Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Discours III.

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Niveau 1

No III.
Discours III.

Niveau 2

Rêve de l’auteur à l’occasion de la caisse d’escompte.

Récit général

Mercredi dernier, dans la matinée, en traversant le jardin du palais-royal, où ceux qui le fréquentent sont dans une espèce de guerre civile concernant les effets royaux, je donnai dans un parti d’agens-de-change retranché devant la porte du café du Caveau, qui escaramouchoit sur l’agiotage, en attendant l’action générale de la Bourse. Je leur entendis prononcer, en passant, le nom d’actions des Indes, de borderaux, de quittances, caisse d’escompte, demi caisse, assignats, papiers-monnoie et autres. Ces noms, qui m’étoient étrangers, me trottèrent dans la tête toute la journée. Ordinairement on rêve, dans la nuit, à ce dont on a été le plus occupé pendant le jour.

Niveau 3

Rêve

Quoiqu’il en soit, je ne fus pas plutôt dans les bras du sommeil, qu’il me sembla que j’étois transporté dans une grande plaine, où toute la France étoit répandue. Comme le tableau étoit mouvant, & que chaque periode de la monarchie, depuis son établissement, passoit devant moi, je vis sa puissance mourir deux fois, renaître de même, languir pendant plusieurs siècles, & enfin prenant avec le tems de nouvelles forces, devenir formidable à l’Europe. Pendant que je faisois ces réflexions sur différentes vicissitudes qu’avoit éprouvées ce royaume, avant de s’élever à la grandeur, il se fit une seconde révolution dans la plaine. Le génie, qui avoit autrefois éclairé les Grecs & les Romains, dissipa les ténèbres qui avoient retenu jusques-là le peuple françois dans l’ignorance. Les arts se formèrent ; les sciences fleurirent ; une nouvelle philosophie jetta les fondemens des connoissances les plus abstraites. Mais malheureusement le gouvernement s’étoit adonné aux armes ; & comme il arrive toujours qu’un état s’affoiblit, à mesure que sa puissance militaire se fortifie, ce Royaume avoit dégénéré dans la proportion rélative de ses victoires, de manière qu’il ne lui restoit que le portrait du monarque qui s’étoit donné en spectacle à l’Europe par une longue suite de batailles. Au bas de ce portrait, on lisoit ces mots : louis-le-grand. Il étoit porté par une noblesse innombrable, accompagnée d’une foule de courtisans qui crioient de toutes leurs forces, à differentes reprises : vive le Roi. vive le roi. Le visage de ce prince me frappa. Je n’ai jamais vu, (même en songe) de phisionomie plus caractérisée. La majesté, la grandeur & l’élévation y étoient peintes. Comme je regardois ses traits avec admiration, un vieillard (I1) d’environ quatre-vingt dix <sic> ans, s’étant apperçu de mon étonnement, me dit à l’oreille, vous eussiez été bien plus étonné, si vous l’aviez vu comme moi lors de son vivant : c’étoit le prince le plus grand, le plus magnifique qui ait jamais occupé le trône. Il aimoit la gloire & les belles actions, il régnoit sur de vastes états, & avoit sous sa domination plusieurs têtes couronnées : en un mot, c’étoit le roi des rois. Cela est bon, lui dis-je, mais étoit-il le roi des hommes ? A cette demande, le vieillard fit le plongeon, & se retira sans répondre à l’interrogatoire. Le portrait de Louis XIV s’étant enfoncé, il parut à sa place celui de Louis XV, qui, sans être aussi majestueux, ne laissoit pas que d’avoir de la majesté. Sa phisionomie étoit agréable ; il avoit dans les traits ce je ne sais quoi, qui annonce le bon prince, & ce qui est bien au-dessus, le roi honnête homme. Comme son prédécesseur avoit épuisé les finances du royaume pour acquérir une gloire qui avoit plus d’éclat que de solidité, j’étois embarrassé de savoir comment ce nouveau monarque les rétabliroit. Je réfléchissois là-dessus, lorsque j’apperçus, dans l’enfoncement du tableau, un vieillard au tein <sic> fleuri qui ramassoit les écus qui restoient à la France, & les renfermoit dans un coffre dont il gardoit soigneusement la clef. A peine eut-il rempli le trésor royal, que l’abondance régna dans le royaume, l’industrie, les ars, le commerce fleurirent, de manière que la monarchie se trouva tout-d’un-coup riche & opulente.

