Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Discours VI.
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No 6.
Discours VI.
Discours VI.
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Sur le mépris qu’on fait des auteurs modernes. Il y a
une grande question parmi les savans, qui est de savoir si les
anciens ont plus écrit que les modernes. Quelques gens de
lettres, grands admirateurs de l’antiquité, ont prétendu que nos
premiers peres étoient plus féconds en ouvrages d’esprit que
nous. Ce problême n’est pas aisé à résoudre, parce que nous
n’avons pas d’état de comparaison littéraire à leur opposer. Les
anciens avoient, peut-être, plus de philosophes que nous, mais
nous avons plus d’écrivains. Ce n’est pas qu’il leur manquât de
livres. Pisistrate, tyran d’Athenes, fut le premier qui les
rassembla. Ptolomée établit à Alexandrie la plus nombreuse
bibliotheque qu’il y eût alors au monde. Elle contenoit sept
cents mille volumes. Lors des beaux jours de la république
romaine, on comptoit trente-sept bibliotheques dans la seule
ville de Rome. Malgré ce prodigieux amas d’ouvrages d’esprit
dont on connoît les dépôts, nous avons, malheureusement, plus de
livres que les anciens ; je dis malheureusement, parce que c’est
une regle assez certaine, que, plus il y de livres, moins il y a de savoir. Cela vient du désordre et de la
confusion des idées, sur-tout d’une foule de sujets qu’on
traite, qui n’ont aucun rapport avec la saine philosophie. Par
un calcul aussi exact qu’il peut l’être, il y a plus de dix
millions de volumes en France seulement. C’est à l’imprimerie
que nous devons cet amas immense d’ouvrages ; sans elle beaucoup
d’auteurs qui font aujourd’hui des livres, feroient du papier,
& ce papier blanc seroit plus utile ou peut-être moins
nuisible à la société civile, que celui qui est noirci par des
pensées fausses. Je ne sais
si les princes ne se seroient pas rendus plus utiles au
genre-humain qu’ils ne l’ont été, s’ils avoient passé la même
sentence sur cette foule de livres modernes qui embarrassent
plus l’esprit qu’ils ne l’instruisent, puisque la plupart disent
souvent conte autre chose que ce que dit le meilleur de nos
livres. Dans les tems d’ignorance, chez les Grecs le parchemin
étant devenu rare, les Grecs en racloient l’écriture pour s’en
servir. De nos jours, il y auroit trop à racler, il vaudroit
mieux brûler.
La république des lettres y eût
sans doute beaucoup perdu, mais la tranquillité littéraire y eût
beaucoup gagné. Mais pour revenir à la quantité de livres
anciens comparés aux modernes, l’histoire grecque nous dit que
les ouvrages de Zoroastre contenoient douze cents soixante peaux
de bœuf. Quand on écorcheroit aujourd’hui tous les bœufs de la
France, ils ne suffiroient pas pour contenir un seul de nos
journaux. Quelqu’un a dit fort plaisamment, qu’il faudroit la
peau de quinze cents lions à griffes pour contenir les Actes des
Apôtres, autant de celles d’ours mal laichés pour renfermer la
bouche de fer, la peau de quatre mille tygres dévorans pour
rassembler la feuille de l’Ami du peuple, & celle de
soixante mille marmotes des montagnes de Savoie, pour contenir
les deux lanternes magiques. De cette foule de livres remplis de
fatuités, naît le mepris qu’on a communément aujourd’hui pour
les auteurs, du moins je vais en citer ici un exemple.
Suite des grandes époques.
