Le Monde: Chapitre I.

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Nivel 1

Chapitre I.

Nivel 2

Metatextualidad

Quelques jours après que mon Avis eut paru, je reçus la lettre qui suit.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Lettre.

« Depuis long-tems, Monsieur, j’avois formé le dessein de composer une feuille dans laquelle, sans m’assujettir absolument à ne traiter que des sujets graves, je pourrois placer quelques réflexions : j’avois pris le Spectateur Anglois pour modele, & j’allois essayer de l’imiter (bien foiblement sans doute) lorsque vous eûtes la bonté de me prévenir en vous emparant de ce nom. Je m’armai de patience, & crus qu’après un petit nombre de volumes vous me laisseriez le champ libre. Quand il vous plut de le faire, je repris mon projet sous le titre de l’Abeille ; je m’apprêtois à l’exécuter, mais point ; votre Monde comme il est vint encore se jetter à la traverse. Depuis deux ou trois mois je n’entends plus parler de vous, je me flate que vous avez tout abandonné, je commence l’Abeille, à présent nouvel avis au Public, nouvel Ouvrage, cela devient insupportable au moins. Quand prétendez-vous finir, Monsieur ? passerai-je ma vie à attendre votre commodité ? il est bien singulier, en vérité, que vous ne vous arrêtiez point dans une route déjà si battue. Je vous avertis, que si vous continuez, j’entrerai en lice avec vous : oui, Monsieur, & sans m’embarrasser de votre Monde, je donnerai l’essor à mon Abeille. Si elle a le plus leger succès, vous crierez à l’injustice, me déclarerez la guerre, réclamerez vos droits d’ancienneté, m’accuserez de vous copier. Pour vous prouver le peu d’inquiétude que cela me donnera, je vous envoye mon premier cahier ; en le parcourant vous verrez que si vous vous efforcez de me desobliger, ce fera sans pouvoir parvenir à me fâcher, parce que je ne vous lirai point. En vous communiquant ma feuille, Monsieur, je vous mets à portée d’éviter toute espece de ressemblance avec moi. Comme vous avez beaucoup d’esprit & de facilité, il doit vous être égal de travailler dans ce genre, ou d’en choisit un autre. Pour moi je veux décidemment essayer mes talens dans celui-là. Vous prévenir sur mes intentions, vous confier mon cahier, c’est vous donner une marque de mon estime. J’ai cru la devoir à un honnête homme, qui après tout n’a tort avec moi que par un effet du hazard. Permettez-moi de finir sans ces vains complimens qui terminent toutes les lettres. Je veux cacher & mon nom & mon sexe, ils le décéleroient. Comme ces protestations d’usage n’engagent à rien, ne signifient rien, je les regarde comme fort inutiles, & les supprime autant que je le puis. »

Carta/Carta al director

Reponse.

« Beau Masque ! vous êtes plus Abeille que vous ne pensez ; vous piquez ma curiosité, mon amour-propre ; le cœur aussi pourroit dire qu’il ressent l’atteinte d’un trait charmant : j’ai lu avec transport ce cahier, qu’imprudemment vous avez confié à ma discrétion : j’ai conclu deux choses en le lisant, l’une que vous étiez femme, l’autre que le dépit contre un rival étoit le chef-d’œuvre de votre modestie. J’en ai desiré une troisieme, c’est que vous permettiez à ce rival d’aller expier à vos pieds le crime de n’avoir pas été prophete. Que le don de divination lui eût bien servi ? de quel malheur n’est-il pas menacé si vous entrez en lice avec lui ! Abeille aimable, soyez plus généreuse, souffrez qu’il soit spectateur & peintre avec vous, daignez mêler à ses foibles couleurs le suc des fleurs que vous avez respirées. J’ose vous en prier instamment, & vous le conseille pour vous-même. En me communiquant vos trésors, vous serez encore au-dessus de l’Abeille que vous annoncez dans votre exorde ; vous ajouterez le trait qui charme au trait qui blesse, & tout le monde en admirant votre générosité regrettera de n’en être pas l’objet comme moi. Au reste, Madame, il est possible que vous soyez un homme ; M. de Voltaire se trompa en pareille occasion, & ne rougit pas ensuite de s’être trompé : je paroîtrai plus excusable que lui : Mademoiselle de la Vigne n’avoit ni vos pensées, ni votre coloris. Je me flate même que le Public uniquement occupé à regretter son illusion, ne songera pas à me reprocher mon erreur, si vous le détrompez jamais. Je vous renvoye votre dépôt pour justifier le titre d’honnête homme que vous avez la bonté de me donner. Votre estime m’apprend qu’on ne peut trop sacrifier pour s’en rendre digne. J’ai l’honneur d’être : Beau Masque, Votre très-humble, &c. De Bastide.

