Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Discours IV.
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No 4.
Discours IV.
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Sur les recherches que l’auteur fait à
l’égard de son Journal. Il n’y a point de ville au monde où un
petit génie puisse devenir plutôt un grand homme d’état, qu’à
Paris. Il peut se passer de Grocius, de Pufendorf, de
Montesquieu, & de tous les autres écrivains à systêmes. On
trouve aux portes des jardins du Luxembourg, des Thuilleries,
& du Palais-Royal, des cabinets politiques, où d’honnêtes
suisses vendent en détail les intérêts des princes. Ces bons
allemands sont si accomodans, qu’ils donnent presque pour rien
les plus grands événemens de l’Europe. Le valet-de-chambre d’un
seigneur ruiné, qui a une piece de six blancs dans sa poche, a
les moyens du <sic> faire d’aussi beaux châteaux en
Espagne, que le plus profond politique, & de raisonner à
perte de vue sur ce qu’il ne sait pas ; Il ne lui en faut pas
davantage pour parcourir le courier d’Avignon, qui lui apprend
l’état de la santé du Pape & des cardinaux, y compris cele
<sic> de l’amalissimo, reverendissimo, colendilimo signore
governatore di Roma. C’est à la Hollande à qui nous devons ces
feuilles périodiques. Les sept Provinces-Unies
entonnent l’antienne du mensonge, & tous les autres états de
l’Europe lui font chorus. Cette sage république regarde
l’abondance des nouvelles, comme la pêche des harengs ; plus
elle en prend, plus elle s’enrichit ; n’importe que ces
nouvelles soient légères, pourvu que les ducats avec lesquels on
les paye, soient de poids. C’est le premier gouvernement qui ait
commercé sur l’opinion des hommes, & qui ait mis les
faussetés au rang des biens de la fortune. La récolte est
toujours bonne, parce que la quantité des mensonges est aussi
abondante que celle des harengs. Le prix de cette gazette est
toujours le même ; ce sont les seuls effets royaux qui ne
varient point sur la place. Tous les événemens y sont à prix
fixe. Il n’en coûte pas davantage pour apprendre la naissance
d’une Infante de Portugal, que la mort d’un Roi d’Espagne. J’ai
calculé qu’un politique de café qui s’intéresse au sort de la
république générale pour cinq sols & six déniers par jour,
peut avoir la consolation, avant de se coucher, de savoir
comment va le Monde. Il est étonnant qu’au milieu de cette foule
de papiers politiques qui inondent le Royaume, aucun philosophe
n’ait pas encore imaginé une feuille morale pour savoir comment
vont les mœurs. Croit-on que les déclarations de guerre, les
traités de paix, les combats, les siéges & les batailles
soient plus intéressans que la pratique de la morale d’où dépend
le bonheur de chaque citoyen ? Les politiques auront beau écrire
sur la science du gouvernement, & faire des
réflexions profondes sur les intérêts des princes, ils ne
changeront point l’ordre des choses établi dans le monde. Quand
les trois puissances prépondérantes seroient anéanties, que la
balance générale n’existeroit plus, il est certain que les
droits de l’homme seroient les mêmes. Le gouvernement politique
pourroit périr, mais la société générale ne périroit point. Il
n’est pas impossible qu’un nouvelliste, à force de recherches,
ne découvre le secret des cabinets, mais il est très-possible
aussi qu’il ne le découvre pas, <sic> Alors, de toutes les
peines qu’il aura prises, il ne lui restera qu’un grand vuide
dans l’esprit ; je me trompe, il sera rempli d’idées fausses, de
raisonnemens absurdes, et de systêmes ridicules. Cependant, on
auroit plutôt fait de compter les grains de sable de la mer, ou
les étoiles du firmament, que de supputter le nombre de ceux qui
s’adonnent à ces papiers. Une maladie nouvelle s’est répandue en
France ; elle a ses accès etses <sic> redoublemens ; car,
lorsqu’un nouvelliste lit une gazette, un autre en lit deux ; un
troisieme, qui cherche à faire des progrès dans la science du
cabinet, en lit trois ; un quatrieme, qui aspire à devenir un
homme d’état, en lit quatre ; il y en a même qui poussent
l’émulation de ce genre de savoir, jusqu’à lire le journal
politique de Bouillon. Je connois un nouvelliste qui ne peut
dîner de bon apétit, s’il n’a fouré dans sa tête huit à dix de
ces papiers : il appele cette lecture, la science des intérêts
des princes. Il est vrai que la connoissance que
l’on acquiert par ces feuilles, est très-commode. Un nouvelliste
qui a glané une demi-douzaine d’articles dans la gazette
d’Amsterdam ou de Leyde, est sûr de lui pour toute la journée.