De tous les habitans du monde européen,
les Suisses furent les seuls qui conserverent cette
simplicité qui étoit celle des premiers hommes ; c’est
qu’ils étoient pauvres, & que leur pays n’étoit pas en
état de les rendre riches. Ainsi ils auroient vécu dans
l’obscurité, pendant une longue suite de générations, comme
une infinité d’autres peuples qui ont disparu de la terre,
sans avoir aucune place sur le grand théâtre du monde
politique. Mais les Suisses voulurent être libres, ce qui
leur mérita l’attention de tous les états de la république
générale. Avant leur liberté, ils n’étoient rien ;
lorsqu’ils furent devenus libres, ils furent quelque chose ;
c’est ce qui est arrivé à tous les peuples qui ont secoué le
joug de la servitude. Un ciel triste, un terrein ingrat, des
montagnes stériles, c’est là ce que la nature a fait pour
cette contrée, d’ailleurs chargée d’habitans, parce que rien
n’excite plus à la propagation que la liberté. Il y a plus
d’individus en Angleterre, en Hollande, en Suisse,
relativement à leur grandeur, que dans aucun autre continent
fertile de la terre. Cependant on se disputa
la souveraineté de ce pays inculte, ou du moins peu fertile,
comme on s’étoit disputé les plus heureux & les plus
abondans. Albert d’Autriche, parvenu à l’Empire, voulut
faire de la Suisse une principaute pour un de ses enfans :
c’étoit lui annoncer la servitude, & la confondre avec
tant d’états esclaves que la tyrannie des rois avoit mis aux
fers. Trois paysans furent les premiers qui conjurerent
contre cet esclavage, qu’Albert leur annonçoit de loin.
Ceux-ci en attirerent d’autres qui gagnerent trois cantons.
Cet Empereur, qui vouloit punir ces hommes libres, fut
prévenu par la mort. Le fils, aussi tenant que le pere,
assembla contr’eux vingt mille hommes pour les réduire. Mais
cette armée, alors prodigieuse, fut battue par quatre ou
cinq cens suisses, au pas de Morgate, sans autre canon que
des pierres qu’ils firent rouler sur elle. Petit-à-petit,
les autres cantons entrerent dans l’alliance des trois
premiers, et insensiblement toute la Suisse devint libre.
Example
Les Sarasins
étant à la veille de brûler la plus grande bibliotheque qui
fût alors en Egypte, leur général Amri, avant d’y mettre le
feu, écrivit à Omar Caliphe, pour savoir s’il ne pourroit
pas obtenir la grace de tant de beaux ouvrages ? Il lui fit
réponse que, si tous ces livres ne contenoient que
l’Alcoran, il falloit les brûler, parce que l’Alcoran
suffisoit ; que, s’ils ne le contenoient pas, il falloit
aussi les brûler comme inutiles. Sur cette décision, cet
amas de livres fut condamné aux flammes.
Example
En Angleterre, lors des Puritains,
on détruisit plusieurs milliers des livres de controverse
pour réduire la philosophie morale à celle de l’évangile. On
forma même le barbare dessein de brûler Platon, Aristote,
Virgile, Cicéron.
General account
J’entrai dernièrement au café des
beaux arts, où s’assemblent les savans de Paris pour juger
les ouvrages d’esprit, qu’on apeloit autrefois le parlement
littéraire, mais qui, depuis la révolution, est devenu nne
<sic> chambre de vacations qui n’a presque plus rien à
faire attendu que les feuilles volantes ont
succédé aux livres des sciences. On voyoit seulement sur le
comptoir quelques brochures dont le titre scandaleux
suffisoit pour dégoûter de leur lecture. J’allois me retirer
après avoir pris ma tasse, lorsqu’il entra dans la boutique
trois hommes assez mal mis, & dont la figure répondoit à
l’habillement. Ils allerent s’asseoir humblement dans un
coin de la boutique, sans qu’on prît garde à eux & qu’on
daignât les regarder. Les garçons-même, en firent si peu de
cas, qu’ils-n’allerent <sic> pas leur faire le
compliment ordinaire qu’on fait à tout venant : Que veulent
prendre ces Messieurs ? Ce dédain me surprit, il excita ma
curiosité. Je demandai à un homme à côté de ma table, qui
étoient ces gens là pour qui on avoit si peu d’égards. Ces
gens-là, me répondit-il, sont des auteurs. Qu’apelez-vous,
