Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Discours IV.

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Niveau 1

No 4.
Discours IV.

Niveau 2

Sur les recherches que l’auteur fait à l’égard de son Journal. Il n’y a point de ville au monde où un petit génie puisse devenir plutôt un grand homme d’état, qu’à Paris. Il peut se passer de Grocius, de Pufendorf, de Montesquieu, & de tous les autres écrivains à systêmes. On trouve aux portes des jardins du Luxembourg, des Thuilleries, & du Palais-Royal, des cabinets politiques, où d’honnêtes suisses vendent en détail les intérêts des princes. Ces bons allemands sont si accomodans, qu’ils donnent presque pour rien les plus grands événemens de l’Europe. Le valet-de-chambre d’un seigneur ruiné, qui a une piece de six blancs dans sa poche, a les moyens du <sic> faire d’aussi beaux châteaux en Espagne, que le plus profond politique, & de raisonner à perte de vue sur ce qu’il ne sait pas ; Il ne lui en faut pas davantage pour parcourir le courier d’Avignon, qui lui apprend l’état de la santé du Pape & des cardinaux, y compris cele <sic> de l’amalissimo, reverendissimo, colendilimo signore governatore di Roma. C’est à la Hollande à qui nous devons ces feuilles périodiques. Les sept Provinces-Unies entonnent l’antienne du mensonge, & tous les autres états de l’Europe lui font chorus. Cette sage république regarde l’abondance des nouvelles, comme la pêche des harengs ; plus elle en prend, plus elle s’enrichit ; n’importe que ces nouvelles soient légères, pourvu que les ducats avec lesquels on les paye, soient de poids. C’est le premier gouvernement qui ait commercé sur l’opinion des hommes, & qui ait mis les faussetés au rang des biens de la fortune. La récolte est toujours bonne, parce que la quantité des mensonges est aussi abondante que celle des harengs. Le prix de cette gazette est toujours le même ; ce sont les seuls effets royaux qui ne varient point sur la place. Tous les événemens y sont à prix fixe. Il n’en coûte pas davantage pour apprendre la naissance d’une Infante de Portugal, que la mort d’un Roi d’Espagne. J’ai calculé qu’un politique de café qui s’intéresse au sort de la république générale pour cinq sols & six déniers par jour, peut avoir la consolation, avant de se coucher, de savoir comment va le Monde. Il est étonnant qu’au milieu de cette foule de papiers politiques qui inondent le Royaume, aucun philosophe n’ait pas encore imaginé une feuille morale pour savoir comment vont les mœurs. Croit-on que les déclarations de guerre, les traités de paix, les combats, les siéges & les batailles soient plus intéressans que la pratique de la morale d’où dépend le bonheur de chaque citoyen ? Les politiques auront beau écrire sur la science du gouvernement, & faire des réflexions profondes sur les intérêts des princes, ils ne changeront point l’ordre des choses établi dans le monde. Quand les trois puissances prépondérantes seroient anéanties, que la balance générale n’existeroit plus, il est certain que les droits de l’homme seroient les mêmes. Le gouvernement politique pourroit périr, mais la société générale ne périroit point. Il n’est pas impossible qu’un nouvelliste, à force de recherches, ne découvre le secret des cabinets, mais il est très-possible aussi qu’il ne le découvre pas, <sic> Alors, de toutes les peines qu’il aura prises, il ne lui restera qu’un grand vuide dans l’esprit ; je me trompe, il sera rempli d’idées fausses, de raisonnemens absurdes, et de systêmes ridicules. Cependant, on auroit plutôt fait de compter les grains de sable de la mer, ou les étoiles du firmament, que de supputter le nombre de ceux qui s’adonnent à ces papiers. Une maladie nouvelle s’est répandue en France ; elle a ses accès etses <sic> redoublemens ; car, lorsqu’un nouvelliste lit une gazette, un autre en lit deux ; un troisieme, qui cherche à faire des progrès dans la science du cabinet, en lit trois ; un quatrieme, qui aspire à devenir un homme d’état, en lit quatre ; il y en a même qui poussent l’émulation de ce genre de savoir, jusqu’à lire le journal politique de Bouillon. Je connois un nouvelliste qui ne peut dîner de bon apétit, s’il n’a fouré dans sa tête huit à dix de ces papiers : il appele cette lecture, la science des intérêts des princes. Il est vrai que la connoissance que l’on acquiert par ces feuilles, est très-commode. Un nouvelliste qui a glané une demi-douzaine d’articles dans la gazette d’Amsterdam ou de Leyde, est sûr de lui pour toute la journée. Avec cette provision de savoirs, il peut se faire admirer, le matin, dans un grand dîner, au marais, et briller le soir dans un petit souper, au fauxbourg S. Germain. Il faut si peu d’esprit pour retenir quelques articles imprimés dans un papier volant, que le moindre génie suffit pour cela. C’est ici qu’on peut se récrier avec ce philosophe ancien : Oh ! que de vuide dans les choses de ce monde !