Avec cette provision de savoirs, il peut se faire admirer, le
matin, dans un grand dîner, au marais, et briller le soir dans
un petit souper, au fauxbourg S. Germain. Il faut si peu
d’esprit pour retenir quelques articles imprimés dans un papier
volant, que le moindre génie suffit pour cela. C’est ici qu’on
peut se récrier avec ce philosophe ancien : Oh ! que de vuide
dans les choses de ce monde ! On dit que les
ouvrages d’esprit sont les fils de ceux qui les mettent au
jour : en ce cas-là, on peut dire que les auteurs sont les
meilleurs peres de famille qu’il y ait au monde ; ils aiment
leurs enfans jusques à l’adoration. Il est vrai que les lecteurs
n’ont pas toujours pour eux la même tendresse. Monsieur, disoit
dernierement un critique à un écrivain, qui avoit publié un
assez mauvais livre : Votre fils est un sot, il n’a pas le sens
commun, il ne sait ce qu’il dit ; il parle ab hoc et ab hac, il
déraisonne à tout bout de champ. C’est égal, répondit le
créateur, je l’aime comme moi-même, parce que c’est l’esprit de
mon esprit. On m’a parlé d’un de ces peres de famille, qui, ayant donné, il y a trois ans, une comédie aux
Italiens, qui fut siflée d’un bout à l’autre, se met tous les
matins à genoux devant sa pièce manuscrite, à qui il adresse ces
paroles, en forme d’invocation : « Ma chere fille, je suis bien
fâché du mauvais accueil que le public vous a fait, mais vous
devez vous en consoler ; car, pour moi, qui suis votre pere, je
vous aime plus que le parterre de la comédie ne vous hait ». Les
poëtes sont sur-tout si pénétrés de cet amour paternel, qu’ils
aimeroient mieux qu’on fit un affront à leurs épaules qu’à leurs
vers. C’est quelque chose de prodigieux
que le vuide qui se trouve dans la plupart des hommes livrés à
l’oisiveté, qui n’ont d’autre affaire, pendant toute la journée,
que de se porter pesamment d’un lieu à un autre, & qu’on
peut regarder comme de véritables machines, qu’il faut remonter,
tous les matins, par quelques articles d’une gazette étrangere.
Tous ces raisonnemens ne m’empêcheront pas de pousser ma pointe,
c’est-à-dire de publier, tous les lundis & jeudis, un
discours sur quelques sujets de morale, de politique, ou de
littérature. La censure, dit un philosophe moderne, est une taxe
que l’on paye au public, pour le mérite que l’on
a ; c’est une recommandation qui ajoute un nouveau prix aux
talens. Ce n’est pas qu’il nous manque de bons livres,
politiques & moraux ; mais, comme les morceaux qui
pourroient être utiles à la société civile, sont renfermés dans
des gros volumes, on ne les lit point. Depuis la grande
révolution qui s’est faite dans la fortune publique, que les
nouvelles richesses ont donné plus d’étendue à l’ambition, que
les passions sont plus vives, plus agissantes ; en un mot,
depuis que les hommes ne sont plus occupés que du soin de
s’élever, de s’agrandir, de se distinguer, ils n’ont pas le
temps de lire des ouvrages longs & suivis. En général, les
gens du monde n’aiment pas la contention d’esprit. Ils fuient
les lectures compliquées, qui demandent un grand loisir. On a
calculé, dans nos tems modernes, que sur cent mille hommes, il
naît un philosophe. On peut juger, par là, combien il y a moins
de lecteurs aujourd’hui que dans les âges de la philosophie. Il
suit de cette disposition où les hommes se trouvent, que les
ouvrages détachés, qui renferment beaucoup de sens & peu de
paroles, doivent être préférés à ceux qui disent peu et parlent
beaucoup. Uu <sic> auteur grec a dit, il y a plus de deux
mille ans, qu’un gros livre est souvent un grand mal ; il est
dommage que les auteurs modernes n’aient pas adopté cette
maxime, ils auroient évité bien des maux ; ne fût ce que la perte du tems qui est souvent plus vicieuse que
l’oisiveté elle-même. Le livre des proverbes est admirable,
souvent deux lignes valent mieux qu’un volume. Le petit livre
des pensées de la Rochefoucault, dit plus que plusieurs gros
livres. On pourroit l’appeler la quintescence de la
morale-pratique. Pascal est aussi excellent dans son genre ;
d’autant mieux que chaque pensée renferme une sorte d’ouvrage.
