Sur la réduction des Pays-Bas, avec l’abrégé de
l’histoire des Belges.
Metatextuality
Voici un exemple mémorable de
cette servitude universelle qui règne dans tous les états de
l’Europe. Comme ce qui se passe sous nos yeux est plus
frappant que ce que nous lisons dans l’histoire, je vais en
donner ici le tableau.
Joseph II, empereur
d’occident, forme le dessein de dépouiller les Flamands de leurs
privilèges, comptant sur leur foiblesse pour en faire des
esclaves : mais ce peuple se souvient un moment qu’il a été
libre ; il court aux armes, résolu de s’ensevelir sous les
ruines de ses privilèges, plutôt que de s’en voir priver.
Hommes, femmes, enfans, prêtres, moines, nobles, roturiers se
font soldats. Ce n’est pas une populace effrénée qui cherche le
pillage, mais une puissance militaire qui défend sa liberté.
Cependant Joseph meurt , Léopold lui succède à l’empire ; il
jette pour quelque temps un voile sur cette guerre civile, en
attendant de faire reprendre les chaines de la servitude aux
Flamands, qui avoient commencé à les rompre. Il négocie avec
1
Jamais prince ne se connut moins : il étoit caché,
pour ainsi dire, derrière son caractère. Agité de mille passions
différentes qui lui déchiroient l’ame, il affectoit une
tranquillité d’esprit dont il ne jouissoit pas. Ses plus fidèles
amis ne le virent jamais qu’au travers d’un déguisement qui lui
servit de masque jusqu’au tombeau. Les annales de l’Europe
n’offrent aucun monarque dont le caractère ait été si compliqué.
Il y avoit en lui de quoi faire un grand roi, et un plus grand
tyran. Il ne lui manquoit qu’un autre théâtre pour mettre en
activité des vices qui, en Asie, eussent passé pour des vertus.
Il ne parloit pas la langue du peuple qu’il vouloit assujétir,
encore en avoit-il moins les mœurs et les manières. Il étoit
aussi Espagnol à Anvers qu’à Madrid. Il lui manquoit cette
amabilité royale qui console les sujets de leur sujétion. Il est
rare qu’un roi ne s’apperçoive pas de l’impression que son
gouvernement fait sur ceux qu’il gouverne. Ses courtisans et ses
adulateurs peuvent le flatter ; mais il n’en est pas de même du
peuple, qui ne sait ni se contraindre, ni feindre, ni
dissimuler. Dès que Philippe vit qu’on le connoissoit, il
s’enfuit à Madrid, où il trouva des sujets moins rebelles,
c’est-à-dire, plus asservis que les Flamands. Mais comme il lui
falloit un despote subalterne dans les Pays-Bas, pour achever
l’ouvrage du despotisme, qu’il avoit commencé, il en chargea le
comte d’Egmont, qu’il fit gouverneur de cette province. Jamais
choix ne fut plus mal-adroit. Ce seigneur n’avoit aucun des
vices odieux qui font des esclaves ; mais, au contraire, il
possédoit toutes les vertus qui rendent les hommes libres. Il
étoit généreux, populaire, grand homme d’état, grand capitaine.
La cour de Madrid lui devoit la victoire de
Saint-Quentin et celle de Gravelines, qui avoient rassuré le
trône d’Espagne, ébranlé par de grandes secousses, occasionnées
par de longues guerres. Deux grands hommes seuls pouvoient lui
disputer cette place ; le prince d’Orange et le prince d’Hornes.
La nature avoit tout fait pour ce premier, elle lui avoit donné,
en naissant, des qualités qu’on n’acquiert que par une longue
expérience. Il étoit éloquent, adroit, insinuant : il joignoit à
une ambition démesurée tous les dehors d’une modération qui
servt <sic> à la cacher, jouissant d’ailleurs de cette
réputation qui conduit à la fortune. Le prince d’Hornes étoit
hardi, courageux, brave jusqu’à la témérité, ennemi du repos et
de l’inaction. Les révolutions étoient son élément ; il ne
respiroit que par elles. Esprit faux, inquiet, turbulent, jaloux
de tous ceux qui avoient acquis de la gloire ; d’ailleurs, vain,
superbe, audacieux avec ses supérieurs, inégal pour les autres,
et encore plus pour lui-même. Marguerite d’Autriche, fille
naturelle de Charles-Quint, duchesse de Parmes <sic>,
dispensa la cour du choix d’aucun de ses seconds prétendans.
