Cita bibliográfica: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "De l’immortalité de l’Ame.", en: La Spectatrice danoise, Vol.2\016 (1750), pp. NaN-136, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4442 [consultado el: ].


Nivel 1►

De l’immortalité de l’ame

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A Madame M * *.

Vous, qui joignés le Solide au Brillant,

Et le Savoir à la Délicatesse :

Vous, dont l’Esprit ouvert à la Sagesse

Guide le Cœur ouvert au Sentiment,

Daignés, Sophi, recevoir ce Présent.

Je voudrois bien pouvoir, en Vous l’offrant,

Païant ma Dette, acquitter ma Promesse !

[101] Quoiqu’assés vain, Sophi, je le confesse,

Je ne sçaurois Vous offrir qu’en tremblant

Ce court Essai ; j’en connois la Foiblesse,

Et je connois Votre Discernement.

Envain me dis je & redis je sans cesse :

Que Votre Gout est sûr, mais indulgent ;

J’en crains toujours, malgré moi, la finesse.

Et le moien de Vous plaire un moment

A Vous, en qui du Bon Sens la Justesse

Est sympatique avec l’Esprit saillant,

Et jointe au rare, à l’aimable Talent

De dépoüiller la sauvage Sagesse

De sa sombreur & de sa sécheresse

Pour l’embellir des Traits de l’Enjoûment.

L.B. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

I.

Il en faut convenir : l’Incrédule, en attaquant le dogme de l’Immortalité de l’Ame, s’y est pris en habile homme. Partés, avec lui, de ce principe : l’Ame est mortelle ; vous renversés toute la Religion : le Christianisme n’est plus qu’un grand arbre, qui étend au loin ses rameaux toussus, prèts à sécher, parceque le tronc est pourri, & ne leur envoîe plus ce suc nourricier, qui faisoit leur force & leur vie.

Comment concevrés vous, que Dieu ait opéré tant de merveilles pour racheter une Ame qui doit périr avec le Corps ? Comment vous persuaderés vous, que des peines ou des récompenses attendent l’homme après cette vie, suivant le bon ou le mauvais usage, qu’il aura fait de ses facultés, facultés dont les actes auront été décidés par les lois générales du mécanisme ? [102] Comment concilierés vous ces deux propositions : l’Ame doit ètre anéantie : L’Ame doit etre jugée ? Sans la créance d’un Etre rémunérateur & juge, pourrés vous, à la vuë de l’oppression des gens de bien & du triomphe des méchans, vous défendre les murmures contre Dieu ? Si vous n’avés rien d’heureux à espérer, quel motif vous soutiendra dans la pénible carriere de la vertu ? Si vous n’avés rien de funeste à craindre, quel motif vous soutiendra dans ces tentations délicates, où vous n’aurés que votre conscience pour partie, témoin & juge ? Stérilement vertueux, balancerés vous, un moment, entre un crime utile & une action honnète, qui, dès qu’elle sera infructueuse, sera indifférente ?

L’Incrédule, en soufflant sur toutes nos espérances, se rassure contre ses propres craintes. L’ame est Immortelle : voilà l’arrèt d’un coeur vertueux ; L’Ame est Mortelle, voilà l’arrèt prononcé par l’intérèt d’un cœur vicieux.

L’Incrédulitè a beaucoup contribué à affermir le dogme qu’elle s’est le plus opiniatrée à détruire. Avant qu’on vint nous dire : Messieurs ! votre Ame doit périr avec votre Corps, nous ne sçavions prouver que par les Livres saints son Immortalité : nous n’avions pas encore imaginé que cette vérité fut appuïée sur d’autres preuves ; on nous nioit la Divinité de l’Ecriture, nous nous attachions à la démontrer.

Mais, outre que ce chemin étoit un chemin détourné, il eut été assés plaisant pour un homme qui eut pensé, de voir qu’un dogme capital de toute religion, qu’un dogme sur lequel roule tout le système du Christianisme, fut si obscur par lui mème qu’il ne put ètre éclairci sans recourir à une lumiere étrangere, fut du ressort de la nature & ne put ètre prouvé que par la Révélation.

[103] La Raison seule suffit pour nous convaincre de l’Immortalité de notre Ame. A la vérité, la Raison Païenne n’a pu aller si loin ; mais vous n’en serés pas surpris, si vous faites réfléxion, que l’art de penser étoit encore dans son enfance, que l’homme n’arrîve à la vérité que par degrés, que les Paiens n’ont pas sçu resoudre mille questions beaucoup plus aisées, que toute certitude qui dépendoit d’une suite de raisonnemens tant soit peu profonds & compliqués a échappé à la pénétration des plus Sages d’entr’eux.

Attribûrons nous au Crhistianisme les progrès qu’a fait l’Esprit humain ? Ces progrès ont été si lents, quoiqu’ils fussent naturels, les hommes ont si peu pensé mème après qu’ils ont été Chrétiens, l’Evangile a eu si peu d’influence sur le Monde Intellectuel, que je ne sçaurois me resoudre à embrasser ce sentiment. Le Christianisme a produit tant d’avantages à la Sociéte, qu’il est inutile de lui faire honneur de ceux auxquels il n’a point eu de part.

Il est bien vrai, que la Religion Chrétienne a répandu une grande lumiere sur les vérités morales, mais les vérités métaphisiques ne lui ont pas les mèmes obligations ; & la raison en est sensible : Dieu ne s’est pas révélé à nous pour nous rendre plus sçavans, mais seulement pour nous rendre meilleurs.

Chose étonnante ! Les Ames sont crééés <sic> depuis six mille ans, & ce n’est que depuis cent ans que la raison a dit aux hommes, que leur Ame étoit immortelle de sa nature. Comment le sujet le plus aisé à connoitre a t’il été connu si tard ? Comment l’objet le plus intéressant pour le Genre Humain a t’il été le dernier qu’ilt <sic> ait découvert ?

Ce n’est pas, qu’en tout tems & qu’en tout paîs, l’Immortalité de l’Ame n’ait été cruë ; mais elle ne l’a été que sur [104] une preuve de sentiment : &, dans le fonds, cette preuve suffisoit, parce que, dépendante du coeur, elle étoit à la portée de tous les hommes. Il y a des vérités, universelles, parce qu’elles sont généralement frappantes ; elles survivent à toutes les sectes, & le tems (*1 ) ne sçauroit en triompher : leur passeport est signé par la Nature, & le Seing est reconnu par la Raison. Le dogme de l’Immortalité de l’Ame est de ce nombre.

Peut ètre dira t’on, qu’il étoit cru trop légérement ; mais il n’en étoit pas moins établi avec solidité, parceque la mème ignorance qui rendoit l’homme incapable d’appuîer cette vérité sur des preuves sans réplique le rendoit incapable de la renverser par de fortes objections.

II.

Vous vous attachés à rabaisser l’Ame ; vous déclamés sans cesse contre elle ; & pourquoi tant de soins ? On croit assés tout le mal que vous dites de la votre : on vous avoüe qu’elle est trés digne du néant auquel elle aspire : mais, ne vous en déplaise, toutes les Ames ne sont pas semblables à la votre : il en est qui méritent l’Immortalité que leur création leur assure :