Dialogue

Je demandai, dans cet endroit, à un second spectateur qui étoit à deux pas de moi, à peu près de l’age de celui à qui je venois de parler, qui étoit ce vieillard qui s’intéressoit ainsi à la prospérité du royaume ? C’est, me dit-il un ecclésiastique, membre du sacré collége, qui, sans avoir le génie que les politiques donnent aux grands ministres pour gouverner un royaume, en a toutes les qualites ; il est économe par tempéramment, désintéressé par caractère, & pacifique par réflexion ; d’ailleurs méprisant les honneurs, les richesses & les distinctions attachées à son rang ; en un mot, ajouta-t-il, c’est le premier homme d’état qui ait fait mentir le proverbe qui dit, qu’il est impossible qu’un ministre soit honnête homme. En qualité de Français, j’avois un plaisir extrême de voir ma patrie florissante, & renaître de ses propres cendres. Ne vous pressez pas, me dit mon homme, en voyant ma satisfaction, la France n’est pas faite pour jouir long-tems de sa fortune ; plusieurs causes politiques & morales l’empêchent d’avoir un état fixe. La monarchie est trop étendue, le roi est trop puissant, les ministres sont trop despotes, les Français sont trop inconstans pour rester long-tems dans le même état de grandeur. En effet, dans peu, la décoration changea. Le cabinet de Versailles s’étant engagé dans une guerre du Nord, qui lui coûta douze cents millions & trois cents mille hommes. La France retomba dans sa première foiblesse. Ce que je venois de voir, & ce que je voyois, me fit faire des réflexions sur ces deux règnes, qui avoient duré plus de cent cinquante ans. Je ne savois quelle place leur donner dans l’histoire. Cette idée mettoit mon esprit en défaut, lorsque mon homme me dit : Je sais ce qui vous occupe ; je vais vous tirer d’embarras. Sachez donc que, malgré les longues vicissitudes qui ont affligé ces deux règnes, la mémoire de ces deux rois eût été gravée à jamais au temple de mémoire, si le premier fût mort vingt ans plutôt, & si le second n’eût règné trente-six ans de trop. Il falloit que Louis XIV mourût à la suite de ses grandes victoires, après avoir placé son petit-fils sur le trône d’Espagne, & que Louis XV finît son règne lors de la maladie qu’il eut à Metz. Cependant le portrait de Louis XV s’enfonça, & il parut à sa place celui de Louis XVI. Après l’avoir considéré quelques momens avec attention ; il faut avouer, dis-je à mon homme, que ce prince a l’air bien bon. Cela est vrai, me répondit-il, & même trop. La bonté est une vertu relative qui tient au caractère de la personne qui la met en usage. Les qualités des souverains ne doivent pas ressembler à celles des hommes ordinaires. Ce qui est une vertu pour un particulier est souvent un vice pour un roi. Louis le débonnaire étoit certainement un bon prince, puisque l’histoire lui en a conservé le nom. Cependant il déshonora son règne par des actes de bonté qui flétrirent son trône. Il fit tout ce qu’on voulut, ce qui dégrada la France au point de la rendre méprisable aux yeux de toute l’Europe : ce qui a fait dire à quelques politiques, qu’il vaut mieux qu’un roi se fasse craindre, que de se faire aimer. La crainte maintient l’ordre & la subordination, qui est l’ame du gouvernement monarchique. Philippe II, Cromwel, Charles XII, Pierre-le-Grand, Frédéric sont autant de preuves de cette vérité. Il en est des rois comme des femmes qu’on aime, qui, lorsqu’elles accordent trop facilement leurs faveurs, on passe avec elles de l’amour au mépris. Le souverain qui ne sait pas que ses sujets doivent jouir de ses refus, & ses courtisans de ses graces, ne mérite pas de régner.

