient un cœur fait pour
apprécier : les qualités aimables du sien. La mere
de Nadine, un peu versée dans la science des
Mages, par une superstition née des idées qu’elle
y puisoit, regardoit l’aveuglement de Zulmis comme
une marque de réprobation. Le soleil éclaire tous
ceux qu’il aime, disoit-elle, sans doute il hait
Zulmis ? que Zulmis appaise sa colere, qu’il
apperçoive l’éclat du jour, ou qu’il renonce à la
main de Nadine. L’oracle avoit dit que Zulmis
verroit la lumiere avant la fin de sa vingtieme
année. Le sage qui avoit entrepris de pénétrer à
la source de Zerma pour y prendre de
l’eau miraculeuse, n’étoit point revenu : ce jour,
le dernier d’une espérance si chere, les rendoit
malheureux pour jamais. Dans une heure Zulmis
accomplissoit sa vingtieme année, ses yeux ne
s’ouvroient point ; on alloit venir en pompe les
séparer cruellement, défunir leurs mains &
leurs cœurs, ils devoient prononcer ces terribles
mots : Je te dégage de tes sermens. Dans l’attente
de ce fatal instant Zulmis & Nadine
pleuroient, gémissoient, & se juroient de
s’adorer toujours. Nirsa n’eut pas besoin de
s’instruire davantage. En sortant de son char elle
souhaita de prendre la forme d’Alibeck, dont la
présence pouvoit inspirer de la confiance &
apporter de la consolation à ces jeunes amans.
Tout à coup elle se sentit métamorphosée en un
vénérable vieillard. Sous quelque figure qu’il
plût à Nirsa de se montrer, elle
conservoit toujours les avantages attachés à la
noblesse de son être. Son ame supérieure à toutes
celles qui animoient les corps qu’elle prenoit
l’éclairoit & la guidoit sans cesse ; ainsi
qu’une personne masquée en se présentant devant
une glace, quoique frappée par une image
différente de la sienne, ne perd pas l’idée de ses
propres traits : la Fée sous une forme étrangere
parloit, agissoit, comme l’objet qu’elle
représentoit, sans oublier jamais qu’elle étoit
l’auguste Nirsa. Elle s’avança d’un pas lent &
majestueux vers le lieu où le desir d’obliger
l’attiroit. Dès que Nadine l’apperçut, elle poussa
un cri de joie, & courant à sa rencontre : O
Prophete chéri du ciel ! Alibeck, est-ce vous que
je vois, lui dit-elle, venez-vous remplir nos
desires & vos promesses ; nous apportez-vous
le divin spécifique qui peut nous
rendre heureux ? hélas ! que votre longue absence
nous a coûté de larmes, encore un moment &
l’on m’arrachoit Zulmis pour jamais. En parlant
ainsi elle conduisoit la Fée près de son amant :
Nirsa le contempla avec plaisir. La Fée s’assit
entr’eux, calma leurs cœurs encore incertains,
répondit à leurs questions, & promit de les
rendre heureux. Une partie de vos souhaits,
dit-elle, s’accomplira avant la fin du jour : je
leverai l’obstacle que l’on met à
votre union, vous serez époux ; mais, aimable
Nadine, avant que je travaille à combler vos
desirs, expliquez-les-moi avec sincérité, &
sur-tout consultez bien vos véritables intérêts :
sans ouvrir les yeux de Zulmis, je puis vous lier
tous deux : est-ce sa main, est-ce la fin de son
aveuglement que vous me demandez ? si cet
aveuglement cesse n’y perdrez-vous rien ? Eh ! que
pourrois-je y perdre ? dit Nadine ; plus que vous
ne pensez, reprit Nirsa. Zulmis privé de la
lumiere vous aimera toujours, les qualités qui ont
fait naître son amour l’entretiendront sans
cesse : Votre époux sera votre amant, vous ne
craindrez point de rivale ; vous vieillirez aux
yeux des autres & conserverez une éternelle
jeunesse pour Zulmis : vos années s’écouleront
dans un paisible repos, dans une douce
intelligence ; votre amant vous devra tous ses
plaisirs, son bonheur dépendra de vous seule,
& quand l’Auteur de la nature
vous rappellera dans le séjour céleste, vous y
arriverez sans avoir éprouvé les peines cruelles
que font sentir des mouvemens jaloux, l’abandon
d’un ingrat, ou le regret d’aimer un inconstant.
