Cita bibliográfica: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Le Grönlandois.", en: La Spectatrice danoise, Vol.2\020 (1750), pp. 149-152, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4446 [consultado el: ].


Nivel 1►

Le Grönlandois.

Cinquieme Fragment.

Nivel 2► Nivel 3► Carta/Carta al director► Les Européens sont d’étranges animaux. Je n’ai rien vu, rien imaginé de plus inconsequent, que leur conduite depuis un mois.

[150] Relato general► Ils sont convenus de célebrer je ne sçais quelle fête. Cette solennité, ont ils dit, demande un cœur pur, droit & vertueux. Malheur à qui la célébrera avec un cœur soüillé de crimes.

Fort bien ! ai je conclu, la face de l’Europe va changer. L’intérèt ne sera plus le grand mobile des actions. Le Libertinage ne marchera plus, tète levée. La vertu reprendra son empire. On courra de toutes parts après elle avec autant d’ardeur qu’on couroit après l’argent. Les Chretiens vont devenir aussi honnetes gens que les Grönlandois.

Je me félicitois déjà d’étre témoin de cette heureuse réformation. Je me repaissois du vertueux plaisir de voir le vice éxilé & les mœurs rappelées, la folie proscrite & la sagesse triomphante. J’avois mème déjà dressé le plan d’un Mémoire tendant à hâter cet ouvrage. Cette idée n’étoit elle pas d’un Citoîen du Monde ?

J’ai bientot vu mes esperances s’évanoüir. N’étoit ce que paroles jettées en l’air ?

Mème luxe, & à sa suite presque tous les crimes : car les Européens ne sont vicieux que parce qu’ils sont avares, comme ils ne sont avares que parcequ ils <sic> sont prodigues.

La Coquette a, tous les matins, tendu ses lacs avec la mème éxactitude : le Petit a rampé ; le Grand s’est méconnu. Le Courtisan s’est passionné pour l’avancement de sa fortune ; le Parvenu a été insolent. Le marchand a menti ; le Militaire s’est emporté ; la Devote a très pieusement médit. En un mot, pas un crime de moins ; pas une bonne action de plus.

Jusque là je leur pardonne : car s’ils ont le cœur mauvais, ils n’ont pas eu l’esprit faux : ils n’ont point cherché à en imposer par de beaux dehors de piéte : ils n’ont point affecté des sentimens qu’ils n’avoient pas : ils se sont livrés au plaisir & au crime avec la mème publicité.

[151] A la vérité, ils ont fermé la Comédie : mais, de l’air dont ils s’y prenoient, on voîoit bien, qve <sic> c’étoit pour en ouvrir une autre, plus scandaleuse, & qu’ennuiés d’étre Spectateurs, ils vouloient ètre Acteurs à leur tour.

Les Prètres sont montés sur un lieu fort elevé, & ont crié de toutes leurs forces : Chrêtiens ! convertissés vous. J’en ai oüi, qui répondoient : attendés donc : vous étes bien pressé : nous serons sages dans quinze jours. N’est ce pas assés tot ?

Les Prétres ont encore escaladé les chaires, & se sont echaufés à force de dire : Chrétiens ! ne vous convertirés vous donc jamais ? eh oüi : on dit les Chrétiens ; encore une semaine au Diable ; & puis, nous nous donnerons à Dieu.

Huit jours après, mème semonce, mème délai. Le vice est donc aimable ; hé, j’avois cru, qu’il étoit le bourrerau <sic> des cœurs sur lesquels il regnoit peut-ètre l’Européen differe-t’il autant du Grönlandois par la conscience que par la figure. Peut étre est il aussi naturel, ici, d’ètre vicieux, qu’il l’est que la pierre tombe & que le feu s’éléve.

Les Prètres ont encore déclamé : les cœurs ne se sont point attendris. Ils ont offert, de la part de leur Dieu, les plus belles récompenses à ceux qui voudroient se dérober aux peines les plus sévères, & les peines les plus sévéres à ceux qui ne voudroient pas les plus belles récompenses. L’alternative m’a surpris & ne les a point frappés. Vous dites vrai, leur a ton <sic> répondu ; mais nous ne voulons pas vous croire.

A cette réponse, le zéle des Prètres s’est rallumé : ils se sont armés des foudres de la Religion, & ont attaqué le cœur par le terrible.

Peuple Chrétien ! ont ils dit ; si vous laissés échaper cet instant que vous laisse encore la miséricorde divine, vous irés dans des [152] lieux affreux, où des feux qui ne s’éteindront jamais seront le moindre de vos supplices.

A ces mots, les consciences ont été effraiées, les remords ont parlé, les passions se sont tuës : des pleurs ont coulé de tous les ieux ; & la machine de la crainte a remué tous ces cœurs insensibles aux charmes de l’esperance. Ames viles, qui, dans leurs plus grands efforts de vertu, aiment moins Dieu, qu’elles ne le craignent.

Qui n’auroit cru, que le cours du vice étoit arrété ? Je me suis placé à la porte du Temple pour passer en revuë les phisionomies : je n’y ai vu qu’un air contrit & humilié. Un vieillard de vingt ans m’a dit à l’oreille : ne vous y trompés pas : cet air là ne dit rien : dans les uns il est décent, dans les autres hipocrite : en général, c’est l’air du jour. Voiés cet homme : ses ieux sont éteints, son teint est have, le jeune l’a maigri ; vous les croîés un saint ; il célébrera la fete avec dévotion ; mais il ne restituera pas cent mille écus qu’il vient de voler en un jour.

Le lendemain, les Prètres ont dit : Vous étes convertis : célebrons la fête. Tout le monde l’a célébrée. Après la cérémonie, on a felicité le Peuple de sa vertu ; Quelqu’un m’a assuré, qu’on l’en félicitoit tous les ans. ◀Relato general Je n’en crois rien : car quelle apparence qu’on s’accorde régulierement à mêler les plus comiques contradictions aux plus augustes misteres de la Religion reçuë ? quelle apparence, que, sous pretexte d’honnorer Dieu, on se mocque de lui tous les ans ? ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1