Exemple

Brutus disoit que tout homme qui n’a pas appris à refuser, a été mal élevé. Cette pensée convient mieux à un prince qu’à un particulier.
Un roi peut abdiquer sa couronne ; mais il ne doit jamais permettre qu’on la lui ôte : ou ce qui est le même, qu’on la dépouille de ses prérogatives. Le premier est ordinairement un effet de sa force, le second est toujours une suite de sa foiblesse. Si son peuple se révolte, il doit prendre acte de sa rébellion & mourir sur son trône avant qu’on l’en fasse descendre, ou qu’on le mette au rang d’un illustre particulier : voilà la loi & les prophètes de l’homme roi ; il n’en faut point chercher d’autres, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Voici d’autres réfléxions. Sous le prince débonnaire, chacun profite de ses bontés, ou, pour mieux dire, de sa pusillanimité. S’il est marié, la reine gouverne l’état. Ses favoris disposent de toutes les places, vendent toutes les charges & tous les emplois ; les ministres deviennent despotes ; les grands s’emparent des richesses ; les militaires sans talens, obtiennent de grandes pensions, pour des services qu’ils n’ont pas rendus ; des avanturiers sortis du néant, se font jour à l’administration des finances, sans être financiers ; les abus se perpétuent ; les fortunes particulières se multiplient ; le peuple est foulé ; la veuve & l’orphelin manquent de pain, & les dernières classes tombent dans une misère affreuse ; les impôts augmentent ; les taxes deviennent plus pesantes, & tous les sujets gémissent dans l’indigence & la pauvreté. Voici un autre grand mal. C’est toujours dans les tems de foiblesse du prince, qu’on obtient de lui la permission de nouveaux systêmes à papier ; qu’on établit des banques à argent, sources inépuisables de vols & de monopoles publics. Dans cet endroit, une nouvelle décoration changea la peine de la France ; elle devint une grande salle où l’on remarquoit, au milieu, une pyramide d’où sortoit de tous côtés des morceaux de papier qui portoient les noms de ceux que j’avois entendu prononcer à la porte du caffé du Caveau. La pyramide fut aussi-tôt environnée d’une foule d’hommes qui les achetoient, mais qui ne les avoient pas plutôt à leur disposition, qu’ils cherchoient à les vendre à d’autres, de manière qu’ils circuloient avec une rapidité étonnante. Comme tout ce que je voyois m’étoit étranger, je m’adressai de nouveau à mon homme : Monsieur, lui dis-je, je vous prie de m’expliquer ce qui se passe autour de cette pyramide. J’ai beau la regarder et mettre mon esprit à la torture pour la découvrir, je ne le devinerois pas en cent mille ans. Je le veux bien, me répondit-il, d’autant mieux que je vous épargnerai bien des questions. La plupart des gens que vous voyez-là, si empressés à faire l’acquisition de ce papier, sont des actionnaires, ainsi nommés, parce qu’ils négocient en actions. Il y a donc à gagner à ce métier-là, lui dis-je ? S’il y a à gagner, grands dieux ! S’il y a à gagner ! c’est un Pérou ; les mines du Mexique ne rendent pas tant au roi d’Espagne. Je connois beaucoup de ces agioteurs qui n’avoient pas de souliers il y a sept ans, et qui ont aujourd’hui un superbe carrosse. Monsieur, repris-je, ces actionnaires sont-ils d’honnêtes gens ? Comme çà, me dit-il, il y a marchandise mêlée ; mais le mauvais l’emporte sur le bon. Vous comprenez bien que lorsque dans une capitale on trouve une manière malhonnête de faire fortune, tous les malhonnêtes gens du royaume s’y rendent pour en profiter. Je pourrois vous faire voir d’ici de grands fripons cachés derrière de gros porte-feûilles. Mais, ajoutai-je, les profits de ces agioteurs sont-ils aussi sûrs que considérables ? A cela me répondit-il, il y a quelque chose à dire. Ceux qui veulent faire fortune sur les effets royaux, prennent pour devise, audaces fortuna juvat ; mais la devise n’est pas toujours vraie. Il y en a plusieurs qui, à force de se livrer à l’agiot, n’ont plus un écu pour agioter. Permettez que je vous fasse encore cette question. Qu’est-ce qui vaut mieux, l’argent ou les actions ? Les actions, me répondit-il ; en voici la raison. Mille écus, en écus, ne sont jamais que mille écus ; au lieu que mille en actions peuvent faire mille et trente écus, mille et cinquante écus, mille cinq cents écus ; enfin mille écus peuvent faire deux mille écus ; c’est ce qu’on appele, en termes d’agiot, la doublure de l’habit