Mais les caractères de la Bruyère surpassent tous les auteurs
qui ont voulu dire beaucoup de choses en peu de mots. Un
écrivain qui voudroit les commenter, pourroit en faire vingt
volumes, ce qui seroit précisément le moyen de les gâter. « Il y
a une fausse modestie, dit-il, qui est vanité, une fausse gloire
qui est légéreté, une fausse grandeur qui est petitesse, une
fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est
pruderie. » Je connois plus de vingt auteurs qui ont fait un
livre sur chacune de ces maximes, qui n’en ont pas tant dit.
Bourdaloue
a prêché pendant vingt ans sur ces mêmes sujets, & n’en a
pas tant dit. La politique est aussi susceptible de ce style
nerveux & laconiques <sic>. Montesquieu, voulant
donner un tableau complet du despotisme, s’exprime ainsi :
« Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils
coupent l’arbre au pied, & cueillent le fruit ». Tout ce que
les politiques ont dit depuis qu’il y a des rois tyrans, ou des
gouvernemens despotes ; n’approchent pas de ces peu de mots.
Montagne est aussi un autre peintre à tableaux nerveux &
racourcis, sur-tout lorsqu’il parle d’ame à ame, pour me servir
de son expression. Quoiqu’il en soit, jamais l’Angleterre ne
connut mieux le prix de la morale-pratique, que lorsqu’elle lui
fut distribuée en piéces détachées, & si l’on peut
s’exprimer ainsi, en lambeaux. Cela se découvrit à la
publication de la feuille du spectateur, dont il se débita plus
d’exemplaires, que d’aucuns meilleurs livres qui aient jamais
été imprimés. Les vices & les défauts des grands qui,
jusques-là, s’étoient tenus cachés derriere leurs titres, leurs
rangs & leurs distinctions, parurent au grand jour. Le
masque tomba à ceux qui, par leur fortune ou leur élévation, se
croyoient au-dessus de la critique. Cependant il y a, de nos
jours, une grande dispute parmi nos savans, pour
savoir si l’on doit préférer la lecture des ouvrages longs &
méthodiques des anciens, aux écrits abrégés & périodiques
des modernes : question qui se réduit à savoir si les
philosophes qui écrivoient pour l’instruction du monde de ce
tems-là, étoient préférables à ceux qui écrivent pour
l’instruction des hommes d’aujourd’hui ; il me semble que
jusqu’à ce qu’on ait lu tous les livres anciens, on n’a aucun
droit de leur préferer les modernes. Alphonse, roi d’Aragon,
surnommé le Sage, disoit, qu’entre toutes les choses qu’on
recherche dans la vie, il n’y a rien de meilleur que les vieux
livres pour lire, les vieux vins pour boire, les vieux bois pour
brûler, les vieux amis pour la société : il auroit pu ajouter,
les vieux soldats pour faire la guerre. Bacon a une idée fort
singuliere sur les ouvrages qui ont paru dans les premiers âges
du monde. Il prétend que l’antiquité étend la jeunesse de la
nature, c’est nous qui sommes les anciens. Jene <sic> sais
si, à l’égard de leur génie, il nous conviendroit de faire ce
marché-là. Il est certain que du tems d’Homere, d’Isiode,
d’Horace, de Virgile, il y auroit beaucoup à gagner pour nous ;
mais aussi nous y perdrions considérablement du tems des Goths
& des Vendales. Quelle est donc la vraie science que nous
devons puiser dans les livres, soit anciens, soit modernes ? la
voici : Isocrate nous l’apprend, « c’est de supporter
tranquillement les événemens de la vie, de conformer notre conduite à la situation où nous nous trouvons, de
traiter les hommes avec justice & bienséance, de souffrir
patiemment leurs injustices, de ne nous pas laisser accabler par
la mauvaise fortune, ni nous laisser enyvrer par la
prosperité. » De cette leçon importante, la premiere de toutes,
il résulte, que nous devons acquérir la connoissance de
nous-mêmes, vaincre nos passions, pour nous rendre capables de
remplir l’emploi dans lequel la providence nous a placés, afin
d’acquérir cette tranquillité d’esprit & cette égalité d’ame
Que rien ne peut troubler, Qu’aucun désir n’enflame. Le
Spectateur Anglois fit de si grands progrès à Londres auprès des
dames angloises, qu’il devint une partie de l’assortiment de
leurs déjeuners, & qu’une Bretonne, qui se piquoit un peu de
littérature, n’auroit point pris le matin son thé à la crème,
sans qu’on lui eût servi le Spectateur Anglois à côté de sa
teyere <sic>.