Elle fut nommée gouvernante des Pays-Bas. Mais comme Philippe
croyoit qu’un prêtre gouverneroit mieux qu’une femme, il en
donna l’administration au cardinal Granvelle. Cet
ecclésiastique, qui avoit tous les défauts qui sont
ordinairement attachés à cet état, étoit vain, présomptueux, ne
sachant jamais dissimuler l’offense, vengeant toujours l’injure,
et par-là étoit incapable de gouverner, quoiqu’il connût la
science du gouvernement. Philippe, par une politique aussi mal
entendue que peu chrétienne, lui avoit donné ordre de traiter
les habitans des Pays-Bas comme il avoit traité
les peuples indiens. L’histoire en a conservé toute l’horreur.
C’est un des monumens le plus triste des annales du monde
moderne. Granvelle commença son administration par un coup
d’autorité qui portoit sur la partie la plus saine de la nation.
Il défendit à la noblesse de se mêler des affaires d’état ;
c’étoit dévouer le gouvernement à la roture. Un despotisme mène
à l’autre. Il dépouilla les provinces des droits attachés à
leurs chartres ; c’étoit blesser les Flamands dans l’endroit le
plus sensible. Jamais peuple ne fut si attaché à ses
privilèges : il fit souvent, pour les conserver, ce qu’il
n’auroit pas fait pour sa conservation individuelle. Mais voici
une tyrannie qui le révolta plus que toutes les autres. La cour
de Madrid résolut d’établir l’inquisition dans les Pays-Bas. La
nouvelle n’en fut pas plutôt arrivée, que l’alarme fut générale.
De tout temps ce tribunal s’est rendu odieux dans les états où
on a voulu l’établir : c’est que la tyrannie des prêtres est
plus terrible que celle des rois. Ce ministre voulut encore
soumettre les Flamands au réglement du concile de Trente. Il
leur proposa les nouveaux établissemens de ces pères avec une
arrogance et une hauteur qui joignoient le mépris à l’audace.
Les Belges portèrent leurs plaintes aux pieds du trône
d’Espagne : c’étoit de-là où elles partoient. Ils demandoient
dom Carlos pour les gouverner. Ce prince étoit doux, humain,
compatissant, ennemi de la cruauté. Il ne voulut point se prêter
à la tyrannie de son père. Cette humanité lui coûta la vie. Sans
doute qu’il y eut d’autres causes ; car il n’est pas naturel
qu’un père fasse mourir son fils pour une vertu qui mérite des
louanges. Le duc d’Albe fut nommé à sa place. Ses
instructions secrètes portoient qu’il devoit réduire les
Flamands ou les exterminer. L’histoire de Constantinople ne dit
point qu’aucun sultan ait jamais envoyé un visir dans une des
provinces de son empire pour en détruire les habitans. Il est
remarquable que cette espèce de mandataire, envoyé pour
commettre tant de crimes, n’étoit pas un homme du commun.