m’écriai-je, des auteurs ? est-ce que l’état d’écrivain est
si avilissant. Je ne dis pas cela. Personne ne connoît mieux
que moi le cas qu’on doit faire de ceux qui se consacrent
aux lettres ; mais l’estime & le mépris qu’on a pour
eux, dépend entierement du sujet qu’ils traitent, & de
la maniere dont ils le traitent. La république des lettres a
deux chemins, l’un qui conduit à la gloire, & l’autre
qui mene à la honte ; &, par une fatalité qui vient
plutôt de la corruption du siècle que des sciences, le
premier est très-peu battu, tandis que le second est si
fréquenté, qu’il ressemble à cette armée dont parle Virgile,
où les rangs des soldats étoient si pressés, qu’ils avoient
à peine assez d’espace pour manier leurs
armes ; bien-tôt les auteurs modernes, (dont le nombre est
devenu prodigieux) manqueront de place pour manier leur
plume. Mais, pour répondre directement à votre question,
ajouta-t-il, le premier auteur que vous voyez-là, en habit
noir, qui est son grand habit de gala, est un poëte qui rime
assez bien pour nos tems modernes ; mais vous n’ignorez pas
que, depuis qu’Horace & Virgile ont fermé la porte du
Parnasse, aucun poëte, depuis dix-huit cens ans, n’y est
entré. Ce qu’on appelle aujourd’hui de la poësie, n’est
autre chose que la prose rimée, qui ne mérite pas de porter
ce nom ; le second, qui n’est pas mieux habillé, fait des
livres qui renferment d’assez bonnes choses, mais il manque
par le stile, & vous n’ignorez pas que, depuis Voltaire,
on ne lit plus un ouvrage pour le sujet qu’il traite, mais
pour la manière dont il est traité ; il s’agit moins
d’écrire savament, que de s’annoncer gaiement ; c’est
maintenant le goût universel qui durera ; car les hommes
aiment mieux être divertis qu’instruits ; & l’auteur de
la pucelle a mis cette gaieté literaire <sic> à la
mode. C’est pourquoi, en général, on lit tant, & qu’on
sait si peu ; le troisieme traduit des auteurs étrangers ;
il fond des livres anglois en françois ; mais son creuset ne
vaut rien ; ce n’est pas qu’il ignore la langue qu’on parle
à Londres ; mais il ne connoît pas celle dont on se sert à
Paris : d’ailleurs quand son génie gagneroit par la
traduction, il perdroit du côté de la réputation ; car,
comme dit fort bien un auteur moderne (I1), si vous traduisez
toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont
comme ces monnoies de cuivre qui ont la même valeur que les
pièces d’or, & même sont d’un plus grand usage pour le
peuple ; mais elles sont toujours foibles & d’un mauvais
alloi. Au moins si ces trois auteurs, ajouta le critique,
qui sont devant nous, avoient écrit sur la musique ou sur la
danse, ils seroient mieux habillés, & leur pourpoint
feroit honneur à leurs talens ; car c’est maintenant le
grand génie littéraire, c’est du moins celui qui mene aux
richesses : je connois plusieurs faiseurs d’ariettes &
maîtres de ballet qui ont fait de brillantes fortunes &
dont les carossés éclaboussent de grands philosophes dont la
plupart sont privés des moyens de louer une brouete ; mais
ceux que vous voyez-là, n’ont pas sçu faire chanter sur le
théâtre le moindre couplet de chanson, ni faire danser sur
la scène le moindre rigodon, & cela dans le siècle le
plus chantant & le plus dansant qui fût jamais ; voilà
pourquoi ils sont si méprisés. Je sortis après ce discours.
De retour dans ma chambre, je ne pus m’empêcher de réfléchir
sur la grande révolution qui est arrivée dans la république
des lettres, & encore plus sur ceux qui en ont dirigé
l’empire depuis les premiers âges de la littérature. Cette
idée m’engagea à remonter aux auteurs anciens pour les
raprocher des modernes.
Metatextuality
Par cet état de comparaison, le
lecteur verra d’un coup d’œil, la différence
qu’il y a entre ceux qui faisoient autrefois des ouvrages,
& ceux qui font aujourd’hui des livres. Si on remonte au
tems des Romains, on trouvera que ces maîtres du monde ne
s’appliquerent pas moins à gouverner l’état moral, qu’à
diriger l’empire politique.