Et Zulmis ! dit Nadine, quel avantage
retirera-t-il du choix qu’il peut faire de rester
dans son état ? en sera-t-il plus heureux ? Non,
reprit la Fée, il jouira d’un bien dont il ne
connoîtra jamais tout l’éntendue : il ne
contemplera point des charmes dont la vue
augmenteroit ses plaisirs à chaque instant ;
jamais un souris de Nadine ne portera l’yvresse du
sentiment dans son cœur ; il ne sçaura pas qu’elle
est belle ; mais il l’aimera toujours, &
Nadine sera parfaitement heureuse. Elle sera
heureuse ! s’écria Zulmis, ah ! c’est tout pour
moi : j’ignore ce que je puis perdre en restant
dans l’obscurité ; mais, sage Salibeck, obtenez
Nadine pour moi, & je ne
regretterai rien : que j’entende toujours le son
harmonieux de cette voix chérie, que je touche la
main de Nadine, qu’elle presse doucement la
mienne ; qu’elle m’aime, me le dise, me le répere
mille fois dans un moment, & tous mes vœux
seront remplis. Est-il d’autres biens, des biens
plus grands ? ah ! s’il en est, mon cœur ne veut
pas les connoître. Mais, dit en soupirant Nadine,
ne pourriez-vous pas lui donner la lumiere &
le rendre constant ? Croyez-vous, reprit Nirsa,
que la science d’un mortel surpasse le pouvoir du
ciel : ignorez-vous la légereté de ce sexe ? Dès
que les yeux de votre amant parcourront tant
d’objets faits pour charmer ses regards, comment
les fixer sur un seul ? L’immensité de cet univers
suffit-elle aux desirs inquiets, aux vœux
audacieux des hommes ? On en a vu, qui peu
satisfaits de tant de beautés
offertes à leur amour, ont voulu forcer les
intelligences de l’air à descendre sur la terre
pour leur donner des plaisirs nouveaux. Hélas !
dit Nadine, si je consens que Zulmis reste comme
il est, mon amour sera donc son seul bonheur. Il
n’en connoîtra point d’autre ? Mais si un fort
cruel le privoit de moi, quelle seroit sa
consolation ? j’emporterois donc avec ses regrets
la triste certitude de le laisser dans une
éternelle douleur ; eh ! quoi, le soin intéressé
de me conserver sa tendresse me feroit consentir à
devenir cruelle envers lui ? je lui ravirois des
biens qu’il peut goûter ! je le priverois de la
vue du ciel, de celle des créatures, des eaux, des
bois, des merveilles de la nature, qu’il est si
digne de contempler ! Non, oh non ! puissant
Alibeck, ouvrez ses yeux, qu’il voye, qu’il admire
ces objets, qui me l’enleveront peut-être :
n’importe, rendez-le heureux ; ah ! qu’il soit
heureux, & qu’il cesse de
m’aimer, si son inconstance peut ajoûter à sa
félicité. Non, s’écria Zulmis, que je ne voye
jamais le jour, qu’il me fuie à jamais, si sa
clarté doit me rendre Nadine moins chere. Nirsa
pénétrée de ces sentimens généreux leur prit les
mains, & les unissant : couple charmant, leur
dit-elle, conduisez-moi à vos parens, venez au
temple, & vous connoîtrez tout le pouvoir
d’Alibeck. Ils se rendirent tous trois dans un des
parvis du temple de Visnou. Les parens de Nadine
& ceux de Zulmis y étoient rassemblés : la vue
d’Alibeck changea les dispositions qu’ils avoient
apportées dans ce lieu : l’espérance anima tous
les cœurs, les Prêtres attendoient en silence les
ordres d’Alibeck. La Fée reçut leurs respects ;
& plaçant Zulmis sur un siége élevé, elle
passa trois fois sur ses yeux une pierre
précieuse : ensuite parlant à haute voix, elle prononça ces mots :
Alors on vit les paupieres de Zulmis se
détacher, elles se leverent peu à peu, & ses
yeux s’ouvrirent. Un cri de surprise jetté par lui
annonça le prodige que la Fée venoit d’opérer ;
elle ordonna que l’on s’éloignât pour un instant
du lieu où Zulmis étoit, & s’offrant seule à
ses premiers regards elle lui parla : mais
l’étonnement le rendoit immobile : il n’osoit
croire qu’il voyoit ; & craignant d’être au
milieu d’un songe trop agréable, il trembloit
qu’un triste reveil ne fît évanouir son bonheur.