Metatextualité

Au reste, je n’ai fait tout ce long préambule, que pour avoir occasion de parler de mon journal. Car quelque modestie que les auteurs affectent, il faut toujours que leur amour propre s’échappe par quelqu’endroit.
On dit que les ouvrages d’esprit sont les fils de ceux qui les mettent au jour : en ce cas-là, on peut dire que les auteurs sont les meilleurs peres de famille qu’il y ait au monde ; ils aiment leurs enfans jusques à l’adoration. Il est vrai que les lecteurs n’ont pas toujours pour eux la même tendresse. Monsieur, disoit dernierement un critique à un écrivain, qui avoit publié un assez mauvais livre : Votre fils est un sot, il n’a pas le sens commun, il ne sait ce qu’il dit ; il parle ab hoc et ab hac, il déraisonne à tout bout de champ. C’est égal, répondit le créateur, je l’aime comme moi-même, parce que c’est l’esprit de mon esprit. On m’a parlé d’un de ces peres de famille, qui, ayant donné, il y a trois ans, une comédie aux Italiens, qui fut siflée d’un bout à l’autre, se met tous les matins à genoux devant sa pièce manuscrite, à qui il adresse ces paroles, en forme d’invocation : « Ma chere fille, je suis bien fâché du mauvais accueil que le public vous a fait, mais vous devez vous en consoler ; car, pour moi, qui suis votre pere, je vous aime plus que le parterre de la comédie ne vous hait ». Les poëtes sont sur-tout si pénétrés de cet amour paternel, qu’ils aimeroient mieux qu’on fit un affront à leurs épaules qu’à leurs vers.

Récit général

Comme je suis moi-même un assez bon pere de famille, je n’eus pas plutôt lâché mes premiers discours au public, que je me mis en campagne, pour prêter l’oreille au bruit de ma renommée. Je voulus savoir ce qu’on pensoit dans le monde de mes aînés. Mais je puis dire, sans vanité, que cette premiere recherche ne fut pas tout-à-fait en ma faveur. Je me glissai adroitement dans un de ces cabinets d’abonnement, à brochures nouvelles, où, pour deux écus par mois, on achette une chaire de professeur en politique. En y entrant, j’apperçus mon journal sur la table, confondu avec plusieurs autres papiers périodiques. Un abonné ayant jeté les yeux par hasard sur le titre, demanda au président du jour ce que c’étoit que ce Spectateur. Ma foi, répondit celui-ci, je n’en sais rien, je ne l’ai pas lu ; mais c’est sans doute un échappé de l’académie royale de musique, car ce n’est guère qu’à ce théâtre qu’il y a des spectateurs. Il y a apparence que c’est quelqu’auteur qui critique une pièce lyrique ; ce doit être mauvais, car vous savez qu’il ne nous vient rien de bon du parterre de l’opéra. A cet arrêt définitif, je me vis débouté de toute prétention à la gloire de journaliste. J’aurois pu citer en ma faveur l’ancienne loi grecque d’Error personae ; mais j’aimai mieux en appeler à un autre tribunal. Je me rendis à un café où on juge les ouvrages d’esprit. En entrant, je m’apperçus que j’étois sur la sellette ; on me jugeoit. Un petit homme fier & vain, comme sont la plûpart des petits hommes, étoit mon rapporteur contre ma feuille. Messieurs, dit-il, après avoir lu tout bas la premiere page, & secoué deux ou trois fois la tête : Ce n’est que la traduction d’un ouvrage qui parut à Londres, au commencement de ce siecle ; même canevas, même plan, même dessin ; au visage près, c’est le Spectateur Anglois.
C’est quelque chose de prodigieux que le vuide qui se trouve dans la plupart des hommes livrés à l’oisiveté, qui n’ont d’autre affaire, pendant toute la journée, que de se porter pesamment d’un lieu à un autre, & qu’on peut regarder comme de véritables machines, qu’il faut remonter, tous les matins, par quelques articles d’une gazette étrangere. Tous ces raisonnemens ne m’empêcheront pas de pousser ma pointe, c’est-à-dire de publier, tous les lundis & jeudis, un discours sur quelques sujets de morale, de politique, ou de littérature. La censure, dit un philosophe moderne, est une taxe que l’on paye au public, pour le mérite que l’on a ; c’est une recommandation qui ajoute un nouveau prix aux talens. Ce n’est pas qu’il nous manque de bons livres, politiques & moraux ; mais, comme les morceaux qui pourroient être utiles à la société civile, sont renfermés dans des gros volumes, on ne les lit point. Depuis la grande révolution qui s’est faite dans la fortune publique, que les nouvelles richesses ont donné plus d’étendue à l’ambition, que les passions sont plus vives, plus agissantes ; en un mot, depuis que les hommes ne sont plus occupés que du soin de s’élever, de s’agrandir, de se distinguer, ils n’ont pas le temps de lire des ouvrages longs & suivis. En général, les gens du monde n’aiment pas la contention d’esprit. Ils fuient les lectures compliquées, qui demandent un grand loisir. On a calculé, dans nos tems modernes, que sur cent mille hommes, il naît un philosophe. On peut juger, par là, combien il y a moins de lecteurs aujourd’hui que dans les âges de la philosophie. Il suit de cette disposition où les hommes se trouvent, que les ouvrages détachés, qui renferment beaucoup de sens & peu de paroles, doivent être préférés à ceux qui disent peu et parlent beaucoup. Uu <sic> auteur grec a dit, il y a plus de deux mille ans, qu’un gros livre est souvent un grand mal ; il est dommage que les auteurs modernes n’aient pas adopté cette maxime, ils auroient évité bien des maux ; ne fût ce que la perte du tems qui est souvent plus vicieuse que l’oisiveté elle-même. Le livre des proverbes est admirable, souvent deux lignes valent mieux qu’un volume. Le petit livre des pensées de la Rochefoucault, dit plus que plusieurs gros livres. On pourroit l’appeler la quintescence de la morale-pratique. Pascal est aussi excellent dans son genre ; d’autant mieux que chaque pensée renferme une sorte d’ouvrage. Mais les caractères de la Bruyère surpassent tous les auteurs qui ont voulu dire beaucoup de choses en peu de mots. Un écrivain qui voudroit les commenter, pourroit en faire vingt volumes, ce qui seroit précisément le moyen de les gâter. « Il y a une fausse modestie, dit-il, qui est vanité, une fausse gloire qui est légéreté, une fausse grandeur qui est petitesse, une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie. » Je connois plus de vingt auteurs qui ont fait un livre sur chacune de ces maximes, qui n’en ont pas tant dit.