Level 3
Jules-César composa plusieurs
livres ; il ne nous reste de lui que ses commentaires, qui
sont un des plus beaux morceaux de littérature qui soit dans
le monde. Si les faiseurs d’annales qui sont venus après
lui, avoient suivi sa précision & son exactitude, ils
auroient écrit des choses & non pas des mots. L’Histoire
ne seroit pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui, un
mensonge perpétuelle. Auguste, qui lui succéda à l’empire,
fut l’auteur de plusieurs ouvrages d’esprit : mais ce qui
lui donna la plus haute réputation dans l’art d’écrire, fut
un livre qu’il fit tout exprès pour engager ses sujets aux
sciences les plus sublimes. Rien de plus propre à exciter
l’émulation des hommes ; car comme l’ame des rois est un
moule qui donne la forme à toutes les autres, on veut les
imiter dans leurs écrits. Si dans nos tems modernes, les
monarques faisoient des livres pour exciter à la
philosophie, ils auroient bientôt une cour remplie de
Democrates, au lieu de cette foule d’hypocrites. Tibere
publia les commentaires de sa vie, ouvrage mémorable qui a
laissé à la postérité le caractere d’un prince qui a joint à
de grandes vertus, les plus grands vices. Germanicus composa
des ouvrages qui le rendirent les délices du peuple romain.
Jamais prince ne fut tant regretté à sa mort,
& cela n’étoit point joué, car un peuple entier
n’affecte, ni ne dissimule : s’il verse des larmes, c’est
toujours par inclination. Trajan se rendit aussi célèbre par
ses écrits, que par ses victoires. L’Empereur Marc-Aurele
Antonin donna des réflexions stoïciennes très-sensées, &
c’est parce qu’elles étoient sensées, qu’elles ont passé à
la postérité. Jamais secte ne fit plus d’honneur à
l’humanité, parce qu’elle étoit dégagée de tout sentiment
d’intérêt personnel. Lorsqu’on fait le bien pour le seul
plaisir de le faire, c’est le seul bien qui mérite d’être
cité dans l’histoire. Tout le monde connoit les ouvrages de
l’empereur Julien ; il n’en est guere dans nos livres
modernes, qui puisse lui être comparé. Alexis Commene fit un
livre qu’il appela la Bulle d’or. Ce n’en est pas cette
Bulle que Charles IV donna à la Constitution Impériale :
celle-ci n’avoit en vue que les interéts des princes ;
celle-là avoit pour objet le bonheur des hommes, qui est le
premier intérêt du monde moral, d’où l’état politique tire
sa puissance. Andronie Paléologue fit un ouvrage pour
prouver la vérité de la religion chrétienne. De tous les
livres, le plus utile est celui qui traite du culte. Manuel
II étoit tout à la fois théologien & philosophe. On a
cent préceptes de lui à son fils. Charlemagne tout occupe du
soin du monde politique, ne perdit point de vue le monde
moral. Il écrivit sur quelques endroits
essentiels qui l’intéressoient. Frédéric II fit un traité
sur la chasse. Cet exercice est nécessaire aux rois ; il est
l’image de la guerre qu’ils ne doivent point perdre de vue
même en tems de paix : l’excès seul en est vicieux.
Maximilien I composa les généalogies des hommes illustres.
Ce second Plutarque se rendit utile par cet ouvrage à la
république des lettres. Charles-Quint publia un traité sur
l’art de donner des batailles. Il n’est pas douteux qu’on a
pris de lui beaucoup de choses qui ont perfectionné depuis
l’art de la guerre ; peut-être que la pratique est
différente, mais les principes sont les mêmes. Hermes
Trémegiste, roi de Thébes avoit donné des loix pour diriger
l’Empire. Neaptor, prince d’Egypte, fit des livres de
philosophie & d’astrologie. Pyrrus, roi d’Epire, donna
