Citation: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "De la Saytre.", in: La Spectatrice danoise, Vol.2\011 (1750), pp. 77-82, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4437 [last accessed: ].


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De la Satyre. (*1 )

Level 2► Level 3► Tous les hommes ont du penchant à la Satyre. Nous naissons avec ce gout, parce que nous naissons malins. Les enfans, (qu’on ne peut pas accuser le monde d’avoir gâtés) les enfans se satyrisent mutuellement avant que de s’aimer. Amis, à chaque instant, ils se mordent & se réconcilient.

Les enfans ne sont jamais plus hommes, ces imbécilles ne pensent, ne voient, ne raisonnent jamais mieux, que lorsqu’il [78] s’agit des défauts d’autrui. Un regard, parti d’un oeuil scrutateur, leur découvre les replis les plus cachés de l’ame sur laquelle leur malignité s’éxerce. Rien ne leur échappe ; ils lisent dans le coeur ; ce qu’ils n’y peuvent déchiffrer, ils le dévinent, & en le dévinant, ils ne l’affoiblissent pas, & l’excusent encore moins. Aussi habiles à exprimer le ridicule qu’à le saisir, ils semblent nous avertir de leur malignité future ; aussi promts à copier le vice qu’à le découvrir, ils semblent nous exhorter, & à nous méfier d’eux & à donner à leur bas âge le respect que nous devons aux bonnes moeurs.

Ce qu’il y a de sur, c’est que notre gout pour la satyre est le premier des gouts de notre coeur & de notre esprit. Faut il ètre surpris, qu’il devienne notre gout favori ?

Cette malignité vient de ce que nous ne nous aimons pas les uns les autres ; & le moien que nous nous aimions ! Nous ne naissons pas égaux ; donc nous naissons envieux.

Et à cela, je n’y vois pas grand mal. Si nous n’avions absolument aucune envie, nous n’aurions pas de la malignité, & le monde n’en iroit pas mieux. En nous donnant pour malins, nous contractons, sans le sçavoir, cet engagement : La malignité n’aura point de prise sur moi ; & combien cet engagement, quoique mal observé, est il utile à la Société ? Supposés le monde avec une bonté générale ; ce sera un corps sans ame & sans vie.

La nature y a sagement pourvu, en nous donnant du peuchant <sic> à rire ; car ce penchant là, qu’est ce autre chose qu’un penchant à rire d’autrui ?

La haine ne rit point, ou rit cruellement ; c’est le mépris qui rit avec grace & avec malignité. Mais, qu’on y fasse atten-[79]tion, ce mépris là n’est qu’une haine déguisée, une haine adoucie par la multiplicité des objets, mais, dans le fond, très forte, une haine corrigée & peut ètre fortifiée en même tems par l’intérèt, une haine changée en un sentiment qui en coutant moins au coeur lui produit d’avantage ; sentiment qui flatte tout à la fois notre cruauté & notre paresse, parce qu’enfanté sans efforts il croit avec succès.

L’objet naturel de la Satyre, c’est le Vice ; nous aimons à l’attaquer comme à le suivre ; à l’attaquer parcequ’il nous est nuisible, à le suivre parce qu’il nous paroit utile ; en l’attaquant nous croions nous en dépouiller ; un trait satirique part : soudain notre amour propre nous fait un compliment de félicitation sur notre innocence ; l’illusion est fréquente, le compliment l’est aussi ; admirés, je vous prie, en passant, la sage conduite de la nature, qui, en nous faisant méprisables, nous empèche de nous appercevoir que nous le sommes ; car si nous nous en appercevions, où en seroient nos plaisirs, notre bonheur, ou, ce qui est la mème chose, notre amour propre ?

La nature nous a donc permis de nous moquer du Vice, mais voiés, combien nous sommes malins, nous avons vû que ce fonds n’étoit pas assés riche, & nous l’avons augmenté d’un capital qui seul nous suffiroit, si quelque chose pouvoit nous suffire. Ce capital ajouté, c’est le Ridicule, & nous avons craint si fort d’ètre courts, que nous avons rendu le Ridicule arbitraire. Or, vons <sic> comprenés bien, à ne suivre mème que pas à pas l’éternelle & changeante opinion.

