Citation: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Le Grönlandois. Quatrième fragment.", in: La Spectatrice danoise, Vol.2\015 (1750), pp. 97-100, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4441 [last accessed: ].


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Le Grönlandois.

Quatrieme Fragment.

Level 2► Level 3► Letter/Letter to the editor► Il y a trente ans que je suis au monde ; il y a six mois que je suis en Europe, c’est à dire qu’il n’y a que six mois que je me sers de ma raison. Jusqu’à présent, docile à l’instinct de la nature, je n’avois pensé qu’à moi mème, je n’avois réfléchi que sur mes besoins. Aujourd’hui, je raisonne sur tout ce qui se présente à mes îeux ; le moindre objet me fixe ; mon imagination vivement frappée de tout ce que lui offrent mes sens est assiégée de mille idées, qui s’entr’empèchent & se détruisent les unes les autres.

Dois je cet avantage à l’ennui qui me dévore ? L’ennui peut il rendre mon ame différente d’elle mème ? Mon corps peut il agir sur mon ame au point de lui donner, à son gré, plus ou moins de pensées ? En Grönland, j’avois la mème faculté qu’en Europe : pourquoi ne s’y est elle pas développée ? C’est parceque je ne m’y ennuiois point ; & pourquoi ne m’y ennuiois je pas ? Je voiois tous les jours ma chére Akatilma ; pouvois je languir, au milieu des plaisirs ? Ce n’est qu’en Europe, qu’on peut etre malheureux dans le sein du bonheur. Occupé à lui plaire, pouvois je m’occuper à penser ? Qu’on tient au païs, où on a laissé son coeur !

Je ne sais, si j’ai des remercimens ou des plaintes à faire à ma raison, parceque je ne sais, si, depuis que je suis plus homme, je suis plus heureux.

D’un côté, cet esprit de réfléxion, que j’ai acquis en Europe, à donné à mon ame une certaine fléxibilité qu’elle n’avoit pas. Un homme qui pensera beaucoup sera rarement entier dans ses sentimens : l’opiniatreté caractérise un esprit borné, un esprit qui [98] tourne autour d’un certain nombre de principes & de conséquences. A force de raisonner, j’ai appris à me méfier de ma raison ; elle s’est défaite de sa roideur & s’est formée à la souplesse : ouverte à toutes les impressions, accessible à toutes les vérités comme à tous les préjugés, elle porte sur tous les objets un oeüil indifférent ; elle ne les considère pas pour s’affermir dans ces idées, mais bien pour les rectifier. Les choses, qui sont des vérités pour le gros des hommes ne sont pour moi que des opinions. Le point de perfection seroit, ce me semble, de concilier la parfaite indifférence pour toutes les opinions avec un ardent amour pour la verité : c’est là le difficile : l’homme seroit il fait pour chercher toujours la vérité & pour ne la connoitre jamais ? L’art de raisonner seroit il l’art de douter ?

Depuis que je réfléchis (& voilà le mauvais côté de l’esprit de réfléxion,) j’ai un fonds de mauvaise humeur dont je ne suis pas maitre. La vuë du vice me saisit ; la vuë du ridicule me dépite : un faux raisonnement me met hors de moi même, une fausse conséquence me démonte. Je hais mes semblables presque autant que je les plains : Je vois sans cesse des hommes inconsiquens <sic> & pervers : j’ai lieu de m’écrier à chaque instant : juste Ciel ! quels esprits ! quels cœurs ! Mon chagrin augmente avec ma misantropie & ma misantropie augmente avec mes lumieres.

Les doutes, où me jette ma raison, justifient mes murmures contre elle : depuis que son horison s’est étendu, je vois de plus loin, mais je vois trouble, les objets les plus voisins de ma unette <sic> s’offrent à moi distinctement ; mais les éloignés, je ne les apperçois qu’en partie, & par un enchantement inconcevable, je crois les apperçevoir en entier. A l’exception des premiers principes & de quelques sentimens favoris, je suis prèt à dire de tout le reste : Que sçai-je ?

[99] Que de soins pour parvenir à la connoissance du vrai ! le pénible métier que celui du sage ! Il doit suspendre son jugement ; & l’homme est naturellement décisif : il trouve, à chaque pas, des rochers escarpés, des précipices ouverts, des piéges tendus par l’erreur, des obstacles invincibles ; & l’homme est naturellement présomtueux : son esprit est resserré dans des bornes fort étroites ; & la curiosité de l’homme n’en connoit pas : sa raison doit le conduire à la vérité, & les préjugés conduisent l’homme à l’erreur.

A moi, qui n’ai fait que de mediocres progrès dans l’art de penser, ce qui me paroitra évident aujourd’hui me paroitra faux demain ; en passant dans mon esprit, mes idées se teignent de mes passions ; & comme je ne suis jamais sûr d’elles, je ne suis jamais sûr, que mes pensées soient semblables à mes pensées. J’ai remarqué que j’étois plus on <sic> moins décisif, selon la circulation plus ou moins rapide de mon sang.

Que je plains mon ame d’ètre logée dans mon corps, qu’il faut monter & remonter tous les jours ! A peine est elle allée prendre l’air, que son géolier la rappelle.

Ce desir de sçavoir, que la nature a gravé en moi, ne sera-t-il jamais satisfait ? Plein d’ardeur pour la vérité, né pour elle, attaché à la poursuivre, dois je renoncer à la connoitre ? Ma soif ne sera-t-elle jamais étanchée ? Quelle apparence, que l’auteur de mon Etre m’ait formé de deux substances, dont l’une pourvoit aisément à ses besoins & dont l’autre ne puisse se flatter de pour voir aux siens ! Des desirs que je sens propres à contribuer à ma félicité, seroient ils chimeriques & la source de mon malheur ? Sans doute à cette vie en succedera une autre, ou je trouverai la vérité, ou, mon ame dégagée de ses chaines, prendra l’essor vers [100] son créateur, & se rejoindra au Bon Principe, dont elle est émanée. Ce monde est la patrie de l’homme, entant qu’Etre Matériel : N’y en auroit il pas un autre pour l’homme, entant qu’Etre Spirituel ?

Akatilma seule peut me consoler des chagrins de cette vie ; la vérité, dont je joüirai dans l’autre, me consolera seule de la perte d’Akatilma. Ah ! si l’on pouvoit aimer sans corps !

Metatextuality► Ces réfléxions me sont tombées dans l’esprit à propos de l’enfant de mon hôte. Son précepteur le châtioit de ce que, par étourderie, il avoit mal répété sa leçon. Pourquoi, ai je dit, rabattre la gaîté de cet enfant ? Hélas ! avec le tems, il sera bien assés triste. Là-dessus, je me suis enfoncé dans des meditations à perte de vue sur la nécessité du sçavoir ; j’ai mis la plume à la main pour les écrire & j’en ai écrit d’autres, qui peut ètre n’en valoient pas plus la peine que les premieres. ◀Metatextuality ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1