Quel charme trouvés vous à répèter, que l’Ame humaine ressemble à celle des Bètes ? Est ce par conviction ? Vous n’en avés point, de votre aveu. Est ce par zèle pour le bien public ? Le bien public demande qne <sic> vous laissiés aux hommes une chimère si utile, si consolante. Est ce par amour de la vérité ? Vous ne l’aimés pas plus que le reste des hommes. Je vous dévine ; vous vivés comme les Bètes : vous souhaiteriés finir comme elles ; Vous n’avés rien d’heureux à attendre de votre ame, si elle est jugée ; vous souhaités qu’elle soit anéantie. Du souhait vous [105] passés au doute, du doute à des raisonnemens superficiels, de ces raisonnemens à un doute plus approchant de l’affirmation ; vous n’etes pas persuadé ; vous tachés à vous persuader ; vous vous commandés cette opinion : vous la répandés, vous en faites le sujet ordinaire de vos entretiens, afin de la munir (+2 ) d’un bon nombre de partisans ; vous sentés qu’elle ne peut se soutenir par elle mème, vous lui cherchés un appui étranger ; & pour vous y affermir vous mème, vous voulés qu’elle soit embrassée par d’autres. Peu vous importe, qu’elle soit prouvée, pourvu quelle <sic> soit cruë. Je ne suis pas surpris, que vous fassiés tant de prosélytes ; il est tant d’hommes, qui trouvent mieux leur compte à s’abaisser jusqu’aux animaux qu’à s’élever jusqu’à l’Etre suprème ! Mais ce que je ne conçois pas, c’est que vous puissiés concilier l’humanité dont vous faites profession avec l’ardeur que vous montrés à établir une opinion, visiblement nuisible à la Société. Ce que je ne conçois pas, c’est que vous aiés le coeur assés mauvais pour souhaiter, que tous les hommes, privés de l’esperance de l’Immortalité, soient aussi malheureux que vous. Ce que je ne conçois pas, c’est que l’aveugle Païen (*3 ) souhaitat que l’Ame fut Immortelle, & que le Chrétien éclairé desire & soutienne sa Mortalité. Ce que je ne conçois pas, c’est qu’il y ait des Princes assés peu soigneux du bien de leur Peuple, pour souffrir, que l’Incrédulité soit préchée à leurs Sujets, pour récompenser les Esprits Forts, qui font de l’homme un automate, pour ne pas regarder comme des incendiaires & des empoisonneurs ceux qui répandent un dogme si contraire au bonheur de la Société civile, à la conservation des loïs & à la pureté des mœurs.

[106] III.

Un grain de bon sens suffisoit pour démontrer l’Immatérialité de l’Ame ; &, à la honte de la raison humaine, ce principe : il y a dans l’homme une Substance distincte de son Corps, n’a été trouvé que fort tard.

On n’avoit pourtant qu’à faire un moment de réfléxion sur soi mème ; & que ce moment de réfléxion étoit naturel !

Tout sentiment est une perception & une idée. Le sentiment ne peut se trouver que dans un sujet qui se connoit soi mème, c’est à dire dans un sujet sensitif & pensant ; donc le sentiment & la pensée ne se peuvent trouver dans la Matiere.

Il y a contradiction, il y a impossibilité métaphisique, que la Matiere sente ou pense, parceque les propriétés de la Matiere, prises ensemble ou separément, sont incapables de sentiment & de pensée ; donc, il y a une Substance distincte de la Matiere.

On ne peut échapper à la force de cet argument, qu’en niant que l’homme pense, c’est à dire, qu’on est obligé d’avoüer de bonne foi, qu’on est convaincu, ou de soutenir qu’on est fou : car, pousser le scepticisme jusqu’à ce point là, seroit ce ètre autre chose ?

Mais, dit l’Incrédule, quelle certitude avés vous de l’existence d’une Substance distincte du Corps, puisque c’est là un fait métaphisique sur lequel l’évidence géometrique ne peut rien ?

Cette objection est ridicule, parcequ’excluant toutes les preuves métaphisiques & morales, elle étend les ténèbres d’un pirrhonisme complet sur toute autre vérité, que les vérités mathématiques, dont l’évidence mème n’est fondée que sur un principe moral.

Je me figure la Métaphisique comme un monde, peuplé [107] d’Etres invisibles, qui par cela mème ne peuvent ètre les objets du témoignage proprement dit ; on ne les apperçoit point ; ils ne sont pas du ressort des sens, mais on peut s’assurer avec certitude de leur éxistence, parce qu’ils sont du ressort de la raison. On peut découvrir leurs causes par la liaison qu’elles peuvent avoir avec les Etres visibles de la nature, je veux dire avec ces phénomènes qui frappent nos îeux. De mème que l’éxistence d’un Etre naturel est démontrée par le principe auquel il se trouve nécessairemen lié, de mème qu’un fait est démontré par le concours unanime de témoins, ainsi l’éxistence d’un Etre invisible est démontrée par la proportion des effets aux causes, par la liaison des apparences avec l’unique raison suffisante pour les expliquer. Je pense, voilà un phénomène ; j’en cherche la cause ; je ne la trouve point dans la matière ; j’en connois les propriétés, & je vois qu’aucune de ces propriétés ne sçauroit former la pensée ; d’où je conclus que le Moi qui pense et un Etre Immatériel ; & cet Etre Immatériel, je l’appelle Esprit. Mais je n’ai point une idée complette d’une Substance spirituelle, cela est vrai ; cependant, je conçois qu’elle peut éxister, par cela mème que je ne puis pas me figurer Dieu comme un Etre Matériel, & parceque je sçais que ma pensée n’est pas Matérielle. Qui m’empèche de croire que cet Etre, que je sçais ètre l’ouvrage de Dieu, est une portion de la Substance divine (*4 ) ?

IV.

Où avés vous appris, dit le Matérialiste, que l’Ame est essentiellement distincte du corps ? . . . . A l’école du bon sens ; car si elle ne l’est pas, il faut, qu’elle soit une simple particule, ou un composé de diverses particules dans le cerveau ; l’un des deux.

[108] La première de ces suppositions paroitra évidemment fausse, si vous considérés, qu’une simple particule c’est à dire une de ces petites parties dont les Corps sont originairement composés, ne sçauroit recevoir tout à la fois cette grande varieté de sensations, dont l’Ame est capable, ne sçauroit ètre affectée de ce grand nombre d’idées dont l’Ame est susceptible. Les objets extérieurs ne lui pourroient ètre imprimés qu’à l’aide d’autres particules d’esprits animaux. Mais toutes les particules primitives qui composent ces esprits étant d’une égale ou à peu près égale grosseur, il est impossible, qu’aucune d’elles ait tout à la fois toutes les sensations résultantes des diverses impressions des autres particules. Supposés lui toute la capacité imaginable de sentiment, elle ne sçauroit jamais recevoir qu’une seule impression à la fois, n’y aiant qu’une seule particule, qui puisse agir sur elle, & par conséquent elle ne sçauroit jamais éprouver cette variété de sensations que notre Ame éprouve.

Un éxemple éclaircira ceci. L’oeuil peut recevoir tout à la fois l’impression d’un grand nombre d’objets, parceque les particules des raions de lumiere sont beaucoup plus petites, plus déliées que la prunelle par où elles passent. Mais supposés les toutes d’une grosseur égale à celle de la prunelle, il est clair, que l’oeuil ne pourra recevoir qu’un seul raîon, & par conséquent une seule impression à la fois ; de là nulle variété de sensation ou de perception des objets extérieurs.

Cependant, je veux bien supposer pour un moment, que les particules primitives dont les Corps sont composés, n’ont point une égale grosseur : je veux croire, que celles qui ont plus de volume sont capables de sentiment & de pensée, & que celles qui en ont moins leur servent simplement d’organes.

[109] Mais quel avantage peut on tirer de cette hipothése ? En ce cas, les particules les plus grosses ne seroient elles pas pour l’essentiel la mème chose que ce que nous appellons Esprit ? Aussi est ce probablement ce qui a engagé la plupart des Matérialistes Modernes à abandonner l’opinion, que l’Ame n’est qu’une simple particule indivisible ou un atome, & à soutenir avec les anciens Atomistes, qu’elle est un composé ou du moins le résultat d’un composé de semblables particules.

Mais cette derniere supposition n’est pas plus philosophique que la précédente. Dejà, il est incontestable, qne <sic> le Principe Pensant doit ètre quelque chose de fixe ; car le faire volatil & lui attribuer, comme aux esprits animaux, un mouvement perpétuel, ce seroit donner à nos pensées une agitation, une confusion continuelles <sic>, qui nous rendroient incapables de poursuivre avec fermeté aucun dessein.

De plus, si ce Principe Intérieur étoit composé, nos sensations n’auroient aucune liaison, & par conséquent nos actions qui en sont les suites n’auroient aucune uniformité.

Les esprits animaux sont sans doute nécessaires pour que les objets extérieurs puissent exciter quelque sensation dans notre Ame, mais il ne s’ensuit nullement, qu’ils aient la faculté de l’exciter ; il faut qu’ils agissent sur un sujet actuellement pensant, sans quoi, leur mouvement, quelque rapide qu’il soit, ne produira qu’un changement de situation ou de figure.

Les sons & les couleurs, dit on, résultent bien de la seule figure & du seul mouvement des objets : pourquoi la sensation & la pensée, quoi que différentes de la configuration & du mouvement des esprits animaux, ne résulteroit elle pas de leur composition ?