Citation/Devise

« Pourquoi s’en prendre aux hommes, dit-il dans un autre endroit, de ce que les femmes ne sont pas savantes ; par quelles loix, par quels édits, leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux, de lire, & de retenir ce qu’elles ont lu ? Ne se sont-elles pas, au contraire, établies elles-mêmes dans l’usage de ne rien savoir, ou par la foiblesse de leur complexion, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par une curiosité différente de celle qui contente l’esprit, ou par tout autre goût que celui d’exercer leur mémoire, &c. &c. »
Bourdaloue a prêché pendant vingt ans sur ces mêmes sujets, & n’en a pas tant dit. La politique est aussi susceptible de ce style nerveux & laconiques <sic>. Montesquieu, voulant donner un tableau complet du despotisme, s’exprime ainsi : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, & cueillent le fruit ». Tout ce que les politiques ont dit depuis qu’il y a des rois tyrans, ou des gouvernemens despotes ; n’approchent pas de ces peu de mots. Montagne est aussi un autre peintre à tableaux nerveux & racourcis, sur-tout lorsqu’il parle d’ame à ame, pour me servir de son expression. Quoiqu’il en soit, jamais l’Angleterre ne connut mieux le prix de la morale-pratique, que lorsqu’elle lui fut distribuée en piéces détachées, & si l’on peut s’exprimer ainsi, en lambeaux. Cela se découvrit à la publication de la feuille du spectateur, dont il se débita plus d’exemplaires, que d’aucuns meilleurs livres qui aient jamais été imprimés. Les vices & les défauts des grands qui, jusques-là, s’étoient tenus cachés derriere leurs titres, leurs rangs & leurs distinctions, parurent au grand jour. Le masque tomba à ceux qui, par leur fortune ou leur élévation, se croyoient au-dessus de la critique. Cependant il y a, de nos jours, une grande dispute parmi nos savans, pour savoir si l’on doit préférer la lecture des ouvrages longs & méthodiques des anciens, aux écrits abrégés & périodiques des modernes : question qui se réduit à savoir si les philosophes qui écrivoient pour l’instruction du monde de ce tems-là, étoient préférables à ceux qui écrivent pour l’instruction des hommes d’aujourd’hui ; il me semble que jusqu’à ce qu’on ait lu tous les livres anciens, on n’a aucun droit de leur préferer les modernes. Alphonse, roi d’Aragon, surnommé le Sage, disoit, qu’entre toutes les choses qu’on recherche dans la vie, il n’y a rien de meilleur que les vieux livres pour lire, les vieux vins pour boire, les vieux bois pour brûler, les vieux amis pour la société : il auroit pu ajouter, les vieux soldats pour faire la guerre. Bacon a une idée fort singuliere sur les ouvrages qui ont paru dans les premiers âges du monde. Il prétend que l’antiquité étend la jeunesse de la nature, c’est nous qui sommes les anciens. Jene <sic> sais si, à l’égard de leur génie, il nous conviendroit de faire ce marché-là. Il est certain que du tems d’Homere, d’Isiode, d’Horace, de Virgile, il y auroit beaucoup à gagner pour nous ; mais aussi nous y perdrions considérablement du tems des Goths & des Vendales. Quelle est donc la vraie science que nous devons puiser dans les livres, soit anciens, soit modernes ? la voici : Isocrate nous l’apprend, « c’est de supporter tranquillement les événemens de la vie, de conformer notre conduite à la situation où nous nous trouvons, de traiter les hommes avec justice & bienséance, de souffrir patiemment leurs injustices, de ne nous pas laisser accabler par la mauvaise fortune, ni nous laisser enyvrer par la prosperité. » De cette leçon importante, la premiere de toutes, il résulte, que nous devons acquérir la connoissance de nous-mêmes, vaincre nos passions, pour nous rendre capables de remplir l’emploi dans lequel la providence nous a placés, afin d’acquérir cette tranquillité d’esprit & cette égalité d’ame Que rien ne peut troubler, Qu’aucun désir n’enflame. Le Spectateur Anglois fit de si grands progrès à Londres auprès des dames angloises, qu’il devint une partie de l’assortiment de leurs déjeuners, & qu’une Bretonne, qui se piquoit un peu de littérature, n’auroit point pris le matin son thé à la crème, sans qu’on lui eût servi le Spectateur Anglois à côté de sa teyere <sic>.