des effets royaux : vice versa. Il peut arriver que la doublure gâte l’habit, au point qu’il ne vaille rien, ou presque rien. De-là vient que j’ai vu des gens qui, après un long agiotage, en ont été très-mal habillés. Si je ne craignois de vous importuner, je vous demanderois quels sont les gens qui entourent la pyramide, qui se démènent plus que les autres pour avoir des actions, qui sont environ au nombre de soixante ? Ces hommes, me dit-il, sont des agens de change, ou pour mieux dire des lévriers de change ; car ils courent dans les rues comme des chiens qui portent ce nom. Ils en ont acheté le privilège du gouvernement au dénier mille. Quels sont ces autres, au nombre de trente ou environ, qui sont colés au dos de ces premiers, ce qui ne les quittent pas ? Ce sont, parlant par respect, des bêtes qu’on appele courtiers de change, et qui, n’ayant pas les moyens d’être de gros chiens, sont devenus de petits dogues, qui donnent, par-ci par-là, quelques coups de dents aux actionnaires. Il est, sans doute, nécessaire que ces agens de change, ou ces courtiers, aient de bonnes têtes ? Point du tout, il ne leur faut que de bonnes jambes. Comme le capital de leur revenu est dans leurs pieds, il leur suffit de n’avoir pas la goute pour faire fortune. Les agens sont en cabriolet, et les courtiers à pied. Si l’infanterie ne fait pas autant d’affaires que la cavalerie, c’est qu’elle ne peut pas se transporter si vite dans les différens comptoirs de Paris. Dans le tems qu’il me faisoit ces explications, la décoration changea, la scène devint horrible, et elle m’effraya. Il entra dans la salle une foule de spectres épouvantables, armés de haches, de bâtons, de sabres, de baïonetes. Au milieu de celles-ci, il y avoit sept hommes qui portoient de longues piques, au bout desquelles on voyoit autant de têtes nouvellement séparées de leurs bustes d’où découloit encore le sang. J’en remarquai même un qui avoit dans ses mains des entrailles qui paroissoient être arrachées d’un corps humain. Ils firent plusieurs tours dans la salle, en poussant des cris horribles, au milieu desquels on entendoit confusément le mot de liberté. Tout étoit dans le trouble et la confusion, lorsqu’il partit un homme qui rétablit un peu le calme. Il falloit que cet homme fût un grand magicien, ou un grand arithméticien ; du moins il portoit un barême à la main, et sembloit possédé du démon du calcul. A son apparition, les hurlemens se changèrent en cris de joie. Je consens, dis-je à mon homme, de ne plus vous faire de questions, si vous voulez répondre à celle-ci. Quel est cet être qui vient produire les grands changemens que nous venons de voir ? C’est, me dit-il, un homme à prodiges, on pourroit même dire à miracles ; car, le vénérable Paris, qui guerissoit des convulsions, ou qui en donnoit, n’auroit jamais pu rendre la France aussi convulsive qu’elle l’est. Il eut le talent de persuader à l’état qu’il trouveroit de l’argent pour payer les dettes de l’état. Vous pouvez bien penser qu’il n’en fit rien ; mais la France fit plus pour lui, qu’elle n’avoit fait pour aucun de ses favoris, je veux dire, de le croire. C’est bon, lui dis-je ; mais que vient-il faire au milieu de cette troupe tumultueuse ? Il vient faire, ajouta-t-il, quelques tours de gibecière numéraire ; car c’est le plus grand joueur de gobelets en finances qu’il y ait jamais eu ; il escamote un fonds public avec une adresse admirable.
L’homme aux prodiges ayant fait signe de la main qu’il vouloit parler, chacun se tut. François, leur dit-il, je sais que des gens malintentionnés cherchent à décrier les effets royaux, en diminuant le prix que je leur ai donné ; mais je vais sur-le-champ rétablir leur crédit. Et que pensez-vous que je vais faire pour cela ? Vous allez vous imaginer peut-être que je vais y ajouter une valeur numéraire ? Point du tout. Telle est la vertu de mon art, qu’il me suffira de souffler sur les effets royaux pour rétablir leur prix. On lui en apporta sur-le-champ pour douze cents millions ; mais pour cette fois-ci son art le trompa. Il souffla dessus ; mais plus il souffla, et moins la baisse diminua. Alors des traits railleurs & des éclats de rire succédèrent aux applaudissemens. Dans cet endroit, un aristocrate qui étoit derrière moi, lâcha dans les airs un si furieux coup de sifflet, que je m’éveillai en sursaut, & ne pus me rendormir du reste de la nuit.