[110] Je réponds à cela, que les couleurs & les sons ne sont pas plus dans les objets de la vue & de l’oüie que la douleur n’est dans ceux de l’attouchement ; c’est dans l’Ame qu’il faut les chercher. Car s’il n’y avoit point de Principe Pensant, la figure & le mouvement, quelque composés qu’on les suppose, ne sçauroient jamais exciter, beaucoup moins produire la couleur, le son, la douleur, sans compter que la composition, le mélange de certaines parties ne change point la nature de ces parties.

Or, comme les particules primitives des Esprits animaux sont essentiellement distinctes les unes des autres, elles doivent retenir cette distinction malgré leur union la plus étroite ; & par conséquent, quand mème on les supposeroit capables de sensations, chacune d’elles n’appercevroit qu’une partie des objets qui feroient impression sur le tout : & dès lors, nous ne pourrions jamais avoir d’idée d’un objet entier, n’y aiant rien dans le composé, qui put réunir & comparer une partie de l’objet avec une autre, ni réfléchir sur une telle comparaison.

A l’aide d’un éxemple, je serai mieux entendu. Supposons, que toutes les particules d’un miroir soient doüées de la faculté de penser. Ces particules, quoique rapprochées, étant aussi réellement distinctes les unes des autres, que si elles étoient à une grande distance, chacune d’elles n’appercevra qu’une certaine partie de l’objet dont le miroir entier recevra l’impression, c’est à dire une partie proportionnée à son étenduë, de sorte que ce qui est apperçu par une de ces particules ne pourra absolument ètre apperçu des autres ; & comme le miroir n’est composé que de ces particules là, il n’y a rien en lui qui puisse réunir & comparer leurs diverses perceptions imparfaites, & par conséquent le miroir Pensant n’aura jamais une idée complette du moindre objet, de l’objet le plus simple.

[111] Il est donc incontestable, que l’Ame n’est point Matérielle, & qu’en dépit de l’Incrédulité, elle est essentiellement distincte du Corps auquel elle est unie (*5 )

V.

Nivel 3► Diálogo► Une Substance Spirituelle, me disoit un Matérialiste, ne sçauroit (+6 ) etre immediatement unie à une Substance Corporelle ; car il faudroit quelque lien pour les unir, & que ce lien ne fut ni Corps ni Esprit ; ce qui n’est pas possible, car imaginer une troisiéme Substance, ce seroit multiplier les Etres sans nécessité, & c’est bien assès d’en avoir imaginé un sans rime ni raison.

Je lui répondis, que, quelque différentes que puissent ètre deux Substances, elles ne le sont jamais autant qu’une Substance & un accident : les Corps & les Esprits conviennent en ce qu’ils sont des Substances, au lieu que les accidens n’ont rien de commun avec les Substances, & ne sont que le premier & le plus mince degré de l’Etre. Cependant, sans qu’ils <sic> y ait de milieu entre deux, sans qu’aucun lien unisse des Etres si différens, ils s’unissent avec les Substances de la façon la plus intime, d’une façon plus etroite, plus immédiate que l’Ame ne s’unit au Corps.

[112] Oh ! me dît mon homme, point de parité, parceque l’union de l’Ame avec le Corps est Substancielle, aulieu que l’autre ne l’est pas.

Répondre ainsi, lui repliquai-je, c’est battre la chamade ; car on ne demande pas, si lorsque deux Substances s’unissent, elles font une union substantielle, ce n’est pas de quoi il s’agit ; mais on demande, si la différence qui est entre deux Substances peut empècher que l’union n’en soit immédiate. Vous me niés, que l’Esprit & le Corps puissent s’unir ; je voudrois bien, que vous me dissiés ce qui les en empèche. L’obstacle vient il de quelque contrariété positive, de quelque incompatibilité entre ces deux Substances ? Contraires, elles pourroient aussi bien s’unir que les Elémens, qui s’anissenttrès <sic> étroitement, de mème que nous voions les essences les plus subtiles de la chimie, s’attacher aux corps les plus grossiers & s’y joindre de la façon la plus immédiate.

Considérés l’Ame, ajoutai-je, sous l’idée d’une forme à qui Dieu a donné des inclinations pour sa matiere, & des fonctions à exercer, qu’elle ne peut exercer hors du corps ; vous ne trouverés rien d’étrange en cette union immédiate, parceque rien n’y répugne & que tout vous sollicite à l’admettre.

Mais cela est impossible, car je ne puis le concevoir.

Et depuis quand, lui repartis-je, la foiblesse de votre entendement diminue t’elle le pouvoir de la nature & l’étendue de ses opérations ? Pourquoi vous ferions nous l’honneur de régler la possibilité des choses sur les bornes de votre intelligence ? Quelles vérités ne faudroit il pas nier s’il falloit rejetter comme impossibles ou non prouvées toutes celles dont les hommes ne conçoivent pas le moien ? ◀Diálogo ◀Nivel 3

[113] VI.

Cette réfléxion me mène naturellement à celle ci. Le Matérialiste fait main basse sur la Spiritualité de l’Ame, parcequ’il ne sçauroit la comprendre, & lui substituë la Matérialité c’est à dire une chose beaucoup plus incompréhensible. Ici, les Incrédules, au lieu de soulager notre raison, l’accablent sous le poids du merveilleux ; ils ne parlent que de simplifier les choses, & réellement ils les compliquent ; ils rejettent une vérité sensible & admettent une fiction semblable à celle des Trépiés (+7 ) de Vulcain qui se rendoient d’eux mèmes à l’assemblée des Dieux, ou à celle des belles Esclaves d’or, avec cette différence, que la fiction d’Homere est jolie & celle du Matérialiste est absurde & dangereuse.

Arrétons nous à l’absurdité. Le simple exposé du sistème la fera sentir. Nivel 3► « Je suis Corps, & je pense, je n’en fais pas davantage. Irai je attribuer à une cause inconnuë ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connois (*8 ). Les qualités de l’Ame sont l’effet du pur mécanisme : les opéra-[114]tions les plus déliées de l’Esprit sont produites par l’organization <sic> de la Matiere, & cette Matiere peut ètre soumise au calcul mathématique, La prévoiance, la sagesse résultent d’un gouffre de Matiere fluide ; nos idées sont produites par un mouvement en certaine direction donnée. L’Esprit des Loix, par éxemple, où l’on trouve des conséquences si bien liées avec leurs principes, des vuës fines, de prodigieux efforts de mémoire, des raisonnemens profonds, des idées neuves, n’est que le développement des cones & des sphéres assemblés dans le cerveau de Montesquieu. Nous ne pensons, nous ne réfléchissons actuellement qu’en vertu de la célérité, de la grosseur, de la figure de quelque parties de la Matière ; or, comme la Matiere n’est pas toujours en mouvement ; nous n’avons pas toujours des sensations. » ◀Nivel 3

Un peu de candeur ; & vous avourés dumoins que ce sistème est plus revoltant que celui ci : Nivel 3► « J’ai un Corps & je pense ; je n’en vois pas davantage ; mais le peu que je vois me suffit pour en sçavoir plus : l’éxamen de la matiere me convainc qu’elle est incapable de penser ; & l’éxamen de la pensée me conduit à un Principe Pensant ; Je trouve dans le fonds de la pensée un Etre qui en crée les effets, un Etre qui est le germe de toutes ses opérations, la pensée a à elle mème une espèce de conscience sur le rapport de laquelle ma créance est, en partie, fondée. » ◀Nivel 3

Qu’on dise tout ce qu’on voudra ; il faut certainement, moins d’effort d’esprit, pour attribuer des effets d’intelligence à un Principe intelligent, qu’il n’en faut pour en faire honneur à un Principe aveugle.