plusieurs traités sur l’art militaire. Personne n’en pouvoit
faire de meilleur que lui, puisqu’il ne pouvoit subsister
qu’en se battant. Juba, Roi de Mauritanie, fit l’histoire de
l’Arabie et de Lybie. Le roi Chilpérie fit un ouvrage sur la
Trinité. Alfred, roi d’Angleterre, écrivit l’histoire des
Saxons. Le roi Robert fit plusieurs hymnes & la priere
au S. Esprit que l’on chante encore aujourd’hui. Charles IX
fit un traité exprès sur la chasse aux cerfs. On a dit que
cet ouvrage n’étoit pas des meilleurs : mais c’est beaucoup
qu’un roi quitte les amusemens attachés au
trône pour composer un livre même médiocre. Henri VIII, roi
d’Angleterre, imprima un traité des Sacremens contre Luther,
qui lui mérita le titre de defenseur de la foi. Le roi
Jacques écrivit plusieurs ouvrages de contreverse. Henri IV
a traduit les Commentaires de César. Louis XIV, mit en
langue françoise les guerres des Suisses décrites dans le
livre de ce premier Empereur romain ; & ce n’est pas peu
qu’un prince, qui ait fait tant de choses, ait encore fait
un livre. Le Czar Pierre a composé un Traité de Marine qui a
servi à former les armées navales de cette nation, qui
commence à se rendre respectable sur l’Océan. Les Princesses
firent autant de livres que les Princes, les Rois & les
Capitaines. Agrippine, mere de Néron, publia des Mémoires de
son tems. Zénobie, reine de Palmire, composa un abrégé de
l’histoire de l’Orient, ouvrage qui manquoit à la République
des Lettres. L’Impératrice Eudoxie, femme du jeune Théodose,
a laissé plusieurs ouvrages dont on trouve les détails dans
le Traité des Opinions. On la croit l’auteur d’un Poëme
héroïque au sujet de la victoire que Théodose II, son mari,
remporta sur les Perses. Un poëme héroïque est un ouvrage
sublime, lorsqu’on en remplit bien le plan. On lui attribue
aussi la vie de Jésus-Christ, en centons d’Homere qui est
venue jusqu’à nous. Marguerite d’Orléans, sœur
de François I, fit les nouvelles de la reine de Navarre. On
découvre dans ces nouvelles, le génie d’une princesse
d’esprit. Il est certain du moins, que, si elle s’étoit
appliquée à tout autre genre de littérature, elle eut fait
quelque chose de mieux. Anne Commene, composa quinze livres
sur la vie d’Alexis, son pere. Elisabeth, reine
d’Angleterre, traduisit des auteurs grecs & latins, ce
qui prouve qu’elle étoit initiée dans les langues qui sont
la clef des sciences. Ses harangues au parlement, valent
mieux que ses livres. Jamais reine ne parla avec tant de
force & d’éloquence au milieu d’un Sénat éclairé.
Gabrielle de Bourbon-Monpensier, femme de Louis la
Trimoille, composa plusieurs ouvrages de piété. On doit
compter pour beaucoup, qu’une dame, dans un rang aussi
élevé, ait été assez recueillie pour faire des livres sur un
sujet aussi édifiant. Il est encore remarquable dans
l’histoire de la littérature, qu’un grand nombre de
capitaines furent auteurs. Xénophon, du tems des Grecs, fit
plusieurs ouvrages de philosophie, qui le rendirent plus
célèbre que sa retraite des dix mille. Annibal composa des
livres. Il seroit à souhaiter que les fameux généraux
écrivissent leurs annales : on y verroit beaucoup de
simplicité, parce qu’un grand homme est plus glorieux de ce
qu’il a fait, que de ce qu’il écrit. Sylla, l’un des plus
grands hommes de la république Romaine, s’il n’en avoit été
le tyran, fit des mémoires que Plutarque cite
souvent. Scipion l’Africain a passé pour l’auteur de
plusieurs piéces qu’on a mis sous le nom de Térence.