Metatextualité

Je souhaite que les dames de Paris me fassent le même honneur, c’est-à-dire qu’elles ne prennent le matin leur café à la crème, qu’après avoir lu le Spectateur Français. J’espere que ce déjeûner leur sera d’autant plus salutaire, qu’il sera toujours accompagné de quelques réflexions philosophiques, morales, littéraires, critiques, ou politiques. J’ai déjà dans mon porte-feuille, un grand nombre de coûtumes, de modes, d’usages, de défauts, de vices, d’imperfections relatifs <sic> aux deux sexes, que je lâcherai, au besoin, dans ma feuille du jour. Je ressemble, dans cet ouvrage, à ces architectes qui, avant de jetter les fondemens d’un grand édifice, rassemblent tous les matériaux qui peuvent servir à sa construction, & qui mettent ensuite chaque piece à sa place. Il faut d’ailleurs que je prévienne le lecteur de la marche que je dois tenir dans cet essai. Ces feuilles n’auront point de liaisons ni de suites entr’elles ; chacune contiendra un sujet séparé, ou, pour m’exprimer ainsi, un volume à part sur un sujet différent. A l’égard de leur variété, je suivrai le plan du théâtre qui est le tableau de la vie humaine. On sait que, par une pratique commune, après une grande tragédie qui a fait verser des pleurs, on joue une petite piece comique, qui fait rire les spectateurs, afin que les larmes restent sur la scène, et que chacun rentre chez soi gaiement. A la suite d’un discours fort sérieux, on en trouvera un peut-être très-comique. En un mot, mon répertoire sera compose de cette foule de désordres grands ou petits qui troublent la société générale. Je sais bien qu’en fait de morale, on appellera cela du réchauffé : mais, tant que les hommes se livreront à leurs passions déréglées, on sera toujours en droit de leur représenter le trouble et la confusion qu’elles causent dans la vie civile.

Récit général

Je me trouvai dernièrement dans une compagnie mêlée, où étoit un honnête ecclésiastique qui prêche la Dominicale dans une des paroisses les plus considérables de cette capitale. Il y avoit là plusieurs aimables qu’on nommoit petits-maîtres du tems de la guerre de la Fronde, que le duc de Richelieu, dans ses mémoires, appele des roués, lorsqu’un de ceux-ci, voulant le plaisanter & faire rire la compagnie à ses dépens, le questionna ainsi : Mon pere, lui dit-il, quel est l’endroit de la morale chrétienne qui excita votre zèle dimanche dernier ? Monsieur, dit le prédicateur, je prêchai sur l’hypocrisie. Et quel est celui qui l’animera dimanche prochain ? Je prêcherai sur l’avarice. Et morbleu, mon révérend, reprit le roué, en élevant la voix : Paris est rempli de tartufs & d’Arpagons ; c’est pour que leur nombre n’augmente pas, dit le prédicateur, que nous prêchons, pour maintenir la balance entre les vices & les vertus, car, si une fois cet équilibre étoit rompu, tout seroit perdu.