Il ne tient pas aux Matérialistes, que leur hipothese ne soit [115] cruë pour le moins aussi raisonnable. Nivel 3► « Votre imagination, dit M. de Voltaire dans la XIIIe Lettre sur les Anglois, « votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un Corps a des idées ; & comprenés vous mieux comment une Substance telle quelle <sic> soit a des idées ? Vous ne concevés ni la Matiere ni l’Esprit ; comment osés vous assurer quelque chose ? » ◀Nivel 3

Ce raisonnement sceptique est singulier. On peut répondre au Poète-Philosophe, qu’il est évidemment faux, que je ne conçoive pas mieux qu’un Principe Pensant ait des idées, que je ne conçois qu’un Principe non Pensant en ait : le premier est au moins possible, le second implique contradiction. Je connois que l’Esprit est capable de produire la Henriade, & je conçois en mème tems qu’il est impossible au Corps de M. de Voltaire je ne dis pas de composer un beau poeme, mais de former mème un argument aussi pitoiable que l’est celui que je réfute. Vous ne concevés, dit il, ni la Matiere ni l’Esprit. Quoi ? je ne conçois pas la Matiere, la Matiere dont je connois les différentes propriétés ? Je ne conçois pas l’Esprit auquel je sçai que la Pensée est ce que l’étenduë au Corps ? J’aimerois autant, qu’on me dît en propres termes : vous n’avés aucune raison solide pour croire l’existence du premier Etre ni celle de ses créatures. Aussi M. de Voltaire n’en fait il pas le fin ; après cette hardie accusation d’ignorance parfaite, il demande d’un ton fâché, comment osés vous assurer quelque chose ? Je plains, en vérité, le pirrhonisme, s’il n’a pas de champion mieux armé, à opposer à la certitude. M. de Voltaire fait preuve, qu’un mème homme peut faire de fort beau vers & de fort mauvais raisonnemens : l’imagination auroit elle pris en lui sur le bon sens ?

[116] VII.

Nivel 3► « L’Ame, dit l’auteur (+9 ) de l’Homme Machine, n’est qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, & dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la Partie qui Pense en nous (*10 ) » ◀Nivel 3

A la vérité, on ne peut se former aucune image de l’Ame, parcequ’on ne peut s’en former de tout ce qui n’est pas du ressort des sens ; mais s’ensuit il de là qu’elle n’éxiste pas ? La mème impossibilité concluroit contre l’éxistence de Dieu.

S’il est vrai, qu’on ne peut se faire aucune image de l’Ame, il est faux qu’on n’en ait point d’idée. Nous en voîons les effets, nous en connoissons les propriétés, nous les connoissons distinctement, nous sçavons qu’elles lui sont essentielles & indépendantes de la Matiere ; nous sçavons, que la Partie qui pense en nous est distincte de la partie qui mange & qui boit, que la partie qui ordonne est différente de la partie qui obéit, que le Moi qui veut, qui sent, qui réfléchit, qui se détermine, n’est pas, ne sçauroit etre le Moi qui a de l’étenduë, du mouvement, que le Moi réfléchissant ne peut ètre le Moi organique. Je sais tout cela ; & l’on me vient dire froidement : vous n’avès point d’idée de l’Ame. Pour me persuader, qu’il n’y a point en moi de Principe Pensant, il faudroit m’ôter la Pensée.

Si ce Principe Pensant étoit Matériel, il seroit asservi aux sens & à leurs représentations, & par cela mème seroit un Etre purement passif. Or, il est certain par les actes de la volonté, que l’Ame est une Etre actif & indépendant, puisqu’elle force les sens & qu’elle porte tout le Corps & tous les organes Corpo-[117]rels à faire des actions qui sont diamétralement opposées à leurs inclinations les plus naturelles ; donc l’Ame n’est point un Etre Matériel.

L’ingénieux & impie Auteur de l’Homme Machine n’a fait qu’habiller de neuf des raisonnemens usés. Un Matérialiste, bon philosophe, bien pénétré de son sisteme (si tant est que ce ne soit pas un phénix) se seroit tenu prudemment sur la défensive, se seroit soigneusement abstenu de l’attaque, auroit tenté de nouveaux moiens d’appuier son opinion, se seroit attaché à la munir, à la fortifier contre ces terribles objections qui la sappent par les fondemeus <sic>. Au lieu de cette prudente conduite, vous voiés un joli discoureur, qui vous prèche l’athéisme en beaux termes, qui s’en prend aux bonnes mœurs en Cynique, qui vous débite des conjectures aussi vieilles qu’absurdes qu’il vous donne pour des vérites puiseés dans le fonds de ses réfléxions ; enfin tout, jusqu’à (++11 ) l’Epitre Dédicatoire, vous prouve l’Esprit faux & le malhonnete homme. Nivel 3► Cet Auteur là, me disoit quelqu’un qui venoit de lire son livre, est, en vérité, grand ami du Genre Humain ; il lui enseigne, qu’il sera anéanti, & qu’il n’est qu’un composé d’individus Automates. Ne lui a t’on pas de grandes obligations ? Il faut, que cet homme là ait un tendre bien décidé pour le néant. ◀Nivel 3

Metatextualidad► Ce que je viens de dire paroitra d’autant plus intolérant, [118] qu’il est, en quelque sorte, étranger à mon sujet. Cependant, je ne suis pas zélé, & je porte si loin la tolérance, que je n’en exclus pas mème les Athées déclarés. Mais ceux qui dogmatisent, qui s’attachent à repandre sur la Société tout le venin dont ils sont pleins, ceux qui s’érigent en apôtres de l’Incrédulité, & qui emploient toutes les ressources de leur esprit à soutenir des sentimens qui portent à plomb sur les mœurs & par conséquent sur le bien public, je les retranche de la Société, comme on retranche dans un if taillé une branche qui en gâte la simétrie. Quand je considère l’influence de la Religion sur la Société Civile, quand je réfléchis sur ce qu’elle seroit, si tous les membres de ce Corps étoient infectés de la gangrène de l’incrédulité & du Matérialisme, peu s’en faut, que je ne mette l’Auteur de l’Homme Machine à côté de Cartouche. Quand les Princes reconnoitront ils les obligations que leurs lois ont à la Religion ? N’y a t’il point de milieu entre la bigoterie & l’indifférentisme ? ◀Metatextualidad

VIII.

Je l’ai déjà dit, & je le répète, tous les phénomènes que j’apperçois dans la Raison humaine, éxaminés avec leurs différens rapports, se rapprochent, s’unissent, se rassemblent, & vont, pour ainsi dire, s’arranger autour d’un Principe Immatériel, pour me découvrir, que ce Principe caché éxiste, & éxiste, comme cause ; je n’en veux pas d’avantage, je suis convaincu de son éxistence. Le concours & l’enchainure des phénomènes supposant la réalite de la cause que je cherche, & le Principe qui les explique étant la cause que les produit, il n’est pas plus possible à mon esprit de ne ne <sic> pas se rendre à la preuve qui résulte de la combinaison éxacte des effets avec leur cause, qu’il ne lui est possible de croire des effets sans cause.

[119] J’ai donc une démonstration parfaite de l’éxistence d’un Principe Immatériel : ce n’est pas qu’à la rigueur je ne me puisse tromper, puisque cette démonstration n’est pas équivalente à celle ci : deux & deux font quatre ; mais, si je me trompe, Dieu, oüi Dieu lui mème est responsable de mon erreur. Je m’explique.

Je crois, que Chrétien I. a éxisté, & je le crois aussi fermement que cette proposition deux & deux font quatre. Il est pourtant possible, que Chrétien I. n’ait pas éxisté, au lieu qu’il est impossible que, deux & deux ne fassent pas quatre. Mais s’il n’a pas éxisté, c’est Dieu lui mème qui me trompe, parcequ’il m’a fait de manière à ne pouvoir ne pas croire un fait, attesté par l’unanimité des témoins.

Il en est de la certitude morale précisément comme de la certitude historique. Nivel 3► Exemplum► Je vois des statues, qui parlent, sentent, raisonnent. Ces phénomènes indicatifs me menent à un Etre sensitif & raisonnable ; cet Etre me rend raison de tous ces phénomènes : donc il éxiste, donc il en est le principe. Je ne puis point ne pas tirer cette conséquence. On vient me dire qu’elle est fausse, on m’assure que ces statuës sont de purs automates, & que tous les phénomènes que j’ai apperçus, tous les jeux que j’ai admirés, sont le résultat de principes Matériels combinés par l’industrieux ouvrier : je conclus de là, que l’ouvrier m’a voulu faire illusion ; mais si l’ouvrier, avant que de me montrer ses statuës, m’avoit assuré qu’il ne me feroit point illusion, s’il m’avoit donné pour vrai le principe qui m’a jetté dans cette erreur involontaire, je conclurois que cet ouvrier est trompeur, je ne pourrois m’empècher de l’accuser d’imposture. ◀Exemplum ◀Nivel 3 Metatextualidad► Mettés Dieu à la place de l’ouvrier & l’homme à la place de la Statuë, & prononcés sur la justesse de ma comparaison. ◀Metatextualidad

[120] IX.