Heteroportrait
D’Albe étoit un des plus grands
seigneurs du royaume. Jamais Espagnol ne se sut si bon gré
de l’être ; ses regards, son discours, son silence même,
portoient l’empreinte de cet orgueil, qu’on a reproché de
tout tems tant aux grands de cette nation. Dès sa jeunesse,
il avoit montré une supériorité de génie, qui ne se trouve
guère que dans un âge avancé. Il faut, aux hommes qui
veulent s’élever, des négociations, des guerres, des
travaux, des intrigues, des vicissitudes, des biens et des
maux qui forment leur caractère ; sans quoi ils restent dans
la classe des génies ordinaires. Sa maison avoit un air de
grandeur qui ressembloit à celle d’un monarque. Sa
magnificence étoit aussi grande, et son opulence aussi
dispendieuse. C’étoit l’azyle des beaux esprits et des
hommes du premier talent. Grand et sublime dans la manière
de penser, il ne ressembloit point à ces adulateurs qui se
font un mérite de la plus indigne de toutes les qualités :
bien loin d’avoir la bassesse d’un courtisan qui flatte son
roi, il avoit la fermeté de s’opposer à sa manière de
penser. Il soutenoit à la cour, que Charles-Quint étoit un
grand homme, et ce n’étoit pas une moindre preuve de son
audace, que d’avancer cette opinion devant Philippe II, qui
se croyoit plus grand que lui. A la guerre, il
avoit les qualités de Turenne, de faire beaucoup avec peu ;
ce qui est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un
général. Il ruinoit les plus puissantes armées ennemies, par
des marches et des contre-marches, qui les épuisoient avant
de livrer la bataille. D’un autre côté, on lui donnoit la
vertu de Vendôme, c’est-à-dire, de se faire aimer des
soldats, d’une manière à être invincible lorsqu’il les
commandoit ; et on sait que ce fut ce même Vendôme qui plaça
sur le trône d’Espagne Philippe V. Les annales de ce
temps-là disent, que pendant plus de quarante ans qu’il fit
la guerre, il ne fut jamais ni prévenu, ni surpris, ni
battu. Si ce trait d’histoire militaire étoit vrai, on
pourroit le mettre, chez les anciens, au niveau d’Alexandre
et de César, et dans nos temps modernes, au-dessus du grand
Condé et de Villars.
Mais tant de qualités et de
vertus étoient ternies par une barbarie inouie. La cruauté est
le vice des petites ames. La première scélératesse qu’il commit,
fut de faire assassiner les trois premiers seigneurs de la cour,
qui faisoient ombrage à son ambition, en les invitant à souper
chez lui. Ces trois seigneurs étoient Egmont, Horne et le prince
d’Orange. Les deux premiers perdirent la vie, et le troisième
n’échappa à la mort qu’en n’acceptant pas l’invitation. Les loix
de l’hospitalité sont inviolables. Tout homme qui y manque, est
un monstre dont le nom doit être effacé de l’histoire. Ce crime
aliéna entièrement le cœur des Flamands, qui étoit déjà ulcéré
par beaucoup d’autres cruautés. Ils choisirent pour leur
défenseur le prince Guillaume, premier du nom. Ce prince tenoit
à la gloire par tous les endroits qui la font acquérir. Rien ne le flattoit tant que de rompre les fers des
Flamands, que le despotisme espagnol avoit formés. Mais les
moyens lui manquoient. Depuis qu’il faut une caisse militaire
pour gagner des batailles, l’héroïsme ne peut rien sans elle.
Guillaume passa dans l’empire pour demander du secours, afin de
former le plan de la révolution qu’il projettoit depuis
long-tems. Les Allemands se prétèrent à ses vues ; ils lui
fournirent des troupes et de l’argent pour entrer en campagne.
Philippe II n’étoit point-militaire, mais son armée l’étoit :
Guillaume fut battu ; il avoit prévu qu’il le seroit. Mais une
défaite étoit moins dangereuse pour lui que l’inaction. Il lui
falloit tenir en haleine l’ardeur des Flamands, que le combat
seul pouvoit irriter. Il passa en France pour obtenir de
nouveaux moyens. Ce royaume étoit alors aussi malheureux que les
Pays-Bas. Coligny, qui gouvernoit la marine, avoit l’ame grande,
belle, noble. Au milieu des vicissitudes domestiques qui
l’environnoient, il se prêta aux malheurs des Flamands. Il fit
remarquer au prince d’Orange, que si on ne pouvoit pas réduire
les Espagnols par terre, il étoit aisé de les vaincre sur mer,
puisque cette puissance n’avoit point de marine militaire
considérable, et qu’il suffisoit de l’affoiblir sur cet élément
pour diminuer son empire sur l’autre. Aussi-tôt les côtes de
Hollande furent insultées par le pavillon françois. Lumoi, qui
avoit seul le secret de cette expédition, surprit le port de la
Brille, et se rendit bientôt maître de la ville. Alors on
n’entendit plus en Flandre que le cri de la liberté ; et
peut-être auroit-elle été établie sans retour, si le duc d’Albe,
aussi barbare que brave soldat, ne fût arrivé d’Espagne faire
des prodiges de valeur pour resserer les chaines
des Flamands. Il est triste que la bravoure et le courage soient
employés à faire des esclaves ! Voilà les hommes qui portent
l’héroïsme jusques dans la servitude, et qui font servir les
premières vertus aux malheurs du monde. Son audace et sa
témérité étonnèrent le prince d’Orange, qui réunit toutes ses
forces pour reprendre Mons, qui s’étoit laissé surprendre. Après
cette expédition, il marcha, sans perdre de temps, vers la
Hollande, qui étoit à la veille d’être envahie, et qui n’échappa
peut-être à sa ruine, que par la maladie du général espagnol.