Metatextualidad

Quelques jours après on me fit l’honneur de m’adresser cette nouvelle lettre.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Lettre.

« Si votre lettre étoit anonyme, Monsieur, je n’hésiterois pas un instant à déterminer votre sexe. Vous me croyez femme, & vîte, vîte, vous voilà à mes pieds. La premiere idée d’un homme est de penser qu’une femme l’attend à ses pieds, le desire à ses pieds, qu’on obtient tout d’elle en s’y prosternant. Eh ! levez-vous, Monsieur, supprimés ce langage flatteur : je hais la louange, j’aimerois à la mériter, sans jamais me plaire à l’entendre. Cet aveu de mon goût dérange un peu vos idées peut-être, mais mon dessein n’est pas de les fixer. La seule de mes qualités sur laquelle vous ne vous trompez point, Monsieur, c’est la modestie. Elle ne guide ni vers la célébrité, ni vers la fortune ; mais elle nous console du mauvais succès de nos soins, ou redouble à nos yeux le plaisir d’avoir réussi quand le hazard nous sert à notre gré. A présent, qui suis-je ? votre embarras augmente : sans chercher à pénétrer ce que je vous cache, contentez-vous, Monsieur, de me connoître par mon procédé. Je ne veux point vous troubler dans une entreprise que vous avez formée depuis long-tems ; ainsi j’abandonne un projet qui pourroit vous inquiéter plus que vous nuire. Si mon cahier vous plaît, vous êtes le maître de le placer dans votre livre : je puis même vous en donner encore un, parce qu’il est fait : mais pour l’avenir, Monsieur, je ne réponds de rien, nous verrons : j’ai l’esprit paresseux, tout assujettissement m’effraye ; d’ailleurs il se pourroit fort bien qu’après avoir inséré deux cahiers dans votre Ouvrage, vous n’eussiez aucune raison d’en souhaiter un troisieme. Je commence.

Nivel 4

L’Abeille.

Ceux qui aiment les longs ouvrages, en voyant la briéveté du mien, pourront former des doutes sur mon esprit. Je commence donc par avertir que je m’en crois assez, pour composer un gros livre dans le goût de ceux que l’on fait aujourd’hui : mais de crainte de m’ennuyer moi-même, je n’entreprens qu’une simple feuille : elle n’excédera presque jamais le cahier de petit papier sur lequel j’écris. Dans cette étendue bornée, si je dis des platitudes, nécessairement j’en dirai peu. Quand ce que l’on entreprend peut devenir une sottise, c’est une marque de bon sens de s’ôter les moyens de la rendre complette. J’ai pris le nom de l’Abeille non pas comme un titre nouveau, mais parce que la petite bête qui porte ce nom est une bonne créature, laborieuse & sans prétentions. J’imagine que sa position dans l’univers doit le lui faire paroître agréable. Comme ses besoins la conduisent à respirer sans cesse le parfum des fleurs, ses regards toujours frappés de leurs brillantes couleurs ne se fixent pas souvent sur le reste de la nature : ainsi, je crois que si sa façon de penser nous étoit aussi connue que son travail, nous trouverions beaucoup de douceur dans ses sentimens. Je ne sais pourtant si ce nom n’offrira pas le sujet de quelque maligne application. Il est des esprits si portés à en faire, que tout leur en fournit l’occasion. Si sur ce titre quelqu’un considerant le monde comme une ruche, dans laquelle les uns travaillent & les autres bourdonnent, ailloit me croire un grave personnage ou me prendre pour une de ces mouches importunes dont on évite difficilement la piquure <sic>, il se tromperoit en vérité. Afin d’obvier à cet inconvénient, je vais apprendre de mon caractere & de ma fortune tout ce qui peut servir à me faire connoître, au moins autant que je consens à me découvrir.