Metatextualidad► Une seule démonstration me suffit pour me convaincre d’une vérité ; Si j’en ai plusieurs, la vérité n’en est pas plus certaine, mais elle en devient plus lumineuse. Si je puis répondre à toutes les objections, le triomphe est complet. Essaions. ◀Metatextualidad

Quoique je ne puisse pas expliquer, dit le Matérialiste, par le Méchanisme l’admirable tissu des opérations de mon Ame, cette ignorance ne me prouve point une Substance distincte de mon Corps, parceque je puis supposer une machine, dont l’organization pourroit produire ces merveilles.

Je vous l’accorde pour un moment : mais, je vous prie, à quoi bon recourir à une machine composée de mille differens principes ? pourquoi combinés vous un nombre infini de piéces & de ressorts ? pourquoi imaginés vous une structure particuliere d’un miraculeux automate, laquelle, de votre aveu, ne sçauroit ètre l’effet des lois générales de la nature, tandis que vous avés en main un Principe Simple & Intelligent, qui suffit pour expliquer naturellement ce que votre méchanisme n’explique qu’avec mille difficultés. Parcourés tous les effets de la nature, ils vous rameneront à des principes simples, a des causes générales, vous verrés que l’Auteur de la nature agit toujours avec économie, & qu’il n’emploie pas beaucoup de depenses à tout ce qui se peut faire à peu de frais. Vous voulés tout applanir, & vous recourés mal adroitement à un méchanisme, dont les combinaisons passent plus votre raison, que la créance d’une Substance Immatérielle unie à la Matiere. Convenés en ; vous ne trouvés rien que d’aisé dans un méchanisme incroiable, parceque vous n’en avés pas à craindre l’Immortalité.

[121] Vous n’y étes pas, répond le Matérialiste. Je suppose, que Dieu est l’Agent immédiat de cette machine, que c’est lui qui en fait joüer les ressorts, qui en combine les jeux, qui en dirige les mouvemens.

R. Ne disputons point sur la possibilité, cette discussion nous meneroit trop loin ; permettés moi seulement de vous demander, si vous croiés qu’un Etre infiniment parfait puisse agir imparfaitement. Il n’agit pas imparfaitement, dirés vous ; ce qui nous paroit imparfait ne l’est pas, il suffit que Dieu fasse une chose pour que nous soions assurés, que les imperfections que nos foibles yeux y apperçoivent ne sont pas réelles.

Vous ne m’échapperés pas, à la faveur de cette réponse captieuse ; 1° parce que l’imperfection de notre Raison n’étant que trop réelle, elle attaqueroit les attributs de son Agent immédiat, 2° parcequ’il est plus naturel de mettre ces imperfections sur le compte d’un Etre Immatériel mais borné, que sur le compte d’un Etre parfait, 3° parceque Dieu, agissant immédiatement sur un sujet doit nécessairement agir avec uniformité sur les sujets semblables, ce qui n’est pas ; 4° parceque l’hipothèse d’un Agent immédiat anéantit la liberté, & rend Dieu responsable de tout le Mal Moral. Vous étes donc obligé d’en revenir à vos principes combinés, qui, pour dire le vrai, sont sujets aux mèmes difficultés que votre Agent immediat, qui, à son tour, outre ses difficultés particulieres, est sujet à celles des Principes combinés.

Ces Principes combinés vous conduisent à un progrès infini des forces mouvantes. Car le Principe moteur ne peut ètre que Matériel, mais si le moteur est matériel, il doit recevoir son mouvement dailleurs, puisqu’il ne sçauroit de lui mème se mouvoir d’un sens en un autre , ce moteur doit lui mème avoir le [122] sien, & ainsi jusqu’à l’infini, pour former le plus petit raisonnement. Le plus mauvais sillogisme sera produit par une infinité successive de moteurs.

Comment expliqués vous, par votre organization de la matière, l’usage que l’homme fait de la volonté ? La succession, la suspension & la répetition de la pensée sont des choses absolument impossibles dans votre système. Les effets de la Matiere sont des effets essentiellement nécessaires : le moien, après cela, de lui attribuer des effets arbitraires ! Selon vous, suspendre une pensée, c’est arréter le mouvement particulier qui la formoit, changer de pensée, c’est changer de mouvement, rappeller une pensée, c’est remettre les parties de la matiere, dans le mème état, la mème figure, le mème mouvement où elles étoient auparavant. Or, n’y aiant point d’Agent Matériel, qui puisse produire ces effets, & la Matiere n’aiant pas le pouvoir de se donner à elle mème ces déterminations, je vous soutiens que les actes de la volonté sont absolument incompatibles avec toutes les lois du méchanisme.

X.

Le Phisicien a un intérèt particulier à réfuter le Matérialiste ; Car si la Matiere est capable de pensée, de réfléxion & de volonté, quantité de propositions, touchant le mouvement & l’action des corps, qui passent pour démontrées, seront douteuses ou fausses. Tant il est vrai, qu’on ne peut guére attaquer la Religion sans renverser la Philosophie !

Si la Matiere peut penser & vouloir, on ne sçauroit disconvenir, qu’il ne soit très possible, que ses Parties ne s’affranchissent du joug que les loix du mouvement leur imposent pour telle & telle détermination, & par conséquent que telle expéri-[123]ence, telle observation, mille fois repétée ne soit fausse. Si la Matiere est capable de volonté, elle peut arréter, suspendre, retarder, précipiter son mouvement, & mettre en défaut les forces mouvantes. Il n’y aura rien de sûr dans les Principes des Mécaniques, de l’Hydrostatique, de l’Astronomie, sciences, qu’on croit avoir portées à un haut degré de précision, si la Matiere est susceptible de dessein & de choix. Mais, comme l’expérience prouve que telles & telles loix produisent tels & tels phénomènes, tel ordre, telles irrégularités particulieres, il est vrai, que l’hipothese du Matérialisme Pensant n’étant point d’accord avec l’expérience, à raisonner conséquemment, cette Hipothese doit jetter dans le pirrhonisme phisique ceux qui l’embrassent. Toutes les Académies sont donc obligées de bannir le Matérialisme comme le plus cruel ennemi de la certitude & de la vérité qu’elles cherchent.

Le Matérialiste peut répondre à cette objection, en disant ; que, malgré la faculté de penser qu’il attribue à la Matiere, aucun désordre n’en est à craindre, aucune variation n’en est à présumer, parcequ’il a plu à Dieu de l’assujettir éternellement aux loix générales du mouvement.

Cette réponse ne revient elle pas à cette proposition ? quoique Dieu ait accordé à la Matiere la faculté de penser, cependant Dieu lui en a défendu l’usage ; elle peut choisir & ne choisit jamais ; elle peut former des desseins & ne sçauroit vouloir en exécuter aucun ; elle a des facultés intelligentes & elle est toujours dans un etat passif ; elle est libre & ne sort jamais d’esclavage. Ajustés ce paradoxe avec l’ordre, la simetrie, la sagesse qui brillent avec tant d’éclat dans les ouvrages du Créateur : trouvés moi dans toute la nature l’ombre d’un dessein dont les parties se croi-[124]sent, trouvés moi quelque Etre dont les facultés soient anéanties par quelque loi générale.

XI.

Que l’Incrédule rallie ses troupes ; que, pour conserver à la Matière la faculté de penser, il prétende, que, si elle n’a point cette capacité par ses proprietés connuës, elle peut l’avoir en vertu de quelques propriétés que nous ne connoissons pas encore. Inutiles efforts ! ils ne serviront qu’à augmenter la honte de sa défaite.

Commençons par avoüer ingénument, que, ne connoissant point l’essence & la nature intrinséque des choses, il ne nous est point démontré, que leur supposition soit simplement impossible. Mais qu’en conclure ? Y a t’il conséquence de la possibilité à la réalité ?

A raisonner ainsi, on iroit loin ; qu’on me donne la permission d’introduire dans la Logique une possibilité parfaitement inconnue, qui peut produire des effets non moins inconnus, & je me fais fort de renverser de fond en comble les sistèmes les plus sensés. Morale, Philosophie, Histoire, Politique, rien ne tiendra contre mes suppositions arbitraires. Je serai un sceptique très redoutable.