Niveau 3

Portrait de Cathérine II, de Russie

Hétéroportrait

On peut regarder Pierre I, surnommé le Grand, comme le fondateur de la Russie ; car on peut appeler de ce nom un gouvernement qui, après avoir passé deux mille ans derrière la scène de l’univers, paroit tout d’un coup pour la première fois avec éclat sur le théâtre du monde politique. Et il est admirable de voir un prince faire lui seul, ce qu’une longue suite de souverains Moscovites n’avoient pas fait. En parcourant l’histoire de son règne, on trouve un plan de réforme de puissance & d’élévation, dont il n’y a aucun exemple dans la régénération, chez aucune nation de l’Europe, depuis les Romains. Pierre II, prince sans génie, sans mœurs, sans caractère, alloit renverser ce vaste édifice à peine élevé, lorsqu’il fut précipité dans le tombeau dans un âge prématuré. On a beaucoup parlé de sa mort ; sa renommée, qui n’est pas toujours juste, l’attribue au fer ou au poison, sans autre raison peut-être que celui-là commet le crime à qui le crime est utile. On a placé de tout tems ces sortes de délits à côté du trône ; mais on a souvent mieux aimé les ensevelir dans l’oubli, que d’éclairer de près la conduite de ceux qui en sont soupçonnés, dans la crainte de confondre de grandes vertus avec les plus grands crimes. Quoiqu’il en soit, Cathérine ne fut pas plutôt sur le trône, qu’elle reçut les vœux de toute la nation ; les premiers corps politiques lui rendirent l’hommage comme à leur souveraine ; elle fut reconnue impératrice par acclamation, qui est l’election la plus légitime. Heureuse si connoissant tout le prix de sa nouvelle grandeur, elle avoit borné son ambition à régner sur le plus vaste empire du monde ; il sembloit que la fortune l’avoit placé sur le trône pour la donner en spectacle à l’univers. Que ne pouvoit-elle pas faire pour un peuple qui, malgré sa nouvelle civilisation, tenoit encore à la barbarie dont il venoit de sortir ? Car il n’est pas donné à un premier législateur de changer les mœurs & encore moins le caractère d’une nation qui, étant séparée des autres par des deserts immenses, tient à des coutumes & à des usages qui ne peuvent la mettre au niveau des policées, que par une longue suite des lois & de réglemens. Peut-être que le trait de sagesse le plus consommé de la part de cette princesse, eût été de fermer la porte de son empire, comme les premiers Czars l’avoient fait pendant plus de deux mille ans : séparation qui avoit sauvé la Russie de cette foule de vicissitudes où avoient été exposé les autres gouvernemens de notre monde. Qu’on parcoure les annales du globe, depuis l’établissement des sociétés politiques, on trouvera que c’est au mêlange des peuples de différens continens, qu’on doit tous les malheurs qui ont inondé la terre.

Exemple

Platon, dans sa république idéale, qui est le modèle du parfait gouvernement, ordonna expressément la séparation avec les étrangers.

Exemple

Les Grecs, du tems de leur grandeur, ne se furent pas plutôt mêlés avec les autres peuples, qu’ils dégénérèrent.

Exemple

Rome eut le même sort ; elle eut à peine étendu les bras hors de l’Italie, qu’elle fut corrompue.

Exemple

Si la Chine de nos jours conserve ses mœurs & ses manières, c’est-à-dire, sa puissance ; c’est qu’elle s’est concentrée en elle-même. Sa grande muraille, qui subsiste encore, est une preuve convaincante que sa séparation d’avec les autres peuples a été un des premiers principes de sa constitution.