Autorretrato

Je tais mon sexe sans autre raison que de laisser au Lecteur le plaisir de le deviner. Ma physionomie annonce de la candeur, mes procédés ne l’ont point encore démentie : j’ai l’air spirituel, quand je parle à une personne que j’aime ; & presque imbécile lorsque je m’ennuye, ce qui m’arrive souvent en compagnie, sur-tout dans un grand cercle. Une vie simple, même uniforme, me procure une santé parfaite : des chagrins réels & vivement sentis n’ont jamais pu l’altérer ; mon humeur est inégale, elle dépend de la situation de mon ame. Tous mes sentimens se peignent sur mon front ; je n’eus jamais l’art de me contraindre ; en m’abordans on lit dans mes yeux si le sérieux ou la gayeté présidera à ma conversation. J’ai des amis : j’en ai peu ; s’il étoit possible d’en avoir beaucoup, je n’en pourrois chérir qu’un petit nombre. Je ne suis pas riche, mais la modération m’a toujours paru un fonds qui suppléoit à l’opulence : j’ai même pris l’habitude de ne pas me croire pauvre en me comparant à ceux qui jouissent d’une grande fortune, parce que je n’ai pas leurs desirs, & me passe de mille choses sans m’en priver.
A présent il reste à expliquer pourquoi j’écris, quel est mon dessein en écrivant, & ce qu’il reviendra à la société, du caprice qui me fait Auteur. Si je rends un compte exact de mes motifs, qu’arrivera-t-il de ma sincérité ? Des gens mal-intentionnés ne m’accorderont jamais d’avoir rempli mon projet : ils me dégoûteront par leurs remarques & leurs contradictions, me donneront de l’aigreur, ou plutôt me rendront à ma paresse naturelle. Je me contenterai donc de justifier mon titre, par la variété de mes sujets. J’imiterai l’Abeille en travaillant comme elle sans assujettissement pour les parties de ma composition : je la suivrai sur la rose & sur la moindre fleurette ; j’exclurai de ma feuille les éloges, la critique, & sur-tout la malignité : mon premier soin sera de ne desobliger personne ; après cette assurance le Lecteur est peut-être aussi inquiet que moi, de la façon dont je m’y prendrai pour l’engager à me lire. Afin de ne pas revenir une autre fois à parler de moi-même, j’avertis ceux qui jugent à leur gré du travail des autres, que j’ignorerai absolument ce qu’ils diront de mon Ouvrage. Si l’attaquer leur paroît une façon honnête d’entrer en commerce avec moi, je tromperai leur attente. L’Abeille est armée d’un aiguillon, mais celle qui se présent ici est déterminée à ne se servir jamais du sien. Le genre que je choisis n’est pas neuf, je le sais ; mais il me paroît plus raisonnable d’imiter ainsi, que de composer des fables sans goût & sans décence. Celui qui montre le desir d’être utile ou agréable, a du moins le mérite de tendre au bien, ou à l’amusement de la société. Si son esprit & ses connoissances ne répondent pas à sa bonne volonté, il a mal fait d’écrire, on peut rejetter son ouvrage, mais sans en mépriser l’auteur, parce que son projet marque une bonne volonté dont on doit lui tenir compte. Le livre d’un honnête homme n’est jamais décidemment un mauvais livre ; je prie ceux qui me liront de me juger d’après mes propres sentimens. Jamais l’art difficile d’écrire ne fut plus commun qu’il ne l’est devenu dans ce siecle. Chacun croit devoir à la société les talens qu’il se trouve ; l’un ambitionne une réputation éclatante, l’autre veut se faire un revenu des idées qu’il jette au hazard sur le papier : une personne sensible, n’osant peut-être se livrer à l’amour, répand dans un Roman les sentimens de son