Répondons directement. Sur quoi votre doute est il fondé ? Quelle raison avés vous de croire, que peut ètre la Matiere a des qualités que vous ne lui connoissés, des qualités contraires à celles que vous lui connoissés ? Toute conjecture est chimérique, ou du moins ne prouve rien, dès qu’elle n’a d’autre appui que celui ci : peut ètre n’y a t’il point d’absurdité à supposer que telle chose est possible ; car voilà, dans le vrai, le précis de la vôtre. Avès vous oublié, que, parmi les philosophes, ce stile ci est inoüi ; [125] je veux faire cette supposition, parceque tel est mon bon plaisir ?

Je vous accorde, qu’il est possible, que la Matiere ait des propriétés qui nous sont inconnuës. Quel avantage en tirés vous ? Donnés à la Matière un million de qualités différentes de celles que nous lui connoissons. Qui vous a dit, que ce million de qualités la rendront capable de la pensée ? Peut ètre, dites vous, pensera t’elle en conséquence, . . . . . . . . Peut ètre à <sic> t’elle d’autre propriétés, qui peut ètre la font penser. Adieu, je vous quitte : avec ces Peut etre qui ne vous coutent rien, vous me meneriés assurément au bout du monde.

XII.

Metatextualidad► Nous voici, après avoir traversé le ténébreux paîs de l’Ecole, nous voici enfin arrivés au Peut ètre de Locke. Nous ne nous y arréterons pas, parcequ’outre que je l’ai déja réfuté, je sens que j’ennuie furieusement mon monde. ◀Metatextualidad

Nivel 3► « Nous avons, dit cet illustre Philosophe (+12 ), des idées (++13 ) de la Pensée & de la Matiere ; mais, peut ètre, ne pourrons nous jamais sçavoir, s’il n’y a pas quelque Etre purement Matériel qui pense, nous étant impossible par la contemplation de nos propres idées & sans le secours de la Révélation, de découvrir, si la Toute-Puissance n’a point donné à quelque composé de Matiere bien disposée la faculté d’appercevoir & de penser, ou si elle n’a pas joint & attaché à une Matiere ainsi disposée [126] une Substance Immatérielle qui pense. Nos idées (+++14 ) ne nous éloignent pas plus de concevoir que Dieu peut, s’il lui plait, ajouter à la Matiere une faculté de penser, que de supposer qu’il y ajoute une Substance qui pense. Nous ne sçavons ni en quoi la pensée consiste, ni à quelle espèce de Substance le Tout-Puissant a donné cette faculté, qui ne peut ètre dans aucune créature que par un effet du bon plaisir & de la pure bonté de Dieu. Car je ne vois point de contradiction (*15 ) à ce que l’Etre Suprème donne, s’il veut, à certains composés de Matiere quelques degrés de sentiment, de réfléxion & de pensée. » ◀Nivel 3

Il y a dans ce passage deux propositions, la premiere, que Dieu peut rendre la Matiere pensante ; la seconde, qu’il peut ajouter à la Matière une faculté de penser.

Dans la premiere, il y a, quoiqu’en dise Locke, une contradiction manifeste ; car la Matiere, demeurant ce qu’elle est, il est impossible que la pensée & la réfléxion résultent de ses propriétés. Dieu ne sçauroit, malgré sa Toute-Puissance, rendre vraies deux propositions qui se contredisent.

[127] Metatextualidad► . . . . . . . . . Lecteur Bénévole, il vient de m’arriver un petit malheur. Il y a ici une Lacune d’une douzaine de pages, dans lesquelles je réfutois Locke & prouvois ensuite l’Immortalité de l’Ame. Une imbécille de servante de Mr. le Censeur à laquelle mon Manuscrit avoit été remis l’a égaré, dit elle. Apparemment qu’elle en a fait des papillotes, & moi, j’ai jetté au feu mon broüillard ; de sorte que voilà un quart d’heure d’ennui qui vous est épargné. Je suis fort embrassé. Mon Imprimeur me demande instamment de la copie. Je vais lui livrer la suite de ce malheureux Manuscrit ; il n’est pas joli de vous présenter un morçeau non seulement détaché, mais encore non corrigé ni revu. Qu’y faire ? cet homme là est si pressant, qu’il a, je m’imagine, faim & soif ; & il faut bien faire quelque chose pour son prochain. Si mon Manuscrit se retrouve, car les papillotes ne sont qu’une conjecture, je réparerai cette perte dans une seconde edition, à laquelle je me resoudrai peut etre sans cela, si je vois que vous regrettiés ce papier. ◀Metatextualidad

. . . Si L’Ame Mortelle est, l’homme doit abhorrer son Etre & maudire sa condition, l’Anglois est en droit de terminer par le Suicide cette difficulté d’exîstence, qui lui rend si souvent la vie amere & la mort agréable, le Stoicien est un fanatique, qui s’épuise à poursuivre des fantômes, à adorer des chimères, l’Epicurien a raison de s’ennivrer de plaisirs, de semer de fleurs le passage de la vie, de ne voir que soi dans tout l’Univers, le Sage n’est qu’un insensé, qui use [128] ses jours à faire la cour à une maitresse ingrate, qui éxige de lui mille sacrifices, & ne l’en dédommage par aucune faveur, par aucune espérance. Tous ces traits d’esprit superficiels, où la raison humaine est peinte en laid, tous ces morceaux de poesie, où les Boileaux, les Popes nous ont fait l’honneur de nous mettre au dessous de la brute, ne nous offriront que des descriptions hélas ! trop vraies de nos miseres & de notre sort. Voilà, en abrégé, les affreuses conséquences de la Mortalité de l’Ame humaine.

XVIII.

Fort bien ! me dit un Incrédule, fier d’un triomphe imaginaire : fort bien ! notre Ame est Immortelle, parcequ’elle est Immatérielle ; l’Ame des bètes est Immatérielle, donc elle est Immortelle.

R. Oüi, les bètes ont une Ame, & je suis aussi persuadé de l’Immatérialité de cette Ame que je le suis de l’Immatérialité de la mienne, parceque mes deux principes, portant également sur l’homme & sur la brute, me donnent une égale certitude sur l’un & sur l’autre, parcequ’il m’est démontré que la moindre sensation ne peut pas plus ètre produite par la Matiere que ne le peut ètre le plus profond raisonnement.

Mais cette persuasion n’entraine pas celle de l’Immortalité. L’Immaterialité la rend simplement probable ; ce qui fortifie cette probabilité, c’est la nature de mon Ame, dont les facultés l’unissent à l’ordre moral & au Monde intellectuel. Or, les mèmes argumens tirés de l’examen de la nature de mon Ame & de ses rélations avec Dieu, qui concluent pour son éxistence, concluent pour la non éxistence de celle des bètes.

En effet, pourquoi Dieu conserveroit il des Etres, qui ont rempli leur destination naturelle ? Pourquoi des Ames faites pour [129] le Corps, ne périroient elles pas avec le Corps ? Comment des Ames qui ne peuvent croitre en connoissance croitroient elles en félicité ? A quoi serviroit l’existence à des Ames purement sensitives (+16 ) qui n’ont aucune faculté qu’elles puissent éxercer, séparées du Corps ? Pourquoi donner l’Immortalité à des Ames qui ne le desirent, ni ne l’espèrent, ni ne la méritent ?

Du reste, je ne veux pas dire que l’opinion de l’Immortalité de toutes les Ames ne soit soutenable ; mais je prétends, que le lumiere naturelle nous fournit de quoi porter des jugemens contradictoires sur ces deux espèces d’Ames, & que les mèmes raisons, qui portent l’Immortalité de l’Ame humaine au plus haut degré de probabilité, portent au mème degré la Mortalité de celle des brutes.

Quelque sentiment qu’on embrasse sur ce sujet, peu nous importe : l’Immortalité de notres Ame est en sureté. Placée en-[130]tre celle des Bètes & celle des Anges, elle tient à la premiere par les sensations, & à la seconde par les idées claires & distinctes : celles ci lui assurent l’Immortalité, celles là lui promettent sa réunion avec le Corps, réunion seule capable, ce semble, de completter son bonheur. Mais, il faut l’avoüer, ce raîon d’espérance est bien foible (+17 ). Heureusement, la Religion décide ce que la Philosophie conjecture : elle nous dit, qu’un jour notre Ame sera la Maitresse du Corps, dont elle est aujourd’hui l’esclave.

XIX.