Portrait de Guillaume Fréderic.

Hétéroportrait

On ne peut guere parler de ce prince, qui occupe le premier trône du nord, sans remonter à celui de qui il le tient. Frédéric, à qui on a donné avec raison le sur-nom de Grand, est un prince des plus remarquables de nos tems modérnes. Presque tous les souverains, qui tiennent un rang considérable en Europe, tirent leur élévation & leur puissance de leurs prédécesseurs. Pour l’ordinaire, c’est à eux à qui ils doivent ce qu’ils sont. Frédéric commença & finit l’ouvrage de sa puissance ; & il cimenta si bien toutes les pièces de son empire, qu’après sa mort, l’édifice resta en entier. C’est un trait de cette vie que je ne sache pas qu’aucuns faiseurs d’annales aient relevé ; il est peut-être le seul dans l’histoire ancienne & moderne, à qui on puisse attribuer cette gloire.

Exemple

Alexandre n’eut pas plutôt fermé les yeux, que le monde, dont il s’étoit rendu le maître, fut divisé. Les capitaines qui lui avoient aidé à en faire la conquête, se la partagerent, c’est-à-dire, l’affoiblirent.

Exemple

A la mort de César, Rome tomba dans l’anarchie.

Exemple

A peine Charlemagne fut-il dans le tombeau, que ses fils sémerent par-tout le trouble & la division.

Exemple

Et, pour passer tout-d’un-coup à nos tems modernes, le siecle de Louis XIV finit avec son règne. Toutes les pieces de sa monarchie, qui n’avoient point de base solide, se renverserent les unes sur les autres, de manière qu’il ne resta d’autre fondement de sa grandeur qu’un nom.
Frédéric est le seul prince de nos jours qui se soit survécu à lui-même, en donnant à son empire le caractere d’immutabilité. Il est triste pour nous, que nous n’ayons point l’histoire de ce grand homme, du moins celle qui vient de paroître, n’est guere que le roman politique de son gouvernement. L’abbé Raynal l’a mieux dépeint dans deux pages, qu’il ne l’est dans les quatre gros volumes d’un faiseur de phrases, qui a voulu nous donner son portrait, mais qui l’a manqué. Cet ouvrage a eu le sort de la plupart des livres modernes, qui parlent beaucoup sans rien dire. Depuis la mort de ce prince, tout a changé dans l’administration politique de ce royaume. On ne trouve dans Guillaume aucune des vertus de son prédécesseur. Sa puissance n’a été d’aucun secours à ceux qui la lui ont demandée. Il voulut rendre libre la république d’Hollande ; mais au lieu de cela, il ne fit que lui donner un maître. Sous prétexte de venir au secours des Liégeois, ce prince n’a fait que les embarrasser. Il n’a pas été d’un plus grand secours aux Bruxellois. Dans la grande révolution qui a agité le nord de l’Europe, il a paru souhaiter la guerre, qu’il n’a point faite, & a voulu Danzik, qu’il n’a pas eu. Il menace maintenant la Russie de lui déclarer la guerre, si elle persiste à vouloir faire sa paix avec le Divan, sans lui permettre de signer au traité. C’est-à-dire qu’il voudroit être l’arbitre du sort de l’empire d’orient & d’occident ; mais il faudroit être pour cela Frédéric, & non pas Guillaume Frédéric.

Niveau 3

L’Empire d’Occident. Suite des grandes époques. Depuis qu’il n’y avoit plus d’empire, il n’y avoit plus d’empereurs ; ceux qu’on apelloit ainsi, n’en avoient guères que le nom ; cependant ce nom ne laissoit pas que de faire beaucoup de bruit en Europe. Les Romains s’oposoient toujours à leur plan d’agrandissement. Le peuple, dans son abaissement, conservoit cette fierté naturelle qui naît du gouvernement de l’empire, quoique ce gouvernement ne subsiste plus. Cependant, Othon, surnommé le Grand, se rendit maître de Rome ; mais, depuis la décadence de l’empire Romain, Rome étoit si foible, qu’elle ne méritoit pas de porter le nom de puissance. Cependant, outre Othon le Grand, il y eut des Empereurs comme les Henry V, les Frédéric, les Barberousse, qui méritent un nom dans l’histoire de ce tems-là. Mais leur gloire ne s’étendoit pas bien loin, parce que l’empire étoit trop foible, et qu’il n’y a que les grandes puissances en état d’acquérir une haute réputation dans l’univers.