cœur, & se plaît à les voir partager au Lecteur attendri. L’Historien veut instruire, le bel esprit amuser, le Philosophe éclairer, le Poëte attirer l’admiration : que résulte-il de toutes ces prétentions ? Le Public ingrat entre rarement dans les vues des Auteurs ; il pese, examine, compare, raisonne, juge à son aise, décide à sa fantaisie, & prononce que l’Historien est menteur, le romancier fade, le bel esprit plat, le Poëte froid, le Philosophe radoteur ; & cela dit, le Monde va comme si personne ne s’étoit donné la peine d’écrire : cette réflexion rend l’Abeille bien incertaine dans son vol. Tous les sujets sont épuisés : il y a si long-tems qu’on nous présente les mêmes objets. S’élever contre les mœurs, c’est répéter & affoiblir ce que d’autres ont dit : d’ailleurs nous sommes si fatigués de leçons : qu’avons-nous besoin que l’on nous crie sans cesse, vous êtes des extravagans, corrigez vos folies : nous connoissons si bien nos fautes. Il dépend de chaque être pensant de corriger les siennes : mais on nous les reproche avec tant d’aigreur, qu’il entre peut-être plus d’obstination que de goût pour le vice, dans la foiblesse qui nous porte à les supporter dans les autres, & à négliger d’en détruire la source en nous-mêmes. Que servent les durs avertissemens de tant d’orgueilleux déclamateurs ? eh ! sans les écouter, jettons les yeux autour de nous. Quel livre que le Monde ! qu’il est facile d’y lire ! & combien il nous instruit si nous l’examinons. Mais quel doit être le fruit de l’étude que nous sommes maîtres d’en faire ? de le haïr, de l’éviter, de le regarder avec horreur ! ce seroit tirer du poison d’une plante qui ne croissoit que pour être utile. Vivons dans ce monde, n’adoptons point ses erreurs, & gardons-nous de penser en les évitant, que nous ayons le droit de mépriser ceux qui s’en laissent séduire. L’homme qui nous parut hier ridicule ou méchant, par une seule réflexion dont il aura été frappé la nuit, sera peut-être demain digne de notre estime. La philosophie, si droite dans ses principes, si douce dans ses maximes, se confond insensiblement avec l’affreuse misantropie ; & la morale, source inépuisable de consolations pour l’humanité, n’est plus employée qu’à nous affliger, ou à nous insulter. Eh ! parlons-nous, & ne nous querellons pas. Que celui dont le génie a pénétré beaucoup, regarde son sçavoir comme un bien qu’il a recueilli dans la société, & qu’il doit y répandre sans exiger son admiration, même sa reconnoissance. Qu’il se compare dans son cœur à un fleuve, qui après s’être grossi de mille ruisseaux dont la réunion forme sa grandeur, laisse couler ses eaux sur les terres, les arrose, & entretient leur fraîcheur, parce que la nature l’a destiné à embellir la prairie & à la rendre fertile. O mes chers compatriotes ! vous n’êtes point à mes yeux ce peuple vain & leger que les autres nations supposent occupé sans cesse de frivolités. Je porte sur vous des regards attentifs & pénétrans, mon cœur se plaît à démêler en vous des vertus que les préjugés & la mode obscurcissent souvent, mais sans jamais les détruire.

Metatextualidad

Je finirai cette feuille, Monsieur, par un conte dont un homme d’esprit, quel qu’il soit, m’a fourni l’idée : on y trouvera à réflechir au moins sur le caractere respectable du véritable amour, & ces réflexions ne seront point étrangeres à l’objet de votre livre ; car le véritable amour est fait pour former ces mœurs douces qu’on voudroit voir à tous les hommes, quand on est né honnête.