C’est ainsi que plusieurs états de l’Europe ont conservé leur
liberté par des accidens qui n’entrent point dans les
arrangemens de la politique. Le duc demanda du secours à
l’Espagne pour opprimer les Flamands ; mais au lieu de troupes,
il ne reçut de Philippe que des reproches : c’étoit assez, dans
le génie de ce prince, de récompenser ainsi ceux qui lui avoient
rendu les plus importans services. Le duc d’Albe se retira,
méprisant un roi qui étoit moins jaloux de sa gloire que de ses
opinions. Louis de Raquenas, qui vint prendre sa place, avoit
toutes les qualités qui rendent un seigneur aimable, mais aucune
de celles qui font un grand capitaine. On étoit si persuadé
qu’il ne réduiroit pas les Flamands, que plusieurs officiers
demandèrent à se retirer, pour ne pas voir sa défection. Il ne
resta, en Flandre, qu’une troupe de mercenaires, plus propres à
établir le pillage qu’à faire la guerre. Jamais on ne connut
mieux, que les progrès, dans l’art militaire, dépendent
entiérement de la réputation du général. Les vieilles bandes
qui, jusques-là, avoient été invincibles,
devinrent lâches et timides, comme sont toutes les troupes dont
la discipline se relâche. La mort du général acheva de tout
ruiner. Les Pays-Bas se trouvant sans chef, il se forma trois
partis ; celui du prince d’Orange, celui des Flamands, et celui
d’Espagne. L’arrivée de dom Juan d’Autriche, qui vint prendre le
commandement de l’armée et le gouvernement des Pays-Bas, sembla
rétablir le calme ; il étoit fils naturel de Charles-Quint.
Jamais prince n’eut tant de célébrité : sa vie étoit remplie de
belles actions. Dans sa première jeunesse, il s’étoit battu
contre les Maures et les Turcs, qu’il avoit vaincus à la journée
de la Ponte. Son esprit, sa générosité et sa franchise le
rendoient l’idole des Espagnols, ainsi que la terreur des
Flamands. Ils craignoient un mérite dont l’impression pouvoit
influer sur leur liberté. Cependant il ne paroît pas que le fils
de Charles-Quint voulût en faire des esclaves. Il consentit à un
traité qui les rapprochoit de leur liberté, et fit sortir en
même temps les troupes étrangères, pour ne laisser aucun doute
de sa bonne-foi. Il espéroit que ce peuple, gagné par sa
confiance, ss <sic> relâcheroit de ses prétentions. Il se
trompoit ; elles devinrent plus vives que jamais. Alors dom Juan
s’empara du château de Namur, et se préparoit à une plus grande
entreprise sur les Pays-Bas, lorsque le poison en délivra la
Flandre et l’Espagne ; car Philippe les redoutoit plus qu’il ne
craignoit les Flamands. C’est ainsi que ce tyran se défai soit
de ceux qui, étant à son service, avoient de grands talens et de
plus grandes vertus. Après la mort tragique de ce prince, qui
avoit aspiré à trois trônes, et qui n’étoit monté sur aucun (I
2). Enfin il parut sur le théâtre tumultueux
de la Flandre un héros qui ne le cédoit en rien à ceux qui
l’avoient précédé, Alexandre Pharnèze de Parmes. Cet Alexandre
moderne avoit un caractère dissimulé qui le déroboit aux yeux de
tous ceux qui vouloient le pénétrer. Ayant l’art de se cacher
aux hommes, pour mieux les conduire là où il vouloit les amener.