La France.

Au milieu des divisions qui agitoient l’Europe, la France devenoit un gouvernement féodal, c’est-à-dire foible, quoique la Provence ni le Dauphiné ne fissent pas encore partie de ce Royaume qui étoit assez grand ; Mais il s’en falloit beaucoup que le Roi le fût. Louis, le dernier descendant de Charlemagne, n’avoit, pour tout domaine, que la ville de Laon & de Soissons, et quelques autres terres qu’on lui contestoit. Chaque province avoit son Roi, sous le nom de Duc, et chaque Duc avoit usurpé sa souveraineté ; celui qui n’avoit usurpé qu’un château, rendoit hommage à celui qui n’avoit usurpé qu’une ville, et ainsi des autres, relativement à leur usurpation. La France, sans police, sans chef, sans ordre, sembloit devoir devenir la proie de l’étranger ; mais l’anarchie générale la garantit de l’invasion qui lui faisoit craindre la sienne. Une foule de petits tyrans gouvernoient l’état, et le gouvernoient mal, car la tyrannie est incompatible avec la bonne police. Ce qui prouve que l’état militaire (d’où déaffed <sic> toujours la force d’un gouvernement) étoit apoibli <sic>, c’est que l’armée ne fut plus composé que de cavalerie, qui, de tout tems, excepté celui des Romains, fut toujours une mauvaise troupe. Cette cavalerie passoit pour invulnérable à la guerre ; elle étoit armée de toutes pièces en fer, qui l’empêchoit de recevoir le coup de la mort au feu de la plus grande action, dans une bataille composée de quarante mille hommes ; il étoit difficile que quinze ou vingt restassent sur la place. Si, depuis ce tems-là, on avoit toujours fait la guerre de même, l’Europe auroit quinze ou vingt millions d’habitans qu’elle n’a pas. L’empire subsista pendant plus de cent cinquante ans dans cet état de langueur. Philippe I arrière-petit-fils du duc Capet, le tira un peu de cet état d’engourdissement,

L’Angleterre.

Il s’en falloit de beaucoup, que les Anglois fussent aussi puissans qu’ils le sont devenus depuis. Ils passerent sous la domination de toutes les souverainetés qui voulurent les subjuguer. C’étoit des esclaves qui recevoient tous les jours de nouvelles chaînes, Les Saxons, les Danois, ainsi que Charlemagne, les mirent aux fers. Ils n’avoient pas la moindre idée de cette liberté, qui en a fait depuis une grande puissance. Un de leurs rois se distingua alors de tous ceux qui occupoient le trône. Alfred le Grand fit des établissemens qui subsistent encore. Tous les princes étoient si foibles dans ce tems-là, qu’on pouvoit appeller grands, ceux qui avoient de petites vertus. Cependant l’histoire a mis le nom d’Alfred au rang de ceux qui passent pour glorieux dans nos tems modernes. Ce royaume continua d’être foible long-tems après, puisque Guillaume, duc de Normandie, en fit la conquête. C’étoit un bâtard né d’une concubine, qui joignoit à beaucoup d’ambition, de grandes vertus. Il n’avoit aucun droit sur l’Angleterre, non plus que sur la Normandie, où sa naissance l’empêchoit d’hériter de la souveraineté de son pere le due <sic> Robert. Il gagna la premiere bataille qui lui mérita ce royaume. Guillaume sut conquérir. Il étouffa toute la révolte qui auroit pu le faire descendre d’un trône où il ne venoit que de monter. Il abolit toutes les loix du pays ; ce qui prouve qu’il étoit meilleur capitaine, que bon législateur. Presque toutes les loix tiennent au physique, autrement il n’aurait pas subsisté long-tems ; car c’est toujours du Ciel, que dépend le gouvernement des hommes. Il voulut encore que la langue normande devint celle des Anglois, ce qui étoit un second défaut de l’égislation <sic>. Comment peut-on suivre les loix, si on ne les entend pas ? Celle du couvre-feu, quoiqu’utile, ne fut pas moins gênante. Il falloit, au son de la cloche, éteindre le feu dans chaque maison, à huit heures du soir, ce qui, dans l’hiver, exposoit le peuple à toute la rigueur du froid. Etats du Nord. La Russie, au onzieme siècle, ne tenoit aucune place dans l’histoire politique. Elle étoit moins connue à l’Europe que les Indes Orientales. Elle avoit embrassé le christianisme à la fin du dix-huitieme siècle : mais il s’en faut beaucoup, qu’elle fût très-chrétienne. Elle ne prit de cette religion, que la superstition. La Pologne reconnut aussi l’Evangile ; mais elle fut plus barbare que chrétienne. Elle continua de mêler les cérémonies payennes au rite chrétien, jusqu’au troisieme siècle. La Suède, après avoir adoré le vrai Dieu, redevint idolâtre. Quoique l’empire fût grand, sa population étoit petite : cela venoit sans doute de l’émigration de ses habitans, qui, étant nés dans un mauvais pays, allerent vivre & mourir dans un meilleur. Retirée dans un coin de l’univers sans art, sans commerce, elle n’eut aucune part aux grands événemens : peut-être n’en fut-elle que plus heureuse ; du moins la politique a toujours causé les malheurs du monde. On peut dire le même de la Pologne, qui fut aussi barbare & chrétienne tout à-la-fois : c’est que la morale n’avoit pas encore interprêté les loix rigides de l’Evangile. Les Papes. Peut-être que, pour l’honneur du monde chrétien, il eût fallu effacer des annales chrétiennes, l’histoire des Papes. S’il y en eut qui édifierent l’église, on en compte beaucoup d’autres qui la scandaliserent. Plusieurs bâtards & bâtardes de prêtres, s’assirent sur la chaire de S. Pierre, où ils firent des choses indignes de ce grand Saint.