L’Ame naît avec le Corps ; ne mourroit elle pas avec lui ?

Frivole objection. Dès que le Corps est formé, Dieu y joint une Ame, comme il paroit par tous ces effets, qui, comme nous l’avons déjà prouvé, ne peuvent ètre attribués qu’à un Etre, Spirituel. Mais s’ensuit il de là, que dèsque le Corps est détruit, l’Ame soit aussi détruite ? point du tout, I° parceque il est possible qu’elle lui survive, puisqu’elle est un Etre Simple, 2° parcequ’il nous est démontré qu’elle lui survivra.

[131] XX.

La plus forte objection que l’on fasse contre l’Immortalité de l’Ame, c’est celle ci. « Voiés, dit on, combien l’Ame est dépendante du Corps ; ce sont deux Etres si étroitement liés que l’un ne peut subsister sans l’autre. Dès que l’embrion est forme <sic>, l’Ame est formée, (+18 ) mais c’est une Ame embrion. L’Ame est au berçeau comme le Corps qu’elle anime. Dans l’enfance, l’Ame est aussi petite, aussi foible, aussi peu maitresse de ces mouvemens que le Corps ; l’Ame & le Corps croissent à vue d’oeuil ; à mesure que celui ci augmente en vigueur, celle là augmente en lumieres. L’âge viril est l’âge d’or de la Nature & de l’Ame. Dès que la triste & impérieuse vieillesse fletrit les agrémens, émousse les organes corporels, le sentiment s’use, la mémoire s’affoiblit, la raison s’égare ; le Corps vieillit, l’Ame radotte.

Cita/Lema► Est ce là ce raïon de l’Essence suprème

Qu’on nous a peint si lumineux ?

Est ce là cet Esprit, survivant à nous mème ?

Il naît avec nos sens, croit, s’affoiblit comme eux ;

Ne (*19 ) périroit il pas de mème ?

Voltaire. ◀Cita/Lema

On voit expirer l’Ame avec le Corps, & l’on dit qu’elle existe sans lui : on la voit sujette aux mèmes maladies, guérie par [132] les mèmes remèdes (++20 ), s’endormir & s’éveiller avec lui, dependre des passions qui dépendent du sang, abrutis par le vin, démontée par la salive d’un chien enragé, dérangée par la fiêvre, depourvue d’idées dès qu’elle est dépourvue de sensations, privée de toutes ses facultés dans ces évanouissemens, où les femmes les plus tendres ne sentent pas mème qu’elles ont un coeur, & l’on assure qu’elle ne meurt pas avec le Corps. On la voit varier avec l’air, active en France, impatiente en Angleterre, paresseuse en Laponie, ardente au Sud, froide au Nord, accablée par le chaud ou le froid excessif, en un mot tellement asservie au climat qu’on peut juger de la valeur des Ames par le degré de latitude, & l’on veut qu’elle soit Immortelle. Croions en nos îeux, qui ramenent notre raison au Matérialisme. »

On ne m’accusera pas d’avoir affoibli, ou (ce qui presque toujours est la mème chose) abrégé l’objection : je l’ai rendue dans toute sa force ; & c’est une candeur qu’on doit à l’amour de la vérité, que de rapporter avec sincérité les difficultés que le préjugé ou l’erreur élevent contr’elle. Si ses defenseurs l’avoient ainsi protégée, ils auroient prévenu les scandaleuses instan-[133]ces des Esprits Forts, & tous ses livrets impies, dont les licencieuses presses de Hollande & d’Angleterre inondent l’Europe. Metatextualidad► Revenons à notre sujet. ◀Metatextualidad

Je commencerai par avoüer de bonne foi, que l’on fait ordinairement à cette objection une fort mauvaise réponse. Combien d’hommes, dit on, conservent jusqu’à la fin du combat de la mort leur bon sens & leur raison ? Combien en voiés vous, qui, dans ces derniers momens, ramassent, pour ainsi dire, toute la vigueur de leur Esprit & vous entretiennent flegmatiquement leur monde sur les matieres les plus abstraites. Plus on a cultivé son Ame, plus on la <sic> perfectionnée, & moins elle paie de tribut à la Matiere : Exemplum► Descartes a l’imagination ardente au milieu des glaces du Nord, Descartes est philosophe dans ces instans mèmes, ou la mort, étendant sa faux, lui dit qu’il est homme. ◀Exemplum

Dire cela, c’est bien dire quelque chose, mais, au fond, ce n’est que disputer un peu de terrain, & mème le disputer assés maladroitement. Car on peut attribuer ces phénomènes à la diversité des maladies, opposer à ces éxemples ceux de ces malades incurables (+21 ) dont les uns conservent jusqu’au dernier moment l’odorat, les autres la vuë, comparer ces personnes extraordinaires à celles qui, dans les fiévres malignes, ont l’oüie plus fine & plus délicate, répliquer en un mot, que contester la dépendance de l’Ame, c’est pécher contre le sentiment intérieur, c’est s’inscrire en faux contre un fait attesté par une expérience aussi ancienne que le monde.

[134] Je n’incidenterai pas sur le sommeil & les évanoüissemens ; il est impossible sans une petition de principe de prouver à un Matérialiste, qu’alors l’Ame pense : mais dès qu’il conviendra que l’Ame est un Etre distinct du Corps, on pourra lui dire, qu’il ne s’ensuit pas de ce que l’action nous est cachée, qu’un Principe actif n’agisse pas, de même que de ce que le corps est alors sans mouvement, il ne s’ensuit pas qu’il soit sans vie. Un apoplectique ne se rappelle pas d’avoir pensé dans son accès ; est ce à dire qu’il n’a point pensée ? non, mais seulement qu’il n’a rien retenu. La pensée & la sensation étant essentielles à un Etre pensant & sensitif, il faut nécessairement anéantir l’Ame, ou lui donner toujours des pensées & des sensations ; quelques foibles qu’on les imagine, il faut absolument lui en donner.

En convenant de la dépendance de l’Ame, demandons à l’Incredule quel avantage il tire de cet aveu. Tout ce qu’il peut en conclure, c’est que l’Ame est trés étroitement unie au Corps, & que par la disposition de celui qui l’a créée, elle a besoin des organes du Corps pour exercer ses fonctions en cette vie.

Dans cette dispute ci, le Matérialiste a un dessous sensible. On lui démontre la vérité de ce fait : l’Ame éxiste indépendamment du Corps. A cette démonstration, il oppose un autre fait : l’Ame, ici bas, dépend du Corps ; & aulieu d’en tirer cette consequence ; donc l’Esprit est etroitement uni à la Matiere, il hazarde celle ci : donc l’Ame meurt avec le Corps. Est-ce raisonner ? Qu’il attaque les preuves de l’Immatérialité de l’Ame, qu’il les détruise, qu’il nous démontre que la Matiere Pense ; après cela, qu’il vienne avec son argument de la dépendance de l’Am,e : nous serons vaincus, nous rendrons les armes. Jusque-là, nous sommes maitres du champ de bataille.

[135] Un ouvrier ne peut travailler sans outils ; tant qu’ils sont imparfaits, il travaille imparfaitement & avec de grandes difficultés. S’ils s’usent, s’ils s’ébréchent, on s’en apperçoit dans les ouvrages qui sortent de ses mains ; Cet ouvrier est il moins habile dans son art, parcequ’il est condamné à ne se servir que de mauvais outils ? L’Ame est elle moins capable d’Immortalité, parcequ’elle est logée dans un Corps Mortel ?

XXI.

Le dogme de l’Immortalité de l’Ame a eu, dans tous les siécles, une grande influence sur les actions des hommes. Il a produit de bons ou de mauvais effets, suivant qu’il a été bien ou mal entendu, dans les esprits formés à l’école du Zénon, l’insensibilité & le suicide, dans les esprits élevés à celle de Pythagore, la superstition & l’humanité. Que ne peut il pas produire dans un cœur formé à l’école du Docteur des hommes, de celui qui a mis en évidence l’Immortalité & la vie ?

Un Chrétien, bien pénétré de cette vérité, prendra constamment la vertu pour régle de ses actions, parcequ’il verra, qu’elle seule peut le rendre heureux, & décider de l’alternative de bonheur ou de malheur qui l’attend après cette vie.

Il regardera ce monde comme un théâtre, où il s’éxerce à répéter le rôle qu’il doit joüer dans un autre.