Il joignoit l’éclat de la victoire à la modération ; deux
extrémités qui se trouvent rarement ensemble dans le capitaine.
Il forma un grand projet, celui de faire haïr l’esclavage à des
ames qui avoient goûté les douceurs de la liberté. Ennemi
naturel de cette sensualité qu’on reproche à ceux qui gouvernent
les hommes, il ne sacrifia jamais ses plaisirs à sa gloire, ni
ses devoirs à son ambition. Il fut, dans tous les temps, ce
qu’il falloit qu’il fût : ce qui est le plus grand éloge qu’on
puisse faire d’un homme. Sa manière de faire la guerre étoit à
lui ; elle ne ressembloit ni à celle d’Alexandre, ni de César ;
mais elle étoit plus sûre que celle de ces deux maîtres du
monde. Il dirigeoit ses opérations militaires sur la
démonstration, et mettoit en systême un art qu’une foule de
causes secondés dérobent à la géométrie. Farnèze eut à combattre
le prince d’Orange, l’archiduc Mathias, et le prince Cazimir.
Mais Philippe, né pour éprouver toutes les vicissitudes de la
fortune par sa mauvaise politique, fit retirer ses troupes des
Pays-Bas, au moment que son despotisme absolu alloit être établi. L’histoire ne dit point quelle en fut la
cause ; mais ceux qui connoissoient bien le caractère
soupçonneux de ce prince, ont dit qu’il craignoit que la
révolution de la Flandre ne passât plutôt pour l’ouvrage de ses
généraux que pour le sien. Cependant il avoit été lui-même le
premier instigateur de cette même révolution, en donnant aux
Pays-Bas le duc d’Albe pour gouverneur, qui ayant envoyé
dix-huit mille Flamands sur l’échafaud, se reprochoit de n’en
avoir pas fait mourir davantage. Enfin, ce prince fit la paix au
moment que tout étoit prêt à lui donner les plus grands
avantages par la guerre. Les Flamands restèrent sous la
domination de la maison d’Espagne, avec la jouissance de leurs
privilèges, qui, sans les rendre tout-à-fait libres, empêchoit
qu’ils ne fussent entièrement esclaves. Les règnes qui suivirent
celui de Philippe II furent assez tranquilles, si l’on en
excepte les vicissitudes ordinaires attachées aux sociétés
politiques. Tout le monde connoît le traité qui fit passer les
Pays-Bas sous la domination de la puissance Autrichienne, en
conservant cette liberté que la tyrannie de Philippe II et la
cruauté du duc d’Albe n’avoient pu lui ôter. Charles VI et
François Ier, qui lui succéda à l’empire, avoient regardé cette
même liberté comme sacrée. Joseph II, après s’être accommodé à
cette politique, pensa différemment à la fin. Il forma le
dessein de dépouiller les Flamands de leurs privilèges, et les
soumettre au joug du reste de ses sujets, et sans sa mort, il y
auroit réussi, tant ce peuple avoit changé de caractère. Les
grands changemens qui se font chez les hommes,
sont toujours une suite de leurs mœurs. Après les dernières
guerres d’Allemagne pour la succession des biens de la maison
d’Autriche, le prince Charles de Lorraine, frère de François
Ier, fut fait gouverneur des Pays-Bas. Ce prince étoit généreux,
bienfaisant ; il avoit l’ame grande, noble, mais manquoit de ce
génie qu’il faut pour gouverner un état. Il partageoit sa vie
entre les plaisirs et les amusemens. Il passoit plus de temps au
théâtre qu’au cabinet. La galanterie marche toujours à la suite
de l’oisiveté des princes. Charles eut publiquement des
concubines et des maîtresses en titre. Son exemple fit naître
une foule d’amours clandestins, qui furent suivis d’une foule de
vices qui les accompagnoient par-tout. Bruxelles devint un Paris
par les mœurs, les manières et les usages. Cobenzel, son agent,
ou, pour mieux dire, celui de Vienne, étoit un mauvais ministre,
mais un grand despote : on l’appelloit le pacha des Pays-Bas. Sa
volonté étoit la loi suprême. Il dégrada autant les Flamands par
son autorité, que Philippe II avoit voulu l’avilir par son
despotisme. Il savoit seulement que ce peuple étoit jaloux de
son ancienne indépendance, qui tenoit à quelques parchemins
devenus inutiles depuis la nouvelle puissance des rois ; mais
que la politique vouloit qu’on se prétât à cette vieille
maladie. Il écrivit à la cour de Vienne :
Level 3
Demandez aux Flamands tout l’argent dont vous
aurez besoin, ils vous l’enverront ; mais ne touchez pas à
leurs privilèges, car ils les défendront.