Récit général

Etienne VII fils de prêtre, l’ennemi de Formose, conserva pour lui la haine jusqu’au-delà du tombeau. Après sa mort, il fit déterrer son corps qui étoit embaumé ; & l’ayant revêtu des habits pontificaux, il le fit paroître devant un concile assemblé pour le juger. On donna au mort un avocat pour le défendre, mais qui le défendit mal. On lui fit son procès dans les formes, quoiqu’il lui manquât la meilleure de toutes les formes, celle de n’être pas en vie. Le cadavre fut déclaré coupable du crime dont on voulut l’accuser. Le bourreau lui trancha la tête, on lui coupa trois doigts, & on le jetta dans le Tibre. Son accusateur ne jouit pas long-tems de son triomphe. Les amis de Formose le chargerent de fers, & l’étranglerent en prison.
Sergius étant pape, eut un fils de Marosie qu’il éleva publiquement dans son palais ; mais il fut mis aux fers, & étouffé entre deux matelats. Octavien Sporco fut élu Pape à l’âge de dix-huit ans. Il n’étoit pas dans les ordres, quand sa famille le fit pontif. Jean XII fut accusé dans l’église de S. Pierre, en présence de tout le peuple, d’avoir joui de plusieurs femmes, d’avoir fait évêque de Todi, un enfant de dix ans, d’avoir fait crever les yeux à son parrain, d’avoir châtré un cardinal, de ne pas croire en Jésus-Christ, & d’avoir invoqué le diable. On accuse le Pape Leon VIII, de n’être ni ecclésiastique ni chrétien. Jean XII fut assassiné entre les bras d’une femme mariée, par les mains d’un mari qui vengeoit sa honte. Benoit VI fit périr Jean XIV. Au milieu de ces scandales, la papauté étoit à l’encan, ainsi que tous les évêchés. Benoit VII, Jean XIX l’acheterent publiquement l’un après l’autre, à prix d’argent, comme on fait d’une charge. Après leur mort, on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C’étoit Benoit IX. Ce fut sous son pontificat que les autres papes financerent la chaire de S. Pierre. On vit alors trois papes à Rome s’excommunier réciproquement ; mais, par une conciliation cimentée par la débauche, ils s’accordoient à partager les revenus de l’Eglise, &c. On ne finiroit point si on vouloit rapporter tous les scandales que le Vatican donnoit à l’univers. Les papes joignoient à cette vie malhonnête, une tyrannie encore plus révoltante à l’égard des puissances de l’Europe.