J’aimerois mieux que ce brave romain eut écrit sur son
expédition d’Afrique : cet ouvrage eut été très-utile aux
grands conquérans. Après avoir parlé des Empereurs, des
Reines & des Capitaines qui se distinguèrent par leurs
ouvrages, je finirai ma remarque par les maisons qui se
donnérent à la littérature, comme celle de la Mirandolle en
Italie ; & de Foix en France. Cette premiere se
distingua par des ouvrages qui passeront à la derniere
postérité. On a de de <sic> lui un traité de
Gaston-Phœbus, qui lui fait honneur. La maison de
Bellai-Langai, sous le regne de François I, acquit autant de
gloire par sa plume, que par son épée. Le duc de Rohan fit
un traité des intérêts des princes de son tems, ouvrage
très-précieux aujourd’hui, puisqu’en rapprochant les âges,
il fait voir la différence qu’il y a entre une puissance
comparée à une autre puissance depuis deux siécles ; c’est
le thermometre de la politique moderne, qui indique les
Monarchies qui se sont élevées en Europe & celles qui se
sont affoiblies. On a de ce même auteur, le parfait
Capitaine, livre qui manquoit à l’art militaire. L’amiral de
Coligny, donna l’histoire du siége de Saint-Quentin, ouvrage
très-estimable, non-seulement par la maniere dont-il est
écrit, mais par celle dont il instruit les ingénieurs
employés aux siéges. Le duc de la
Rochefoucault fit un petit livre qui vaut mieux qu’un grand,
qui renferme la science du cœur humain. Ses maximes
apprennent une chose que tous les hommes devroient savoir,
& que beaucoup ignorent, je veux dire que toutes nos
actions tirent leur origine de l’amour propre. Tavannes,
d’Estrées, de Gramont, du Plessis, Mornay, Castenau,
Mont-Luc, la Chartre, Beauveau, Clermont-Monglas, Buffy, la
Farre, écrivirent. Tous ces hommes distingués par leur
naissance, leur état, leur fortune, leur caructère
<sic> & leurs emplois, ne dédaignerent pas le nom
d’auteurs ; au contraire, ils le rechercherent avec
empressement, & s’en firent honneur : faire des leçons
au genre humain, est le caractère distinctif du philosophe,
& tout écrivain qui se dévoue à l’utilité publique
mérite de le porter, &c. Tout a changé de face dans la
république des lettres ; elle est si fort dégradée, qu’elle
est devenue tout-à-fait roturiere. Ce n’est aujourd’hui que
les hommes du commun qui portent le nom d’auteurs. La
noblesse ne fait plus de livres. Il n’y a pas quatre
gentilshommes en France de nos jours qui écrivent. A l’égard
des poëtes d’un rang distingué, Frédéric vient de fermer la
porte royale du Parnasse, & on ne présume pas qu’avant
sa mort, il en ait remis la clef à aucun prince moderne.
Pour ce qui est des capitaines, nous n’en avons point qui
aient écrit pour perfectionner la tactique. Le maréchal de
Saxe est le seul qui ait fait des rêveries dans un livre
concernant la guerre ; mais il a laissé après
lui bien des rêves à faire sur l’art militaire. Il y a dans
nos tems modernes si peu d’auteurs philosophes, qu’on diroit
qu’il n’y a jamais eu de philosophie. L’histoire, dans les
mains de nos écrivains, est devenue un roman qu’on lit
plutôt pour s’amuser que pour s’instruire.
Level 3
Suite des grandes époques.
La
Suisse.
De tous les habitans du monde européen,
les Suisses furent les seuls qui conserverent cette
simplicité qui étoit celle des premiers hommes ; c’est
qu’ils étoient pauvres, & que leur pays n’étoit pas en
état de les rendre riches. Ainsi ils auroient vécu dans
l’obscurité, pendant une longue suite de générations, comme
une infinité d’autres peuples qui ont disparu de la terre,
sans avoir aucune place sur le grand théâtre du monde
politique. Mais les Suisses voulurent être libres, ce qui
leur mérita l’attention de tous les états de la république
générale. Avant leur liberté, ils n’étoient rien ;
lorsqu’ils furent devenus libres, ils furent quelque chose ;
c’est ce qui est arrivé à tous les peuples qui ont secoué le
joug de la servitude. Un ciel triste, un terrein ingrat, des
montagnes stériles, c’est là ce que la nature a fait pour
cette contrée, d’ailleurs chargée d’habitans, parce que rien
n’excite plus à la propagation que la liberté. Il y a plus
d’individus en Angleterre, en Hollande, en Suisse,
relativement à leur grandeur, que dans aucun autre continent
fertile de la terre. Cependant on se disputa
la souveraineté de ce pays inculte, ou du moins peu fertile,
comme on s’étoit disputé les plus heureux & les plus
abondans. Albert d’Autriche, parvenu à l’Empire, voulut
faire de la Suisse une principaute pour un de ses enfans :
c’étoit lui annoncer la servitude, & la confondre avec
tant d’états esclaves que la tyrannie des rois avoit mis aux
fers. Trois paysans furent les premiers qui conjurerent
contre cet esclavage, qu’Albert leur annonçoit de loin.