Exemple

Au Japon, il est défendu, sous peine de la vie, d’avoir aucune communication avec les étrangers.
C’est par-là que ces peuples que nous appelons barbares, vivent en paix depuis une longue suite de générations, sans connoître cette politique compliquée, qui fait le malheur de l’Europe. Mais Catherine se gouverna par une maxime contraire. Elle communiqua avec toutes les nations ; mêla ses intérêts avec tous les gouvernemens de la république générale. Son cabinet devint le centre de toutes les négociations. Il n’y eut point de guerre, il ne se fit aucune paix où elle ne prit part. Elle porta d’abord ses regards sur l’empire ottoman, dans la vue de joindre une partie de ses états aux siens ; elle qui régnoit sur une domination qui avoit deux mille lieues d’étendue, ce dont les frontières confinoient à celles de la Chine ; elle qui, au lieu de faire des conquêtes au loin, avoit vingt nations à conquérir dans son empire qu’elle ne connoissoit pas, & dont elle ignoroit jusqu’au nom. Tout le monde connoit sa première guerre avec le Turc. A quoi aboutit-elle ? Le voici : à la ruine de ses finances ; à la destruction de ses sujets ; c’est-à-dire, à la diminution de sa puissance. On vient de le voir, la même cause doit produire le même effet dans la dernière. Plusieurs armées se sont fondues ; des milliers de Russes ont été précipités dans le tombeau ; le trésor de Pétesbourg <sic> s’est épuisé pour envahir des pays qui, à la paix, doivent retourner à leur premier maître ; car voilà le fruit de ces victoires que les papiers publics annoncent avec tant d’emphase aux cours de l’Europe. Mais si Catherine s’est livrée à cette politique qui, par une fatalité attachée à nos tems modernes, est celle de toutes les puissances, en prenant le sceptre, elle se chargea du soin de l’empire. Devenue impératrice, elle ne se laissa point conduire par ses hommes d’état qui font la loi à leur maître. Ses ministres ne furent que ses premiers commis, & ses généraux ses premiers agens militaires : c’est à leur mérite, & non pas à leur faveur, qu’ils durent leurs places. Catherine distingua en eux leurs qualités brillantes, de leurs vertus solides. Aucun de ses sujets, aucun étranger ne rendit de service à l’état, qui ne fut récompensé. Les ordres, les cordons, les bijoux, le numéraire furent employés tour-à-tour. Elle se montra par-tout généreuse sans être prodigue, ce qui, dans l’art de donner, est la vertu suprême. Pierre I n’avoit fait de réglement que pour établir l’ordre parmi les Russes. Catherine fit plus ; elle chercha à les rendre libres ; elle voulut qu’on ouvrit Montesquieu pour y trouver des loix propres à éteindre la servitude ; & elle y auroit réussi, s’il étoit possible que, dans un royaume immense, il pût y avoir d’autre systême de gouvernement, que celui qui tire sa source du despotisme.

Politique.

Niveau 3

Mélanges historiques.

Metatextualité

Pour se former une juste idée du monde moderne, il faut connoître l’ancien. Les faiseurs d’annales du jour se mettent au courant des affaires du tems, sans trop s’embarrasser de celles du passé ; ce qui remplit la société de demi politiques, qui ne connoissent que la moitié de l’histoire de l’Europe. Ce n’est point le hasard qui préside aux événemens de ce monde, comme tant de gens le croient. La fortune n’est qu’un nom : cette divinité aveugle, à laquelle on a dressé de tout tems des autels, n’existe que dans l’opinion des hommes. Tout est lié par cet enchainement de causes secondes qui tiennent à un premier principe. Si un philosophe moderne rapprochoit les âges, & qu’il remontât à l’origine des tems, il verroit, par cette annalise, que les révolutions qui se passent aujourd’hui au milieu de nous, tirent leur source de celles qui se passerent il y a deux mille ans. Pour instruire les lecteurs des grands changemens survenus sur notre globe, & leur épargner la peine de lire les longs détails qui ne servent qu’à faire des livres, je réduirai l’Histoire universelle du monde politique en époques, dont la derniere donnera du jour aux affaires du tems. En tout, il faut commencer par le commencement, & finir par la fin.

Etat de l’Europe.

De tous les siecles qui ont étonné l’univers, celui où nous vivons est le plus étonnant. L’histoire universelle ne dit point qu’aucun période du monde, depuis la création, ait éprouvé tant de révolutions. Le ciel s’est mêlé des affaires de la terre, des tremblemens affreux ont ébranlé la partie du globe que nous habitons. Des gouffres se sont ouverts, qui ont enseveli des villes entieres avec leurs habitans. La peste, ce fléau du genre humain, a dépeuplé des continens entiers. La politique a fait encore plus de mal à notre monde que les phénomenes. L’ambition des rois a désolé les hommes ; leur tyrannie a pris la place de toutes les vertus des anciens. Quatorze cents mille soldats, au service des puissances, ont allumé par-tout le feu de la guerre. Dans deux siecles, il s’est donné cent batailles rangées, & plus de deux cents combats particuliers. Colomb, par la découverte du nouveau monde, a achevé de jetter le trouble & la confusion dans l’ancien. La soif des richesses, en irritant tout les désirs, a fomenté toutes les passions, on s’est battu jusques à la fureur pour avoir de l’or & de l’argent, ces métaux inutiles par eux-mêmes, & qui ne sont des richesses, que parce qu’on les a choisis pour en être les signes. Une maladie nouvelle, inconnue à nos pères, a affligé la nature humaine ; elle a dégarni l’Europe du cinquieme de ses habitans. La culture des terres du nouveau monde, qu’on regardoit comme un grand bien, est devenue un grand mal, la plante du sucre a dépeuplé l’Afrique, sans donner des habitans à l’Amérique. Des guerres affreuses, pour soumettre les sauvages à la servitude européenne, en ont fait disparoître tous les habitans. Cent millions d’individus ont été précipités dans le tombeau sans laisser aucune postérité après eux. Il est triste qu’on puisse reprocher à un homme d’avoir fait tant de mal aux hommes.