Hétéroportrait

Grégoire VII conçut le dessein d’ôter à tous les collateurs séculiers, le droit d’investir les ecclésiastiques : c’étoit mettre l’église aux prises avec tous les rois, ce qu’il fit d’abord contre Philippe I, roi de France. Il s’agissoit de quelques princes Italiens, que les François avoient rançonnés. Ce pape écrit une lettre circulaire aux évêques de France : votre roi, leur dit-il, est moins roi que tyran : il passe sa vie dans l’infamie & dans le crime ; & finit par le menacer de l’excommunier. Tandis que l’empereur Henri est occupé dans une guerre civile contre les Saxons, ce même pape lui envoie des légats pour lui ordonner de venir répondre aux accusations intentées contre lui, pour avoir donné l’investiture des bénéfices, & en cas de refus, le déclare excommunié. Il établit un concile à Rome, dans lequel il s’exprima ainsi, contre Henri IV : « De la part du Dieu tout-puissant, & par notre autorité, je défends à Henri, fils de notre empereur Henri, de gouverner le royaume Teutonique & l’Italie ; j’absous tous les chrétiens du serment qu’il lui ont fait ou feront, & je défends que qui que ce soit se serve jamais comme roi ». Ses lettres sont aussi hautaines : il redit plusieurs fois dans celles-ci, que les évêques sont au-dessus des rois, & faits pour les juger. Grégoire VII fait subir à Henri IV une pénitence semblable, à-peu-près, à celle de Louis le débonnaire.

Exemple

Ce malheureux prince, étant allé demander au pape son absolution, se présente à la porte de la forteresse où ce pape étoit enfermé avec la comtesse Mathilde. On l’arrête dans la seconde enceinte, on le dépouille de ses habits, on le revêt de cilices, il reste pied nud dans la cour au mois de janvier, on le fait jeûner trois jours, sans l’admettre à baiser les pieds du Pape.
Le même pape Grégoire écrivit dans plusieurs lettres que son devoir étoit d’abaisser les rois. Il excommunia l’empereur Henri IV, & lui ôta le trône. Je lui ôte la couronne, dit-il, & je donne le royaume Teutonique à Rodolphe, &, pour persuader à l’univers qu’il donnoit des empires, il lui fit présent d’une couronne d’or. Il ordonna à ses légats en France, d’exiger en tribut un denier en argent, par an, pour chaque maison, & exigea le même tribut en Angleterre. Il écrivit au roi de Hongrie, Salomon, « vous pouvez apprendre des anciens de votre pays, que le royaume de Hongrie appartient à l’église Romaine ».
Rome voulant toujours dominer, & les Papes voulant être les dominateurs, on prit les armes. Les sénateurs s’étant retranchés au Capitole, le Pape Lucius les assiégea en personne. L’Empereur arrivant à Rome, il étoit établi, par le cérémonial Romain, que l’Empeureur devoit se prosterner devant le Pape, lui baiser les pieds, lui tenir l’étrier, & conduire la haquenée blanche du Saint Pere, par la bride, l’espace de neuf pas romains. Barberousse se soumit, comme les autres Empereurs, à cette cérémonie révoltante.

Hétéroportrait

Le Pape Adrien prétendit que l’empire étoit un fief de l’église. Adrien IV répondit au roi d’Angleterre, Henri II, « vous savez que l’Irlande, & toutes les îles qui ont reçu la foi, appartiennent à l’Eglise de Rome ; or, si vous voulez entrer dans cette île, pour faire payer le denier de S. Pierre, nous vous l’accordons avec plaisir ».

L’Espagne.

Ce royaume étoit comme tous les autres, c’est-à-dire, foible, puisque le peuple Mahométan, le plus impuissant de l’univers, en fit la conquête. Quelques historiens ont cru que l’imbécillité du roi Vamba, qu’on enferma dans un cloître, fut l’origine de la décadence de cette monarchie. Il est vrai qu’un prince qui se dégrade à ce point, change le caractere de la nation : car l’ame des rois est un moule qui donne la forme à toutes les autres. L’évasion fut générale. Pélage fut presque le seul qui échappa aux fers des Algériens ; on lui donne le nom de roi. Mais un monarque qui tient sa cour dans une caverne, ne mérite guerre d’en porter le nom. Ses Courtisans étoient de pauvres fugitifs qui préféroient la liberté d’une sombre prison, à l’esclavage d’un tyran dont la cour auroit servi à remarquer leurs chaînes. Ce ne fut que vers l’an 759, que les chrétiens commencerent à tenir tête à leurs vainqueurs qui, affoiblis par des divisions, furent moins redoutables ; mais, malheureusement, les chrétiens n’étoient plus que des Mahométans. Bientôt Alphonse de la race de Pélage, profita de quelques circonstances heureuses, pour rendre considérables les chrétiens Espagnols. Une preuve de sa nouvelle puissance, c’est qu’il refusa de payer le tribut ordinaire à ses maîtres contre lesquels il pouvoit combattre. Après quelques victoires, il se vit maître des Asturies & de Léon, au commencement du neuvieme siècle. C’est par lui qu’il faut commencer en Espagne, l’histoire des rois chrétiens.