Cependant
le luxe relatif avoit augmenté les branches du commerce,
l’argent circuloit. Bruxelles étoit devenue une
ville de banque, relativement à l’Allemagne, où il falloit
continuellement faire de grandes remises. Il y avoit, sous le
ministère de cet homme, une madame Notine, qui gouvernoit les
finances. Cette femme, née dans la bassesse et l’humiliation,
étoit devenue le Colbert des Pays-Bas. Il n’est pas douteux que
si le sexe vouloit s’adonner à l’esprit de calcul, il y
réussiroit aussi bien que l’autre, et peut-être mieux ; parce
que, dégagé de cette foule de sciences inutiles, où les hommes
s’adonnent, elles auroient plus de loisir. Il manquoit, à ce
nouveau contrôleur des finances flamandes, une main pour
endosser son papier, et par-là en augmenter la valeur. Il y
avoit alors un homme à Paris qui avoit cette main au bout de son
bras. Laborde étoit le propriétaire de cette main ; mais pour
bien cimenter cet endossement, il lui demanda celle de sa fille,
et il l’obtint. Ce mariage se fit à Bruxelles, sans éclat et
avec une modération qui est rare dans l’hymen des parvenus.
Laborde étoit un plus grand calculateur que Necker, et peut-être
eût-il été un meilleur ministre. Il y a des hommes à qui il ne
manque que d’être connus pour être mis à leur place. Heureux le
prince qui les découvre, et qui a assez de discernement pour les
employer. Les Flamands avoient beaucoup dégénéré. Les hommes
sont toujours ce que ceux qui les gouvernent les font. Un luxe
prodigieux s’étoit établi à la place de l’ancienne simplicité.
Une table somptueuse, des habits magnifiques, les bals, les
spectacles, les concerts publics, avoient formé un nouveau
peuple. Des vices modernes tenoient la place des vertus
anciennes ; cette franchise, cette candeur, cette
bonne foi des premiers Flamands ne subsistoient plus. Ce fut
dans cette crise des mœurs, qu’ils formèrent le dessein de
secouer le joug de la maison d’Autriche. Le plan fut mal conçu ;
il fut plus mal exécuté. Il lui manquoit le respice finem, qui
doit être le palladium de toutes les entreprises de cette
nature. Paris, qui venoit de prendre les armes, étoit, pour les
Flamands, un mauvais modèle. Toutes les émeutes populaires sont
relatives au nombre de leurs habitans ; ce qui est révolution
pour une grande ville, est révolte pour une petite. Au retour de
l’ordre, on traite avec celle-là et on punit celle-ci. Enfin
l’armée autrichienne ne fut pas plutôt aux portes de Bruxelles,
que la ville se rendit.
Metatextuality
Les
réfléxions viennent ici de toutes parts : je ne ferai que
celle-ci. La liberté n’est qu’un nom, qui ne trouve sa place
que dans les livres imposteurs de la politique moderne :
pour rétablir celle qui existoit du temps des premières
sociétés, il faudroit détruire tous les instrumens de
l’oppression. Tant qu’il y aura des canons, des boulets, des
bombes, des fusils, des baïonnettes, et des armées pour s’en
servir, la terre sera toujours le séjour des esclaves.
Réflexion bien triste, mais très-vraie.