Rome payenne.

La république romaine est un des plus beaux monumens qui soit jamais sorti de la main des hommes. Sa naissance, sa fondation, ses victoires, ses vertus, & jusques à ses vices, tout y porte l’empreinte du grand ; son gouvernement est une leçon pour tous les peuples de l’univers ; mais il est rare que les hommes profitent des grands exemples. Rome fut d’abord monarchique ; mais les Romains s’apperçurent bientôt que le gouvernement d’un roi ne peut jamais faire un grand peuple. Il suffit qu’un homme seul gouverne, pour que tous ceux qui lui obéissent, soient des esclaves. Rome, ayant chassé ses rois, établit des consuls annuels. Rien n’établit plus la puissance chez un peuple libre, que la briéveté du commandement de ceux à qui on accorde l’autorité souveraine ; c’est qu’outre la briéveté du tems, on ne donne pas le loisir à ceux qui la possedent de se corrompre ; c’est que chacun espère d’avoir part au gouvernement, chose qui suffit pour exciter l’émulation. Mais ce qui entretenoit le zele de ces rois annuels, c’est qu’ils ne pouvaient obtenir la couronne que par une conquête ou une victoire. Les armées, commandées par de tels chefs, faisoient la guerre avec une impétuosité extrême ; on alloit droit à l’ennemi, & la force décidoit d’abord du combat, au lieu que, dans nos tems modernes, c’est presque toujours de l’habileté du chef que dépend le sort de la guerre ; ce qui rend une armée plus rusée que brave. Les armées romaines n’étant point mercénaires, les premiers Romains se battoient pour la gloire, & non pour de l’argent, ce qui les rendoit la meilleure troupe du monde. Ces peuples, étant toujours en guerre, durent acquérir une connoissance profonde de l’art militaire. Pour apprendre à bien combattre, il faut toujours avoir les armes à la main ; aussi les avoient-ils, ce qui les rendit supérieurs à tous leurs ennemis. De-là vient que les Romains ne firent jamais la paix qu’en vainqueurs, au lieu que, dans nos tems modernes, on ne la fait jamais sans être forcé à la faire, ce qui diminue cette ardeur militaire qui naît de la victoire. On sait les autres réglemens que ce grand peuple fit pour acquérir la supériorité sur tous les autres peuples du monde.

Des premiers Empereurs.

César finit la république & commença l’empire. « Cet homme prodigieux, dit un auteur moderne, avoit tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu’il eût beaucoup des vices, qu’il eût été bien difficile que, quelqu’armée qu’il eût commandée, il n’eût été vainqueur, & qu’en quelque république qu’il fût venu au monde, il n’eût gouverné ; c’est-à-dire, qu’il étoit empereur né ». Il est impossible de faire un plus grand éloge d’un particulier. Auguste qui régna après César, donna la paix à la terre, pour laisser le tems à ce peuple prodigieux, de respirer après tant de victoires. Il fit mieux, il éclaira le monde, en protégeant les arts & les sçiences qui, depuis Alexandre, étoient rentrés dans le néant d’où ce prince conquérant les avoit fait sortir. C’est sous ce règne, que le Sauveur du monde prit la forme humaine, pour expier sur la croix les péchés des hommes ; événement le plus remarquable des annales du monde ; mais qui ne fut pas assez remarqué, parce que toutes les nations de la terre, livrées à l’idolatrie, ne connoissoient pas le vrai Dieu. Selon l’esprit de ce tems-là, Jupiter seul gouvernoit le monde, & le gouvernoit mal. La religion du Messie donna une nouvelle tournure aux affaires de la politique & de la morale. L’Europe qui, pendant tant de siècles, avait été appelée le monde payen, prit le nom de monde chrétien. De tout tems, le culte a influé sur le gouvernement.