Ceux-ci en attirerent d’autres qui gagnerent trois cantons.
Cet Empereur, qui vouloit punir ces hommes libres, fut
prévenu par la mort. Le fils, aussi tenant que le pere,
assembla contr’eux vingt mille hommes pour les réduire. Mais
cette armée, alors prodigieuse, fut battue par quatre ou
cinq cens suisses, au pas de Morgate, sans autre canon que
des pierres qu’ils firent rouler sur elle. Petit-à-petit,
les autres cantons entrerent dans l’alliance des trois
premiers, et insensiblement toute la Suisse devint libre.
Jeanne, reine de Naples.
Les infortunes & la mort de cette princesse, entrent dans les événemens de ce tems-là. Il est triste que des vicissitudes particulieres soient confondues avec le sort des états. Il y a des nations qui ne peuvent pas se conduire par elles-mêmes, les royaumes de Naples & de Sicile avoient toujours été gouvernés par des étrangers. La maison de France & celle d’Aragon avoient toujours dirigé ces deux petits empires. Robert, qui avoit été souverain du premier, avoit rendu son royaume florissant. Ce prince, avant sa mort, avoit marié sa petite fille Jeanne, son héritiére, à André, frere du roi d’Hongrie. Cette union, qui devoit faire le bonheur de l’un & de l’autre, sur la cause du malheur de chacun. André vouloit régner en roi, & Jeanne prétendit qu’il ne devoit être que le mari de la reine. De toutes les haines qui irritent une maison royale, celles qui tirent sa source de la vanité, est la plus grande. Beaucoup d’intriguans s’initierent dans ce démêlé, & ne manquerent pas de l’irriter. Louis de Tarente, prince du sang, inspira de l’amour à Jeanne : mais pour satisfaire cet amour, il falloit que le roi fût mort ; & on le tua. Il fut étranglé, dans la ville d’Averse, dans l’antichambre de sa femme, & presque sous ses jeux. On le jetta par la fenêtre. On laissa trois jours le corps sans sepulture. Il n’est guere possible de croire que le prince de Tarente ne fût pas son meurtrier ; du moins la voix publique l’accusa de l’être. Cependant il épousa sa maitresse au bout d’un an, qui, avec sa main, lui donna une couronne. Elle eut ensuite trois autres maris qui furent autant de rois élevés au trône ; si ce n’est par des crimes, ce fut du moins par foiblesse, qui, chez une reine, est souvent la cause de bien des crimes. Louis d’Hongrie, frere d’André, se mit en marche pour venger la mort de son frere. Il portoit devant lui un étendart noir, sur lequel on avoit peint un roi étranglé. Jeanne, coupable, s’enfuit, & laissa ses états & le peuple exposés à la rage du vengeur de l’homicide du sang royal. Ce premier crime fut la cause de tous les malheurs qui accompagnerent cette reine jusqu’au tombeau.Le Roi Jean.
Le règne de ce roi, est un des plus malheureux dont l’histoire de France ait fait mention ; c’est qu’il fut rempli de crimes, & que les crimes entraînent après eux les plus grandes vicissitudes, tant chez les rois, que chez le commun des hommes. Jean qu’on surnomma le Bon, il n’est pas trop aisé de dire pourquoi, fit assassiner son connétable, le comte d’Eu. Il fait trancher la tête à quatre principaux seigneurs. Il commença son gouvernement par faire de la fausse monnoie, malheur qui influoit sur tous ses sujets ; car, lorsque le numéraire est altéré, il n’y a plus de mesure dans la richesse publique. Les calamités produisent les loix, & les loix remédient aux maux. La France fut gouvernée, pendant quelque tems, comme l’Angleterre. Ce n’est pas que le gouvernement de la Grande Bretagne fût parfait ; mais il étoit alors, comme il est encore aujourd’hui, le moins mauvais. C’est sous ce nouveau gouvernement qu’on régla les subsides, leur durée, le prix des espéces. Le roi s’engagea de ne plus forcer ses sujets de fournir des vivres à sa maison : preuve que le roi subsistoit alors aux dépens de ses sujets, à ne se servir de leurs voitures & de leurs lits qu’en payant ; à ne jamais altérer la monnoie, ce qui est une conviction que tous ces abus régnoient auparavant dans le royaume.Dannemarck.