Metatextualität
Au
reste, je n’ai fait tout ce long préambule, que pour avoir
occasion de parler de mon journal. Car quelque modestie que
les auteurs affectent, il faut toujours que leur amour
propre s’échappe par quelqu’endroit.
Allgemeine Erzählung
Comme je suis moi-même un
assez bon pere de famille, je n’eus pas plutôt lâché mes
premiers discours au public, que je me mis en campagne, pour
prêter l’oreille au bruit de ma renommée. Je voulus savoir
ce qu’on pensoit dans le monde de mes aînés. Mais je puis
dire, sans vanité, que cette premiere recherche ne fut pas
tout-à-fait en ma faveur. Je me glissai adroitement dans un
de ces cabinets d’abonnement, à brochures nouvelles, où,
pour deux écus par mois, on achette une chaire de professeur
en politique. En y entrant, j’apperçus mon journal sur la
table, confondu avec plusieurs autres papiers périodiques.
Un abonné ayant jeté les yeux par hasard sur le titre,
demanda au président du jour ce que c’étoit que ce
Spectateur. Ma foi, répondit celui-ci, je n’en sais rien, je
ne l’ai pas lu ; mais c’est sans doute un échappé de
l’académie royale de musique, car ce n’est guère qu’à ce
théâtre qu’il y a des spectateurs. Il y a
apparence que c’est quelqu’auteur qui critique une pièce
lyrique ; ce doit être mauvais, car vous savez qu’il ne nous
vient rien de bon du parterre de l’opéra. A cet arrêt
définitif, je me vis débouté de toute prétention à la gloire
de journaliste. J’aurois pu citer en ma faveur l’ancienne
loi grecque d’Error personae ; mais j’aimai mieux en appeler
à un autre tribunal. Je me rendis à un café où on juge les
ouvrages d’esprit. En entrant, je m’apperçus que j’étois sur
la sellette ; on me jugeoit. Un petit homme fier & vain,
comme sont la plûpart des petits hommes, étoit mon
rapporteur contre ma feuille. Messieurs, dit-il, après avoir
lu tout bas la premiere page, & secoué deux ou trois
fois la tête : Ce n’est que la traduction d’un ouvrage qui
parut à Londres, au commencement de ce siecle ; même
canevas, même plan, même dessin ; au visage près, c’est le
Spectateur Anglois.
Zitat/Motto
« Pourquoi s’en prendre aux
hommes, dit-il dans un autre endroit, de ce que les femmes
ne sont pas savantes ; par quelles loix, par quels édits,
leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux, de lire, & de
retenir ce qu’elles ont lu ? Ne se sont-elles pas, au
contraire, établies elles-mêmes dans l’usage de ne rien
savoir, ou par la foiblesse de leur complexion, ou par une
certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue
étude, ou par une curiosité différente de celle
qui contente l’esprit, ou par tout autre goût que celui
d’exercer leur mémoire, &c. &c. »
Metatextualität
Je souhaite
que les dames de Paris me fassent le même honneur,
c’est-à-dire qu’elles ne prennent le matin leur café à la
crème, qu’après avoir lu le Spectateur Français. J’espere
que ce déjeûner leur sera d’autant plus salutaire, qu’il
sera toujours accompagné de quelques réflexions
philosophiques, morales, littéraires, critiques, ou
politiques. J’ai déjà dans mon porte-feuille, un grand
nombre de coûtumes, de modes, d’usages, de défauts, de
vices, d’imperfections relatifs <sic> aux deux sexes,
que je lâcherai, au besoin, dans ma feuille du jour. Je ressemble, dans cet ouvrage, à ces
architectes qui, avant de jetter les fondemens d’un grand
édifice, rassemblent tous les matériaux qui peuvent servir à
sa construction, & qui mettent ensuite chaque piece à sa
place. Il faut d’ailleurs que je prévienne le lecteur de la
marche que je dois tenir dans cet essai. Ces feuilles
n’auront point de liaisons ni de suites entr’elles ; chacune
contiendra un sujet séparé, ou, pour m’exprimer ainsi, un
volume à part sur un sujet différent. A l’égard de leur
variété, je suivrai le plan du théâtre qui est le tableau de
la vie humaine. On sait que, par une pratique commune, après
une grande tragédie qui a fait verser des pleurs, on joue
une petite piece comique, qui fait rire les spectateurs,
afin que les larmes restent sur la scène, et que chacun
rentre chez soi gaiement. A la suite d’un discours fort
sérieux, on en trouvera un peut-être très-comique. En un
mot, mon répertoire sera compose de cette foule de désordres
grands ou petits qui troublent la société générale. Je sais
bien qu’en fait de morale, on appellera cela du réchauffé :
mais, tant que les hommes se livreront à leurs passions
déréglées, on sera toujours en droit de leur représenter le
trouble et la confusion qu’elles causent dans la vie civile.