Il portera les vertus sociales au plus haut degré de perfection, parcequ’il sera persuadé, que la divine sagesse l’a placé dans cette sphére pour le bien de ses semblables, qui, dès là, intéressés à son bonheur, trouveront le leur dans ce trafic réciproque de bons offices & de besoins.

Il ne sera point le farouche ennemi des plaisirs des sens, parcequ’il sçaura que ces plaisirs sont dans l’ordre Moral, appartiennent à sa constitution actuelle, font partie de sa félicité présente. Mais il ne s’y livrera point, parcequ’il sçaura, qu’il est doüé d’une faculté plus noble que les sensations : il conservera son empire à sa Raison ; il se dira, qu’il est plus fait pour penser que pour sentir ; il se dira, que plus il s’éloignera des Brutes, plus il s’approchera des Anges. Quel plus beau spectacle, qu’une créature qui ne vise qu’à une heureuse éternité !

Dieu sera le centre de toutes ses pensées, parceque son cœur sera rempli de sentimens de reconnoissance & d’ambition.

Humble dans la prospérité, fermé dans l’adversité, il s’armera également contre le bonheur & les revers ; dans la bizare-[136]rie de la fortune, il ne verra que la sagesse de la Providence. Au milieu des plus terribles catastrophes, il sera inébranlable, parce que, consolé par l’esperance, il trouvera des ressources de plaisir dans le témoignage de sa conscience, parce qu’il rapportera tout à l’Immortalité de son Etre. En effet, pour si peu de tems, c’est bien la peine de s’affliger !

Humain, doux, affable, il verra dans chaque homme un frére. Il ne méprisera pas le pauvre, il ne dédaignera pas le malheureux. Le pauvre a une Ame, il est donc mon égal ; Je dois de la compassion à son état, je dois du respect à l’humanité.

Attentif à tout ce qui peut contribuer au bien de son éternelle éxistence, il perfectionnera sa Raison, persuadé que ses facultés se ressentiront, dans une autre vie, du bon ou du mauvais usage qu’il en aura fait en celle-ci. Aimer & Scavoir, voilà où se réduisent les idées que nous avons du bonheur dont peut étre capable une créature, qui a un cœur & un esprit, isolés du Corps. L’amour du Beau, la connoissance du Vrai sont les seuls biens dignes de nous. Il est vraisemblable, que les inclinations bonnes ou mauvaises de notre coeur & le bon ou mauvais usage de notre esprit feront notre paradis ou notre enfer ; nous trouverons notre récompense ou notre supplice dans les penchans vicieux ou vertueux de notre Ame. Dieu n’a qu’à nous laisser à nous mèmes pour faire notre bonheur ou notre misere.

XXII.

J’augure mal de tout homme qui desire le néant ; il nous est si naturel de souhaiter la perpétuité de notre Etre ! Le vice doit avoir fait bien des progrès dans un coeur, où il a effacé un desir que le Créateur y a gravé.

La créance de l’Immortalité de l’Ame ne suffit pas pour la rendre vertueuse ; vous ne voiés en Europe que des Sociétés d’ortodoxes & de vicieux. Que seroit ce, si le Matérialisme étoit généralement reçu ? le monde ne seroit plus qu’un coupe gorge.

Considéré comme vérité, le dogme de l’Immortalité de l’Ame est aimable & consolant : considéré comme l’ouvrage de la politique, il seroit très respectable parcequ’il en seroit le chef d’œuvre ; j’en reviens toujours à ceci : l’Immortalité de l’Ame est tout à la fois le fondement de la vertu des particuliers & de la sureté publique ; si vous ne la croiés pas, vous étes un citoien dangereux. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1(*) Opinionum commenta delet dies, naturæ judica confirmat. Cicer.

2(+) Defendit numerus. Juven.

3(*) Dabam me tantæ spei. Senec.

4(*) Divinæ particulam Auræ. Virg.

5(*) Voiés le Traité de Colliber, sçavant Métaphisicien Anglois.

6(+) C’étoit un des argumens des Epicuriens.Quippe etiam mortale æterno jungere, & unà Consentire putare, & fungi mutua posse Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est, Aut magis inter se disjunctum discrepitansque, Quam mortale quod est, immortali atque perenni Junctum in concilio soevas tolerare procelas ? Lucr. L. 3.

7(+) Homer. Iliad. XVIII.

8(*) Propres paroles de M. de Voltaire, qui s’est hautement déclaré pour le Matérialisme dans sa 13e. Lettre sur les Anglois, où, entr’autres belles choses, il dit d’un ton pitoïablement naïf : pour moi je me vante de l’honneur d’etre aussi stupide que Locke. Personne ne me fera jamais croire, que je pense toujours. Voiés à la suite des Lettres qui refutent celles sur la Religion essentielle trois Lettres de M. de la Chapelle, qui sont pour le moins aussi bien écrites & certainement mieux pensées que celles de M. de Voltaire.

9(+) M.de la Mettrie.

10(*) Page 71. De l’Edition de Leyde.

11(++) A.M. Haller, qu’il appelle son maître, quoiqu’il n’en soit pas seulement connu, comme l’a déclaré dans le Journal des Sçavans ce Professeur, dont les Journalistes de la Bibliot. Raison, ne voulurent pas communiquer au public la déclaration qu’il leur avoit envoiée.

12(+) Essai sur l’Entendement Humain, L. 4. Chap. 3.

13(++) Voiés, si vous en étes curieux, un exposé infidelle de l’opinion de Locke dans la 13e Lettre de Mr. de Voltaire sur les Anglois.

14(+++) Cette période suffit pour fermer la bouche à ceux qui veulent disculper Locke en nous vantant son extrème circonspection ; ce philosophe modeste est, ici, extrèmement décisif, puisque, selon lui, il est aussi naturel, d’admettre l’éxistence de la Matiere Pensante, qu’il l’est d’admettre un Principe Immatériel. Le Docteur Stillingfleet eut raison de prendre feu à ces paroles.

15(*) Oserai je demander, si dans la précision logique, Locke n’auroit pas dû dire, qu’il n’y avoit pas plus de difficulté,
Vestra conjetura prior de perditis paginis, est, ni fallor, nimium vera : nam quantum conjicio, pauperculus puer, quem alo, crinibus crispandis chartam al ancilla neglectam adhibuit. Imprimatur. J.P. Anchersen, Dr.

16(+) L’Ame des Bètes est purement sensitive ; l’Ame de l’Homme est Sensitive & Raisonnable ; cette différence que Mr. Boulier a si bien prouvé dans son Traité de l’Ame des Bètes, n’a point échappé à la sagacité de Cicéron. Bestiis sensum & motum dedit, & com quodam Appetitu, accessum ad res salutares, à pestiferis recessum ; Homini hoc amplius, quod addidit Rationem, quâ regerentur animi Appetitus, qui tum remitterentur, tum continerentur. De Nat. Deor. L. II. La nature a donné aux bètes une petite portion d’Intelligence & une grande abondance d’Esprits animaux ; elles ne sont pas libres, donc elles ne peuvent ètre jugées ; elles ne peuvent ètre jugées donc elles peuvent etre aneanties.

17(+) Quelques personnes plus pieuses qu’éclairées ont cru trouver la Resurrection des Corps dans ces vers de Virgile. O Pater ! Anne aliquas ad cælum ire putandum est Sublimes animas, iterumque ad tarda reverti Corpora ? Quæ lucis miseris tam dira cupido ? Æneid. L.6. Le Poete a certainement en vuë ceux d’entre les Pythagoriciens, prétendoient que les mèmes Ames montoient au ciel & descendoient quelquefois.

18(+) Gigui pariter com Corpore & unà Crescere sentimus, pariterque senescere Mentem. Lucr. L. 3.

19(*) Il y a dans le texte : hélas ! périroit il de mème ? Ce soupir exprime un desir de l’Immortalité, qui, malheureusement pour Mr. de Voltaire, lui fait honneur.

20(++) Mentem sanari Corpus ut ægrum Cernimus, & flecti medicinâ posse videmus. Lucr. L. 3. [] Atomistes tiroient la mème conséquence que nos Materialistes : Corpoream naturam animi esse necesse est Corporeis quoniam telis ictuque laborat. Lucr. ibid.

21(+) Non alio pacto, quàm si per quum dolet ægri In nullo caput interea sit forte dolore. Lucr. L. 3.