Il est remarquable dans l’histoire du monde que ce royaume, devenu aujourd’hui peut-être le plus foible de l’Europe, jouissoit autrefois d’une telle puissance, ou du moins d’une si grande force, que de simples pirates danois avoient conquis l’Angleterre & la Normandie, & qui, quelque tems après, unis à la Suéde, la Norvége n’étoit pas en état de résister aux seules villes anséatiques, comme Hambourg, Lubec, Dantzig, Lunebourg & Vismar ; c’est que toutes ces villes étoient devenues riches par le commerce, & que les Danois & les Suédois ne l’étoient pas. Ces deux nations conçurent une grande antipathie l’une pour l’autre, & il s’en faut bien qu’elle soit encore éteinte. Il y a des haines nationales sur lesquelles l’état ne peut rien. Christiern, leur roi, étoit un grand tyran. Un de ses crimes fut la source de ses châtimens qui lui fit perdre trois royaumes. On sait qu’il viola le droit des gens, en demandant qu’on lui amenât sur sa flotte le jeune Gustave Vasa, neveu du roi Canatson, prince d’un courage entreprenant, l’idole de la Suéde. Gustave s’étant échappé de la prison, s’enfuit en Suéde, où il fit la guerre à Christiern. Ce prince, pour se venger de cette entreprise qui avoit la sœur et la mere de Gustave, fit jetter ces deux princesses dans la mer, enfermées, dit-on, dans un sac. Ce tyran savoit ainsi se venger, mais il ne savoit pas combattre. Il n’avoit pas le courage d’aller en Suéde faire la guerre à Gustave ; ses propres sujets vengeront cette cruauté. Le chef de la justice danoise osa lui prononcer sa sentence dans sa maison à Copenhague. Le tyran voyant tout perdu s’enfuit. Christiern perdit trois royaumes par sa tyrannie : exemple qui, après lui, n’en a point servi aux trois tyrans qui existeront pendant qu’il y aura des royaumes. Il se rendit en Flandre pour demander du secours à Charles-Quint qui ne lui en donna point. On respire un peu, lorsqu’on voit les tyrans abandonnés de ceux mêmes qui aiment la tyrannie. Son oncle Frédéric fut élu à sa place. Abandonné bientôt de tout le monde, il se laissa mener en Dannemarck, et finit ses jours en prison.La Suede.
Ce royaume, tout barbare qu’il étoit, avoit établi un beau droit, celui de ne pas distinguer les hommes par les rangs, les conditions, ou les richesses. Les paysans ou les artisans avoient séance aux dietes de l’état avec voix délibérative. Cet établissement subsiste encore, quoique la Suéde soit devenue de nos jours un gouvernement monarchique absolu. Un roi de Suéde, nommé Albert, ayant voulu prendre pour lui le tiers des biens nationaux du royaume, ses sujets se souleverent. Marguerite de Valdemar, reine de Dannemarck, qu’on apeloit la Semiramis du nord, profita de ce trouble pour se faire reconnoitre reine de Dannemarck, de Suéde & de Norvége en 1395. Il y avoit en Suéde un primat, archevêque d’Upsal, & six évêques qui avoient à peu près cette autorité que les ecclésiastiques ont toujours usurpée, & qu’il faisoit valoir en Suéde avec une autorité sans bornes. Les Suédois s’étant lassés de ce joug qui devenoit toujours plus pesant, ordonnerent qu’on fit une recherche des biens ecclésiastiques, envahis à la faveur des troubles. Cet archevêque audacieux eut la témérité, avec six évêques de Suéde, d’excommunier le roi & le sénat. Dans une messe solemnelle, il déposa ses ornemens sur l’autel, &, prenant une cuirasse & une épée, sortit de l’église, commençant la guerre civile. Cette guerre continua pendant sept ans, & elle fut remplie de trouble & de confusion. De-là naquit une anarchie sanglante & une guerre perpétuelle entre les Suédois qui vouloient avoir un roi indépendant, & les Danois qui étoient presque toujours les maîtres. Cependant le clergé excommunioit, se battoit et pilloit.1(I) Lettres Persanes.