Nivel 4

Relato general

L’Aveugle. Une guerre civile divisoit les Gnomes & les rendoit malheureux, lorsque la Reine de Génies attentive à maintenir l’harmonie parmi tous les êtres soumis à son pouvoir, nomma Nirsa, la plus jolie des Fées qui composoient sa cour, pour être leur arbitre, terminer leur différend, & leur rendre avec la paix tous les biens dont elle est la source. La charmante Nirsa descendit au centre de la terre, appaisa les troubles, dissipa les factions qui les excitoient : & satisfaite de son ouvrage, elle reprit la route de son ouvrage, elle reprit la route du brillant séjour. Elle rêvoit dans son char : les colombes qui l’emportoient avec rapidité, éblouies par l’éclat du soleil, qu’elles avoient perdu de vue quelque tems, prirent leur vol moins haut que à l’ordinaire, & se rapprocherent insensiblement de la terre. Nirsa baissant les yeux par hazard, se trouva au-dessus d’un bosquet agréable & solitaire. Deux personnes de sexe différent, assises au pied d’un sicomore, paroissoient accablées d’une vive douleur : elles mêloient leurs larmes, & l’on s’appercevoit aisement qu’un même sujet les forçoit d’en répandre. La Fée se sentit touchée de compassion : comme elle pensoit que la plus belle prérogative d’un grand pouvoir est d’accorder des graces & de répandre la joie dans tous les cœurs, elle dirigea le vol de ses oiseaux vers la terre : & tandis qu’ils l’y conduisoient, elle fixa ses regards sur une pierre métallique, où se gravoient d’abord tous les objets qu’elle desiroit de voir. Dans l’instant l’histoire de ces jeunes amans se traça sous ses yeux. Nadine, fille d’un Prêtre de Visnou, avoit été élevée avec Zulmis, dont les parens étoient aussi consacrés à ce dieu. La liberté d’être toujours ensemble que leur donnoit un hymen projetté sur la foi d’un oracle, avoir accoutumé leurs cœurs aux douceurs de l’amour. Nadine adorée de Zulmis l’aimoit passionnément : depuis deux ans ils espéroient le retour d’un sage nommé Alibeck, qui voyageoit pour leur trouver une eau merveilleuse : ce sage n’étoit plus, mais on l’ignoroit, & Nadine & Zulmis l’attendoient encore. L’amant de Nadine doué de toutes les vertus qu’on révere, n’avoit jamais vu le soleil : un voile épais le lui cachoit. Ses yeux fermés dès sa naissance ne pouvoient découvrir les charmes de Nadine : son ame s’étoit attachée à la sienne par des liens plus forts que ceux dont la beauté forme le tissu. C’étoient sa douceur, sa bonté, les graces de son esprit, la noblesse de ses sentimens, qui leui soumettoient un cœur fait pour apprécier : les qualités aimables du sien. La mere de Nadine, un peu versée dans la science des Mages, par une superstition née des idées qu’elle y puisoit, regardoit l’aveuglement de Zulmis comme une marque de réprobation. Le soleil éclaire tous ceux qu’il aime, disoit-elle, sans doute il hait Zulmis ? que Zulmis appaise sa colere, qu’il apperçoive l’éclat du jour, ou qu’il renonce à la main de Nadine. L’oracle avoit dit que Zulmis verroit la lumiere avant la fin de sa vingtieme année. Le sage qui avoit entrepris de pénétrer à la source de Zerma pour y prendre de l’eau miraculeuse, n’étoit point revenu : ce jour, le dernier d’une espérance si chere, les rendoit malheureux pour jamais. Dans une heure Zulmis accomplissoit sa vingtieme année, ses yeux ne s’ouvroient point ; on alloit venir en pompe les séparer cruellement, défunir leurs mains & leurs cœurs, ils devoient prononcer ces terribles mots : Je te dégage de tes sermens. Dans l’attente de ce fatal instant Zulmis & Nadine pleuroient, gémissoient, & se juroient de s’adorer toujours. Nirsa n’eut pas besoin de s’instruire davantage. En sortant de son char elle souhaita de prendre la forme d’Alibeck, dont la présence pouvoit inspirer de la confiance & apporter de la consolation à ces jeunes amans. Tout à coup elle se sentit métamorphosée en un vénérable vieillard. Sous quelque figure qu’il plût à Nirsa de se montrer, elle conservoit toujours les avantages attachés à la noblesse de son être. Son ame supérieure à toutes celles qui animoient les corps qu’elle prenoit l’éclairoit & la guidoit sans cesse ; ainsi qu’une personne masquée en se présentant devant une glace, quoique frappée par une image différente de la sienne, ne perd pas l’idée de ses propres traits : la Fée sous une forme étrangere parloit, agissoit, comme l’objet qu’elle représentoit, sans oublier jamais qu’elle étoit l’auguste Nirsa. Elle s’avança d’un pas lent & majestueux vers le lieu où le desir d’obliger l’attiroit. Dès que Nadine l’apperçut, elle poussa un cri de joie, & courant à sa rencontre : O Prophete chéri du ciel ! Alibeck, est-ce vous que je vois, lui dit-elle, venez-vous remplir nos desires & vos promesses ; nous apportez-vous le divin spécifique qui peut nous rendre heureux ? hélas ! que votre longue absence nous a coûté de larmes, encore un moment & l’on m’arrachoit Zulmis pour jamais. En parlant ainsi elle conduisoit la Fée près de son amant : Nirsa le contempla avec plaisir.