Zulmis, lui dit Nirsa, si l’éclat du jour vous
blesse, fermez vos yeux un peu de tems, quand vous
les r’ouvrirez vous distinguerez plus facilement
les objets dont vous êtes environné
Zulmis ébouli, mais enchanté, s’écria, oh !
jamais, jamais je ne les fermerai volontairement
ces yeux si long-tems privés du spectacle brillant
qui les frappe. Sa mere ne pouvant retenir les
mouvemens de son cœur courut à lui : & le
serrant contre son sein, elle ne put prononcer que
de tendres exclamations : ô mon fils ! ô bonté du
ciel ! répétoit-t-elle ; qu’entens-je, dit Zulmis
en l’embrassant avec ardeur, c’est ma mere, c’est
celle dont la main me guidoit lorsque je ne
pouvois me conduire, dont la complaisance
attentive cherchoit mes desirs jusque au fond de
mon cœur ? Que ses traits m’intéressent, que je me
sens ému en les appercevant pour la premiere fois,
qu’ils m’inspirent de respect, d’amour & de
reconnoissance ! mais Nadine, où est Nadine, ô
divin Alibeck, daignez me montrer celle que
j’aime. Nadine alloit s’avancer, mais un signe de
Nirsa la retint, une foule des
Principaux de la ville étoit déjà accourne
<sic> au bruit du retour d’Alibeck. La Fée
fit approcher les jeunes beautés qui
s’empressoient à voir Zulmis : il en fut bientôt
entouré : Nadine se mêla parmi elles ; un
mouvement qu’elle n’avoit point encore senti lui
fit remarquer la parure de ses compagnes &
regretter d’avoir négligé la sienne. Les regards
timides & incertaines de Zulmis cherchoient
Nadine : ils s’égaroient sur tant d’attraits ; il
parcouroit avec inquiétude tout ce qui s’offroit à
sa vue : enfin ses yeux se fixerent sur l’aimable
fille qui devoit la rendre heureux. Dans la
crainte de se tromper il les bailla : & puis
les tournant sur les autres, il les arrêta encore
sur elle, soupira, & resta dans un triste
silence. Nadine emportée par l’excès de sa
tendresse ne put se contraindre plus long-tems :
Zulmis, mon cher Zulmis, dit-elle, ton cœur ne me
distingue-t-il plus ? Ah ! c’est
elle, s’écria Zulmis, c’est la divinité de mon
ame, ce son de voix est celui de Nadine. Sur ce
visage aimable sont rassemblées toutes ces
merveilles de la nature qu’on me vantoit, &
dont je n’avois point d’idée. O divin Alibeck !
privez-moi si vous les voulez de la vue du monde
entier, mais augmentez, redoublez en moi la
faculté de voir, d’admirer, d’adorer ma chere
Nadine. Après leurs mutuels transports le
Grand-Prêtre joignit leurs mains : Zulmis, sûr de
posséder Nadine, se tourna vers tous ceux qui lui
parloient & le félicitoient. O douceur ! ô
plaisir, ô enchantement, répétoit-il ! O mes
amis ! êtes-vous aussi heureux que moi, lorsqu’en
vous abordant vous vous dites, je suis bien-aisé
de vous voir. Pendant que Zulmis fixoit tous les
regards, Nirsa quittoit la forme d’Alibeck. Dès
qu’elle parut sous la sienne, l’étonnement fit
place à l’admiration : les femmes
s’inclinerent profondément, les hommes tomberent à
ses genoux. Habitans de ces paisibles lieux, dit
la Fée, les vertus de ces amans sont
récompensées ; ils s’aimeront toujours, &
l’ange de la mort les conduira ensemble dans les
régions éternelles. Vous qui partagez leur joie,
souvenez-vous à jamais du passage de Nirsa dans
vos contrées. Alors elle disparut : les Silphes, à
un signe qu’elle leur fit, éleverent près du
Temple un superbe palais pour Zulmis &
Nadine : d’immenses trésors y furent déposés. Tous
ceux qui étoient présens à cet événement
merveilleux virent accomplir le plus ardent de
leurs souhaits ; & Nirsa, l’aimable Nirsa,
remonta au ciel, avec la douce satisfaction
d’avoir fait des heureux.
Retrato ajeno
Les fleurs de la
premiere jeunesse paroient son teint des plus
vives couleurs ; sa taille étoit haute, gracieuse
& légere, ses traits délicats & réguliers,
de longs cheveux châtains naturellement bouclés
tomboient sur ses épaules : le nom d’Alibeck,
l’espoir qu’il concevoit de son retour répandoient
sur ses joues l’éclat de la rose nouvelle. Nirsa
l’eût déclaré le plus beau des enfans d’Adam, si
Nadine n’avoit pas existé.
Nivel 5
Diálogo
« Si l’être suprême
ne t’a point destiné pour toujours à cette triste
obscurité, que le voile de tes yeux tombe, jouis
désormais de la contemplation de ses ouvrages. »