Allgemeine Erzählung
Je me trouvai dernièrement
dans une compagnie mêlée, où étoit un honnête
ecclésiastique qui prêche la Dominicale dans une des
paroisses les plus considérables de cette capitale. Il y
avoit là plusieurs aimables qu’on nommoit petits-maîtres
du tems de la guerre de la Fronde, que le
duc de Richelieu, dans ses mémoires, appele des roués,
lorsqu’un de ceux-ci, voulant le plaisanter & faire
rire la compagnie à ses dépens, le questionna ainsi :
Mon pere, lui dit-il, quel est l’endroit de la morale
chrétienne qui excita votre zèle dimanche dernier ?
Monsieur, dit le prédicateur, je prêchai sur
l’hypocrisie. Et quel est celui qui l’animera dimanche
prochain ? Je prêcherai sur l’avarice. Et morbleu, mon
révérend, reprit le roué, en élevant la voix : Paris est
rempli de tartufs & d’Arpagons ; c’est pour que leur
nombre n’augmente pas, dit le prédicateur, que nous
prêchons, pour maintenir la balance entre les vices
& les vertus, car, si une fois cet équilibre étoit
rompu, tout seroit perdu.
Portrait de Guillaume Fréderic.
Fremdportrait
On ne peut guere parler de ce
prince, qui occupe le premier trône du nord, sans remonter à
celui de qui il le tient. Frédéric, à qui on a donné avec
raison le sur-nom de Grand, est un prince des plus
remarquables de nos tems modérnes. Presque tous les
souverains, qui tiennent un rang considérable en Europe,
tirent leur élévation & leur puissance de leurs
prédécesseurs. Pour l’ordinaire, c’est à eux à qui ils
doivent ce qu’ils sont. Frédéric commença & finit
l’ouvrage de sa puissance ; & il cimenta si bien toutes
les pièces de son empire, qu’après sa mort, l’édifice resta
en entier. C’est un trait de cette vie que je ne sache pas
qu’aucuns faiseurs d’annales aient relevé ;
il est peut-être le seul dans l’histoire ancienne &
moderne, à qui on puisse attribuer cette gloire.
Frédéric est le seul prince de nos jours qui se soit
survécu à lui-même, en donnant à son empire le caractere
d’immutabilité. Il est triste pour nous, que nous n’ayons
point l’histoire de ce grand homme, du moins celle qui vient
de paroître, n’est guere que le roman politique de son
gouvernement. L’abbé Raynal l’a mieux dépeint dans deux
pages, qu’il ne l’est dans les quatre gros volumes d’un
faiseur de phrases, qui a voulu nous donner son portrait,
mais qui l’a manqué. Cet ouvrage a eu le sort de la plupart
des livres modernes, qui parlent beaucoup sans rien dire.
Depuis la mort de ce prince, tout a changé dans
l’administration politique de ce royaume. On ne trouve dans
Guillaume aucune des vertus de son prédécesseur. Sa
puissance n’a été d’aucun secours à ceux qui la lui ont
demandée. Il voulut rendre libre la république
d’Hollande ; mais au lieu de cela, il ne fit que lui donner
un maître. Sous prétexte de venir au secours des Liégeois,
ce prince n’a fait que les embarrasser. Il n’a pas été d’un
plus grand secours aux Bruxellois. Dans la grande révolution
qui a agité le nord de l’Europe, il a paru souhaiter la
guerre, qu’il n’a point faite, & a voulu Danzik, qu’il
n’a pas eu. Il menace maintenant la Russie de lui déclarer
la guerre, si elle persiste à vouloir faire sa paix avec le
Divan, sans lui permettre de signer au traité. C’est-à-dire
qu’il voudroit être l’arbitre du sort de l’empire d’orient
& d’occident ; mais il faudroit être pour cela Frédéric,
& non pas Guillaume Frédéric.
Exemplum
Alexandre n’eut pas plutôt
fermé les yeux, que le monde, dont il s’étoit rendu le
maître, fut divisé. Les capitaines qui lui avoient aidé
à en faire la conquête, se la partagerent, c’est-à-dire,
l’affoiblirent.
Exemplum
A la mort de César, Rome
tomba dans l’anarchie.