Retrato ajeno

Les fleurs de la premiere jeunesse paroient son teint des plus vives couleurs ; sa taille étoit haute, gracieuse & légere, ses traits délicats & réguliers, de longs cheveux châtains naturellement bouclés tomboient sur ses épaules : le nom d’Alibeck, l’espoir qu’il concevoit de son retour répandoient sur ses joues l’éclat de la rose nouvelle. Nirsa l’eût déclaré le plus beau des enfans d’Adam, si Nadine n’avoit pas existé.
La Fée s’assit entr’eux, calma leurs cœurs encore incertains, répondit à leurs questions, & promit de les rendre heureux. Une partie de vos souhaits, dit-elle, s’accomplira avant la fin du jour : je leverai l’obstacle que l’on met à votre union, vous serez époux ; mais, aimable Nadine, avant que je travaille à combler vos desirs, expliquez-les-moi avec sincérité, & sur-tout consultez bien vos véritables intérêts : sans ouvrir les yeux de Zulmis, je puis vous lier tous deux : est-ce sa main, est-ce la fin de son aveuglement que vous me demandez ? si cet aveuglement cesse n’y perdrez-vous rien ? Eh ! que pourrois-je y perdre ? dit Nadine ; plus que vous ne pensez, reprit Nirsa. Zulmis privé de la lumiere vous aimera toujours, les qualités qui ont fait naître son amour l’entretiendront sans cesse : Votre époux sera votre amant, vous ne craindrez point de rivale ; vous vieillirez aux yeux des autres & conserverez une éternelle jeunesse pour Zulmis : vos années s’écouleront dans un paisible repos, dans une douce intelligence ; votre amant vous devra tous ses plaisirs, son bonheur dépendra de vous seule, & quand l’Auteur de la nature vous rappellera dans le séjour céleste, vous y arriverez sans avoir éprouvé les peines cruelles que font sentir des mouvemens jaloux, l’abandon d’un ingrat, ou le regret d’aimer un inconstant. Et Zulmis ! dit Nadine, quel avantage retirera-t-il du choix qu’il peut faire de rester dans son état ? en sera-t-il plus heureux ? Non, reprit la Fée, il jouira d’un bien dont il ne connoîtra jamais tout l’éntendue : il ne contemplera point des charmes dont la vue augmenteroit ses plaisirs à chaque instant ; jamais un souris de Nadine ne portera l’yvresse du sentiment dans son cœur ; il ne sçaura pas qu’elle est belle ; mais il l’aimera toujours, & Nadine sera parfaitement heureuse. Elle sera heureuse ! s’écria Zulmis, ah ! c’est tout pour moi : j’ignore ce que je puis perdre en restant dans l’obscurité ; mais, sage Salibeck, obtenez Nadine pour moi, & je ne regretterai rien : que j’entende toujours le son harmonieux de cette voix chérie, que je