De Pépin.

Ce Prince fut le premier qui donna un domaine à l’Evêque de Rome. C’étoit s’opposer ouvertement à l’évangile. L’Eglise qui a son royaume dans le ciel, ne doit point avoir d’empire sur la terre. Aussi, dès que la pauvreté que S. Pierre avoit ordonnée, ne fut plus une vertu, l’ambition de ceux qui n’en devoient point avoir, n’eut plus de bornes. Le clergé ayant joint la puissance temporelle à la spirituelle, s’éleva souvent au niveau du trône des Rois. Nous allons voir tout-à-l’heure l’abus que les chefs de l’Eglise firent de cette usurpation.

Charlemagne.

Charlemagne fut le plus grand prince, & ce qui est bien au-dessus, le plus grand homme dont l’histoire ait jamais fait mention. « Tout fut uni par la force de son génie. L’empire se maintint par la grandeur du chef ; l’empereur étoit grand, l’homme l’étoit davantage. Il créa d’admirables réglemens ; il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se repandit sur toutes les parties de son empire. On voit dans les loix de ce prince, un esprit de prévoyance qui comprend tout, & une certaine force qui entraîne tout ». Mais comme il faut toujours que la foiblesse humaine s’échappe par quelqu’endroit, il fit la guerre aux Saxons pendant trente ans, pour les convertir à la foi. Il les extermina, portant l’épée d’une main, & l’Evangile de l’autre. C’étoit verser le sang des humains devant le symbole qui défend de le répandre, tant il est vrai que les plus grands princes, doivent se défier de leur zèle.

Louis le Débonnaire.

Ce prince fit plus de mal à l’empire par ses foiblesses, que son pere Charles ne lui avoit fait de bien par ses vertus. On le dépouilla du diadême, on le fit moine, on l’enferma dans un cloître : c’est qu’il manquoit de cette fermeté qui met un prince au-dessus de ses sujets. C’est ce qui arrivera toujours à tout souverain, qui n’aura pas assez de force, pour s’opposer à la fureur du peuple, qui devient toujours frénétique, lorsqu’on ne met pas de bornes à sa frénésie. Regle générale, lorsqu’un roi qui jouit de la puissance militaire, se laisse précipiter de son trône, c’est qu’il ne mérite pas de l’occuper. Les Normands. Au milieu des troubles & des divisions, que les regnes de Louis le débonnaire & de ses sucesseurs avoient causés, les normands parurent par-tout, et envahirent tout. Ce n’étoit pas une nation qui cherchât à faire des conquêtes ; elle n’avoit ni politique, ni loix, ni réglemens nécessaires pour rétablir l’ordre au milieu des siéges & des batailles où il est nécessaire. C’étoit des brigands qui, n’ayant pas de quoi vivre dans leur pays par sa stérilité, cherchoient à se procurer une subsistance dans le continent le plus abondant. Leur bravoure & leur courage étoient dans la faim & dans la soif. Charlemagne les avoit contenus dans leur glace, tant qu’il avoit vécu ; mais à sa mort, ils franchirent les barrieres qui les y retenoient. Les Normands étoient alors, ce que sont aujourd’hui les corsaires d’Alger. Toute leur marine consistoit en des barques qui contenoient environ cent hommes. Ils côtoyoient les terres, descendoient où ils ne trouvoient point de résistance, & retournoient chez eux avec leur butin : c’étoit proprement des voleurs de terre & de mer. Dès l’an 843, ils entrerent en France par l’embouchure de la riviere de la Seine, & mirent la ville de Rouen au pillage. Ils emmenoient en esclavage les hommes, les femmes, les enfans. Les bestiaux & les meubles, tout étoit emporté. Mais bientôt ce fut une puissance politique ; car on peut appeler de ce nom, des brigands qui avoient un souverain à leur tête : c’étoit Eric, roi de Danemarck. Dès-lors, les courses de ces pirates prirent le nom de batailles navales, <sic> Cependant il s’en falloit beaucoup, qu’elles ressemblassent à celles qu’on a vues depuis. On avoit la mauvaise coûtume d’acheter la paix de ces barbares ; ce qui leur donnoit de nouveaux moyens de faire la guerre. On connoit toutes celles qu’ils firent aux premieres puissances de l’Europe.

1(I) Il y a apparence que l’auteur du rêve veut parler du duc de Richelieu.