Exemplum
A peine Charlemagne fut-il
dans le tombeau, que ses fils sémerent par-tout le
trouble & la division.
Exemplum
Et, pour passer
tout-d’un-coup à nos tems modernes, le siecle de Louis
XIV finit avec son règne. Toutes les pieces de sa
monarchie, qui n’avoient point de base solide, se
renverserent les unes sur les autres, de manière qu’il
ne resta d’autre fondement de sa grandeur qu’un nom.
Ebene 3
L’Empire d’Occident. Suite des
grandes époques. Depuis qu’il n’y avoit plus d’empire, il
n’y avoit plus d’empereurs ; ceux qu’on apelloit ainsi, n’en
avoient guères que le nom ; cependant ce nom ne laissoit pas
que de faire beaucoup de bruit en Europe. Les Romains
s’oposoient toujours à leur plan d’agrandissement. Le
peuple, dans son abaissement, conservoit cette fierté
naturelle qui naît du gouvernement de l’empire, quoique ce
gouvernement ne subsiste plus. Cependant, Othon, surnommé le
Grand, se rendit maître de Rome ; mais, depuis la décadence
de l’empire Romain, Rome étoit si foible, qu’elle ne
méritoit pas de porter le nom de puissance. Cependant, outre
Othon le Grand, il y eut des Empereurs comme les Henry V,
les Frédéric, les Barberousse, qui méritent un
nom dans l’histoire de ce tems-là. Mais leur gloire ne
s’étendoit pas bien loin, parce que l’empire étoit trop
foible, et qu’il n’y a que les grandes puissances en état
d’acquérir une haute réputation dans l’univers. Sergius étant pape, eut
un fils de Marosie qu’il éleva publiquement dans son
palais ; mais il fut mis aux fers, & étouffé entre deux
matelats. Octavien Sporco fut élu Pape à l’âge de dix-huit
ans. Il n’étoit pas dans les ordres, quand sa famille le fit
pontif. Jean XII fut accusé dans l’église de S. Pierre, en
présence de tout le peuple, d’avoir joui de plusieurs
femmes, d’avoir fait évêque de Todi, un enfant de dix ans,
d’avoir fait crever les yeux à son parrain, d’avoir châtré
un cardinal, de ne pas croire en Jésus-Christ, & d’avoir
invoqué le diable. On accuse le Pape Leon VIII, de n’être ni
ecclésiastique ni chrétien. Jean XII fut assassiné entre les
bras d’une femme mariée, par les mains d’un mari qui
vengeoit sa honte. Benoit VI fit périr Jean XIV. Au milieu
de ces scandales, la papauté étoit à l’encan, ainsi que tous
les évêchés. Benoit VII, Jean XIX l’acheterent
publiquement l’un après l’autre, à prix d’argent, comme on
fait d’une charge. Après leur mort, on acheta encore les
suffrages pour un enfant de douze ans. C’étoit Benoit IX. Ce
fut sous son pontificat que les autres papes financerent la
chaire de S. Pierre. On vit alors trois papes à Rome
s’excommunier réciproquement ; mais, par une conciliation
cimentée par la débauche, ils s’accordoient à partager les
revenus de l’Eglise, &c. On ne finiroit point si on
vouloit rapporter tous les scandales que le Vatican donnoit
à l’univers. Les papes joignoient à cette vie malhonnête,
une tyrannie encore plus révoltante à l’égard des puissances
de l’Europe. Rome voulant toujours dominer, &
les Papes voulant être les dominateurs, on prit les armes.
Les sénateurs s’étant retranchés au Capitole, le Pape Lucius
les assiégea en personne. L’Empereur arrivant à Rome, il
étoit établi, par le cérémonial Romain, que l’Empeureur
devoit se prosterner devant le Pape, lui baiser les pieds,
lui tenir l’étrier, & conduire la haquenée blanche du
Saint Pere, par la bride, l’espace de neuf pas romains.
Barberousse se soumit, comme les autres Empereurs, à cette
cérémonie révoltante.
La France.