touche la main de Nadine, qu’elle presse doucement la mienne ; qu’elle m’aime, me le dise, me le répere mille fois dans un moment, & tous mes vœux seront remplis. Est-il d’autres biens, des biens plus grands ? ah ! s’il en est, mon cœur ne veut pas les connoître. Mais, dit en soupirant Nadine, ne pourriez-vous pas lui donner la lumiere & le rendre constant ? Croyez-vous, reprit Nirsa, que la science d’un mortel surpasse le pouvoir du ciel : ignorez-vous la légereté de ce sexe ? Dès que les yeux de votre amant parcourront tant d’objets faits pour charmer ses regards, comment les fixer sur un seul ? L’immensité de cet univers suffit-elle aux desirs inquiets, aux vœux audacieux des hommes ? On en a vu, qui peu satisfaits de tant de beautés offertes à leur amour, ont voulu forcer les intelligences de l’air à descendre sur la terre pour leur donner des plaisirs nouveaux. Hélas ! dit Nadine, si je consens que Zulmis reste comme il est, mon amour sera donc son seul bonheur. Il n’en connoîtra point d’autre ? Mais si un fort cruel le privoit de moi, quelle seroit sa consolation ? j’emporterois donc avec ses regrets la triste certitude de le laisser dans une éternelle douleur ; eh ! quoi, le soin intéressé de me conserver sa tendresse me feroit consentir à devenir cruelle envers lui ? je lui ravirois des biens qu’il peut goûter ! je le priverois de la vue du ciel, de celle des créatures, des eaux, des bois, des merveilles de la nature, qu’il est si digne de contempler ! Non, oh non ! puissant Alibeck, ouvrez ses yeux, qu’il voye, qu’il admire ces objets, qui me l’enleveront peut-être : n’importe, rendez-le heureux ; ah ! qu’il soit heureux, & qu’il cesse de m’aimer, si son inconstance peut ajoûter à sa félicité. Non, s’écria Zulmis, que je ne voye jamais le jour, qu’il me fuie à jamais, si sa clarté doit me rendre Nadine moins chere. Nirsa pénétrée de ces sentimens généreux leur prit les mains, & les unissant : couple charmant, leur dit-elle, conduisez-moi à vos parens, venez au temple, & vous connoîtrez tout le pouvoir d’Alibeck. Ils se rendirent tous trois dans un des parvis du temple de Visnou. Les parens de Nadine & ceux de Zulmis y étoient rassemblés : la vue d’Alibeck changea les dispositions qu’ils avoient apportées dans ce lieu : l’espérance anima tous les cœurs, les Prêtres attendoient en silence les ordres d’Alibeck. La Fée reçut leurs respects ; & plaçant Zulmis sur un siége élevé, elle passa trois fois sur ses yeux une pierre précieuse : ensuite parlant à haute voix, elle prononça ces mots :