Si les hommes étoient philosophes, ils ne seroient point satyriques : mais seroient ils plus heureux que nous ? Non, parce-[80]qu’ils auroient trop de soins, a ètre sans cesse occupés à gronder & à vaincre la nature ; car, il ne faut rien dissimuler, le phisiique <sic> comme le moral, nous porte à la Satyre ; tout homme est plus ou moins bilieux, de façon que tout homme a, si non droit, du moins besoin de répandre plus ou moins de bile, de sorte (& cela est plaisant) que nous devons remercier la nature de ce qu’elle ne nous a pas fait plus sages que nous le sommes. Figurés vous un peuple gai par gout & sérieux par réfléxion, satirique in petto & doux en depit du tempérament : oh ! pour le coup, c’est vous figurer un peuple d’infortunés.

Je viens de dire, que les hommes, supposés philosophes, ne seroient point satyriques : cette idée paroit vraie ; elle est pourtant très fausse. Raiés la donc, dirés vous ; & pourquoi ? j’écris l’histoire de mon cerveau. Quand je l’ai écrite, elle m’a paru très sensée ; à présent il m’est démontré, que ce n’est qu’une frivole conjecture ; car premiérement, les hommes, ne pouvant pas ètre philosophes au même degré, un degré satyriseroit l’autre ; en second lieu, le philosophe est par lui même un Etre fort ridicule ; & puis, en le suppesant <sic> malheureux, il ne seroit plus philosophe. Vous voiés donc bien, que ma raison m’avoit fort mal servi, & que l’homme, philosophe ou non, est fait pour la satyre, tantôt sacrifié tantôt sacrificateur.

Une preuve que la philosophie, toute majestueusement ridée qu’elle est, n’est pas ennemie de la Satyre, c’est qu’elle lui a fait l’honneur de l’ériger en art. Les philosophes ont fait les premiers livres : & les premiers livres ont été les premiers Satyres dans les régles.

Le premier Satyrique ne masqua point ses objets ; il dît : Rolet est un fripon : mille échos le répéterent ; & n’allés pas croire qu’il lui fallut beaucoup de courage pour parler si har-[81]diment ; on avoit si peu de chose à reprocher au Genre humain naissant ! Le pouvoir a intimidé la Satyre, alors le mérite seul étoit en place, & si d’un coté le mérite ne prenoit pas les interets du crime Satyrisé, de l’autre la Satyre n’imputoit point des crimes au mérite.

A mesure que l’espèce humaine multiplia, les vices multipliérent ; on fut bien aise d’ètre vicieux, on eut honte de le paroitre ; des lors on condamna la fiere Satyre à n’attaquer que de Piés Plats. Sentons nous bien, nous à qui il est défendu, de tems immémorial, de parler & presque de penser, sentons nous combien elle dut ètre piquée de ne pouvoir faire joüer contre les vicieux que des batteries masquées.

Autrefois il falloit très peu de hardiesse pour dire de grandes vérités, aujourd’hui, il en faut infiniment pour en dire de petites. On a beau avoir du dépit, de la bile, des vapeurs, ne voir que des esprits forts, des devotes, des coquettes & des fripons, ètre pourvu d’un fonds inépuisable de bons mots, il faut se taire, & ronger son frein. La Satyre, cette préceptrice des hommes, est proscrite ; il est permis au crime & au vice de la braver & de marcher, la tète levée.

Je ne suis pas plus méchant qu’un autre ; néanmoins je suis charmé de tout le mal qu’on dit de mon prochain ; vous m’allés traiter d’homme abominable, suspendés votre arrèt, il seroit prononcé contre vous mème. Interrogés votre coeur, jugés de moi par vous mème ; j’aurai toujours le mérite d’avoir été sincere. Il y a peut etre cette différence entre vous & moi ; que vous etes flatté de tout le mal que fait votre prochain, aulieu que je ne le suis que du mal qu’on dit de lui, au surplus, bien mortifié qu’il y donne lieu. Oüi, je voudrois, que tous les [82] mauvais coeurs fussent démasqués, parceque je voudrois qu’il n’y eut point de mauvais cœurs.

Que n’ai je, dans un coin du monde, une petite Souveraineté ? Je gagerois quatre Juvenals & deux Horaces ; Je lâcherois les premiers contre les Vices & les seconds contre les Ridicules. J’abandonnerois les honnètes gens aux Bourdaloües, & je livrerois les incrédules aux Saurins. Mon souhait est pardonnable, parceque je n’ai pas de l’ambition par malice, mais seulement par humanité ; S’il ne l’est pas, mettés le sur le compte de mes Vapeurs. Voiés, combien je crains la Satyre, moi qui l’encourage ! ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1

1(*) Nous devons ce morçeau à la métaphysique bile d’un membre de la cotterie des Vaporeux. Si toutes les idées de ces Messieurs sont aussi abstraites, je les plains de penser si bien ; ils n’en seront que moins lus.