Au milieu des divisions qui agitoient l’Europe, la France devenoit un gouvernement féodal, c’est-à-dire foible, quoique la Provence ni le Dauphiné ne fissent pas encore partie de ce Royaume qui étoit assez grand ; Mais il s’en falloit beaucoup que le Roi le fût. Louis, le dernier descendant de Charlemagne, n’avoit, pour tout domaine, que la ville de Laon & de Soissons, et quelques autres terres qu’on lui contestoit. Chaque province avoit son Roi, sous le nom de Duc, et chaque Duc avoit usurpé sa souveraineté ; celui qui n’avoit usurpé qu’un château, rendoit hommage à celui qui n’avoit usurpé qu’une ville, et ainsi des autres, relativement à leur usurpation. La France, sans police, sans chef, sans ordre, sembloit devoir devenir la proie de l’étranger ; mais l’anarchie générale la garantit de l’invasion qui lui faisoit craindre la sienne. Une foule de petits tyrans gouvernoient l’état, et le gouvernoient mal, car la tyrannie est incompatible avec la bonne police. Ce qui prouve que l’état militaire (d’où déaffed <sic> toujours la force d’un gouvernement) étoit apoibli <sic>, c’est que l’armée ne fut plus composé que de cavalerie, qui, de tout tems, excepté celui des Romains, fut toujours une mauvaise troupe. Cette cavalerie passoit pour invulnérable à la guerre ; elle étoit armée de toutes pièces en fer, qui l’empêchoit de recevoir le coup de la mort au feu de la plus grande action, dans une bataille composée de quarante mille hommes ; il étoit difficile que quinze ou vingt restassent sur la place. Si, depuis ce tems-là, on avoit toujours fait la guerre de même, l’Europe auroit quinze ou vingt millions d’habitans qu’elle n’a pas. L’empire subsista pendant plus de cent cinquante ans dans cet état de langueur. Philippe I arrière-petit-fils du duc Capet, le tira un peu de cet état d’engourdissement,L’Angleterre.
Il s’en falloit de beaucoup, que les Anglois fussent aussi puissans qu’ils le sont devenus depuis. Ils passerent sous la domination de toutes les souverainetés qui voulurent les subjuguer. C’étoit des esclaves qui recevoient tous les jours de nouvelles chaînes, Les Saxons, les Danois, ainsi que Charlemagne, les mirent aux fers. Ils n’avoient pas la moindre idée de cette liberté, qui en a fait depuis une grande puissance. Un de leurs rois se distingua alors de tous ceux qui occupoient le trône. Alfred le Grand fit des établissemens qui subsistent encore. Tous les princes étoient si foibles dans ce tems-là, qu’on pouvoit appeller grands, ceux qui avoient de petites vertus. Cependant l’histoire a mis le nom d’Alfred au rang de ceux qui passent pour glorieux dans nos tems modernes. Ce royaume continua d’être foible long-tems après, puisque Guillaume, duc de Normandie, en fit la conquête. C’étoit un bâtard né d’une concubine, qui joignoit à beaucoup d’ambition, de grandes vertus. Il n’avoit aucun droit sur l’Angleterre, non plus que sur la Normandie, où sa naissance l’empêchoit d’hériter de la souveraineté de son pere le due <sic> Robert. Il gagna la premiere bataille qui lui mérita ce royaume. Guillaume sut conquérir. Il étouffa toute la révolte qui auroit pu le faire descendre d’un trône où il ne venoit que de monter. Il abolit toutes les loix du pays ; ce qui prouve qu’il étoit meilleur capitaine, que bon législateur. Presque toutes les loix tiennent au physique, autrement il n’aurait pas subsisté long-tems ; car c’est toujours du Ciel, que dépend le gouvernement des hommes. Il voulut encore que la langue normande devint celle des Anglois, ce qui étoit un second défaut de l’égislation <sic>. Comment peut-on suivre les loix, si on ne les entend pas ? Celle du couvre-feu, quoiqu’utile, ne fut pas moins gênante. Il falloit, au son de la cloche, éteindre le feu dans chaque maison, à huit heures du soir, ce qui, dans l’hiver, exposoit le peuple à toute la rigueur du froid. Etats du Nord. La Russie, au onzieme siècle, ne tenoit aucune place dans l’histoire politique. Elle étoit moins connue à l’Europe que les Indes Orientales. Elle avoit embrassé le christianisme à la fin du dix-huitieme siècle : mais il s’en faut beaucoup, qu’elle fût très-chrétienne. Elle ne prit de cette religion, que la superstition. La Pologne reconnut aussi l’Evangile ; mais elle fut plus barbare que chrétienne. Elle continua de mêler les cérémonies payennes au rite chrétien, jusqu’au troisieme siècle. La Suède, après avoir adoré le vrai Dieu, redevint idolâtre. Quoique l’empire fût grand, sa population étoit petite : cela venoit sans doute de l’émigration de ses habitans, qui, étant nés dans un mauvais pays, allerent vivre & mourir dans un meilleur. Retirée dans un coin de l’univers sans art, sans commerce, elle n’eut aucune part aux grands événemens : peut-être n’en fut-elle que plus heureuse ; du moins la politique a toujours causé les malheurs du monde. On peut dire le même de la Pologne, qui fut aussi barbare & chrétienne tout à-la-fois : c’est que la morale n’avoit pas encore interprêté les loix rigides de l’Evangile. Les Papes. Peut-être que, pour l’honneur du monde chrétien, il eût fallu effacer des annales chrétiennes, l’histoire des Papes. S’il y en eut qui édifierent l’église, on en compte beaucoup d’autres qui la scandaliserent. Plusieurs bâtards & bâtardes de prêtres, s’assirent sur la chaire de S. Pierre, où ils firent des choses indignes de ce grand Saint.Allgemeine Erzählung
Etienne VII fils de prêtre, l’ennemi de
Formose, conserva pour lui la haine jusqu’au-delà du
tombeau. Après sa mort, il fit déterrer son corps qui
étoit embaumé ; & l’ayant revêtu des
habits pontificaux, il le fit paroître devant un concile
assemblé pour le juger. On donna au mort un avocat pour
le défendre, mais qui le défendit mal. On lui fit son
procès dans les formes, quoiqu’il lui manquât la
meilleure de toutes les formes, celle de n’être pas en
vie. Le cadavre fut déclaré coupable du crime dont on
voulut l’accuser. Le bourreau lui trancha la tête, on
lui coupa trois doigts, & on le jetta dans le Tibre.