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Diálogo

« Si l’être suprême ne t’a point destiné pour toujours à cette triste obscurité, que le voile de tes yeux tombe, jouis désormais de la contemplation de ses ouvrages. »
Alors on vit les paupieres de Zulmis se détacher, elles se leverent peu à peu, & ses yeux s’ouvrirent. Un cri de surprise jetté par lui annonça le prodige que la Fée venoit d’opérer ; elle ordonna que l’on s’éloignât pour un instant du lieu où Zulmis étoit, & s’offrant seule à ses premiers regards elle lui parla : mais l’étonnement le rendoit immobile : il n’osoit croire qu’il voyoit ; & craignant d’être au milieu d’un songe trop agréable, il trembloit qu’un triste reveil ne fît évanouir son bonheur. Zulmis, lui dit Nirsa, si l’éclat du jour vous blesse, fermez vos yeux un peu de tems, quand vous les r’ouvrirez vous distinguerez plus facilement les objets dont vous êtes environné Zulmis ébouli, mais enchanté, s’écria, oh ! jamais, jamais je ne les fermerai volontairement ces yeux si long-tems privés du spectacle brillant qui les frappe. Sa mere ne pouvant retenir les mouvemens de son cœur courut à lui : & le serrant contre son sein, elle ne put prononcer que de tendres exclamations : ô mon fils ! ô bonté du ciel ! répétoit-t-elle ; qu’entens-je, dit Zulmis en l’embrassant avec ardeur, c’est ma mere, c’est celle dont la main me guidoit lorsque je ne pouvois me conduire, dont la complaisance attentive cherchoit mes desirs jusque au fond de mon cœur ? Que ses traits m’intéressent, que je me sens ému en les appercevant pour la premiere fois, qu’ils m’inspirent de respect, d’amour & de reconnoissance ! mais Nadine, où est Nadine, ô divin Alibeck, daignez me montrer celle que j’aime. Nadine alloit s’avancer, mais un signe de Nirsa la retint, une foule des Principaux de la ville étoit déjà accourne <sic> au bruit du retour d’Alibeck. La Fée fit approcher les jeunes beautés qui s’empressoient à voir Zulmis : il en fut bientôt entouré : Nadine se mêla parmi elles ; un mouvement qu’elle n’avoit point encore senti lui fit remarquer la parure de ses compagnes & regretter d’avoir négligé la sienne. Les regards timides & incertaines de Zulmis cherchoient Nadine : ils s’égaroient sur tant d’attraits ; il parcouroit avec inquiétude tout ce qui s’offroit à sa vue : enfin ses yeux se fixerent sur l’aimable fille qui devoit la rendre heureux. Dans la crainte de se tromper il les bailla : & puis les tournant sur les autres, il les arrêta encore sur elle, soupira, & resta dans un triste silence. Nadine emportée par l’excès de sa tendresse ne put se contraindre plus long-tems : Zulmis, mon cher Zulmis, dit-elle, ton cœur ne me distingue-t-il plus ? Ah ! c’est elle, s’écria Zulmis, c’est la divinité de mon ame, ce son de voix est celui de Nadine. Sur ce visage aimable sont rassemblées toutes ces merveilles de la nature qu’on me vantoit, & dont je n’avois point d’idée. O divin Alibeck ! privez-moi si vous les voulez de la vue du monde entier, mais augmentez, redoublez en moi la faculté de voir, d’admirer, d’adorer ma chere Nadine. Après leurs mutuels transports le Grand-Prêtre joignit leurs mains : Zulmis, sûr de posséder Nadine, se tourna vers tous ceux qui lui parloient & le félicitoient. O douceur ! ô plaisir, ô enchantement, répétoit-il ! O mes amis ! êtes-vous aussi heureux que moi, lorsqu’en vous abordant vous vous dites, je suis bien-aisé de vous voir. Pendant que Zulmis fixoit tous les regards, Nirsa quittoit la forme d’Alibeck. Dès qu’elle parut sous la sienne, l’étonnement fit place à l’admiration : les femmes s’inclinerent profondément, les hommes tomberent à ses genoux. Habitans de ces paisibles lieux, dit la Fée, les vertus de ces amans sont récompensées ; ils s’aimeront toujours, & l’ange de la mort les conduira ensemble dans les régions éternelles. Vous qui partagez leur joie, souvenez-vous à jamais du passage de Nirsa dans vos contrées. Alors elle disparut : les Silphes, à un signe qu’elle leur fit, éleverent près du Temple un superbe palais pour Zulmis & Nadine : d’immenses trésors y furent déposés. Tous ceux qui étoient présens à cet événement merveilleux virent accomplir le plus ardent de leurs souhaits ; & Nirsa, l’aimable Nirsa, remonta au ciel, avec la douce satisfaction d’avoir fait des heureux.