Son accusateur ne jouit pas long-tems de son triomphe.
Les amis de Formose le chargerent de fers, &
l’étranglerent en prison.
Fremdportrait
Grégoire VII
conçut le dessein d’ôter à tous les collateurs
séculiers, le droit d’investir les ecclésiastiques :
c’étoit mettre l’église aux prises avec tous les rois,
ce qu’il fit d’abord contre Philippe I, roi de France.
Il s’agissoit de quelques princes Italiens, que les
François avoient rançonnés. Ce pape écrit une lettre
circulaire aux évêques de France : votre roi, leur
dit-il, est moins roi que tyran : il passe sa vie dans
l’infamie & dans le crime ; & finit par le
menacer de l’excommunier. Tandis que l’empereur Henri
est occupé dans une guerre civile contre les Saxons, ce
même pape lui envoie des légats pour lui ordonner de
venir répondre aux accusations intentées contre lui,
pour avoir donné l’investiture des bénéfices, & en
cas de refus, le déclare excommunié. Il
établit un concile à Rome, dans lequel il s’exprima
ainsi, contre Henri IV : « De la part du Dieu
tout-puissant, & par notre autorité, je défends à
Henri, fils de notre empereur Henri, de gouverner le
royaume Teutonique & l’Italie ; j’absous tous les
chrétiens du serment qu’il lui ont fait ou feront, &
je défends que qui que ce soit se serve jamais comme
roi ». Ses lettres sont aussi hautaines : il redit
plusieurs fois dans celles-ci, que les évêques sont
au-dessus des rois, & faits pour les juger. Grégoire
VII fait subir à Henri IV une pénitence semblable,
à-peu-près, à celle de Louis le débonnaire. Le même pape Grégoire écrivit dans
plusieurs lettres que son devoir étoit d’abaisser les
rois. Il excommunia l’empereur Henri IV, & lui ôta
le trône. Je lui ôte la couronne, dit-il, & je donne
le royaume Teutonique à Rodolphe, &, pour persuader
à l’univers qu’il donnoit des empires, il lui fit
présent d’une couronne d’or. Il ordonna à ses légats en
France, d’exiger en tribut un denier en argent, par an,
pour chaque maison, & exigea le même tribut en
Angleterre. Il écrivit au roi de Hongrie,
Salomon, « vous pouvez apprendre des anciens de votre
pays, que le royaume de Hongrie appartient à l’église
Romaine ».
Exemplum
Ce malheureux prince,
étant allé demander au pape son absolution, se
présente à la porte de la forteresse où ce pape
étoit enfermé avec la comtesse Mathilde. On l’arrête
dans la seconde enceinte, on le dépouille de ses
habits, on le revêt de cilices, il reste pied nud
dans la cour au mois de janvier, on le fait jeûner
trois jours, sans l’admettre à baiser les pieds du
Pape.
Fremdportrait
Le Pape
Adrien prétendit que l’empire étoit un fief de l’église.
Adrien IV répondit au roi d’Angleterre, Henri II, « vous
savez que l’Irlande, & toutes les îles qui ont reçu
la foi, appartiennent à l’Eglise de Rome ; or, si vous
voulez entrer dans cette île, pour faire payer le denier
de S. Pierre, nous vous l’accordons avec plaisir ».