Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Discours II.
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Nível 1
N° II.
Discours II.
Discours II.
Nível 2
Portrait des auteurs qui sont associés à cet ouvrage.
Retrato alheio
Celui qui occupe la place la
plus honorable dans notre petit comité, est un philosophe
qui a fait une étude particulière des passions humaines. Il
a donné la préférence à la morale, à l’exemple de Socrate,
que l’oracle appela le plus sage de tous les hommes, parce
qu’il avoit passé sa vie à cette étude qui tend à la
correction des mœurs, qui est la première philosophie, parce
que la plupart des autres sciences contribuent plus à
flatter l’orgueil de l’esprit, qu’à éteindre les vices du
cœur. Il est si persuadé que l’homme est fait pour la vertu,
qu’il démontre par des argumens invincibles que tout ce qui
l’éloigne d’elle, le rend l’être le plus imparfait qui soit
dans la nature. J’aimerois mieux, dit-il, ne pas exister,
que si on disoit de moi que je suis un méchant homme. Comme
il est assuré que la tranquillité de l’ame est le souverain
bien, il s’éloigne de tout ce qui peut la troubler, mettant
la félicité de cette vie dans les mains de celui qui régit
tout ici-bas.
Retrato alheio
Celui qui vient après, est un
politique qui connoît parfaitement les intérêts des
princes : Grotius, Puffendorf & Montesquieu sont ses
auteurs. Il est très-instruit de la science du gouvernement.
Il a lu l’histoire de toutes les républiques, de tous les
empires & de tous les royaumes qui se sont succédés
depuis l’établissement des sociétés. Il sait quels sont les
moyens que les trois puissances prépondérantes ont mis en
usage pour s’élever à la grandeur, ainsi que les fausses
démarches qui ont laissé certaines gouvernemeus <sic>
dans l’état de médiocrité. Il démontre que la France n’a
qu’un pas à faire pour devenir le plus puissant empire du
monde. Il suffit, dit-il, que toutes les classes se prêtent
aux charges publiques, c’est-à-dire, que chacun paye, non
pas comme ministre des autels, non pas comme prince du sang,
non pas comme grand du royaume, mais comme homme, comme
individu, comme citoyen. Une fois l’impôt général établi, le
gouvernement aura le moyen de se mettre à couvert de
l’ambition de ses ennemis, sur-tout de l’Angleterre, qui,
depuis six cens ans, travaille à sa perte. Alors la France
goûtera cette tranquillité politique dont elle n’a pu jouir
depuis la fondation de la monarchie, parce que, dans tous
les âges, chaque individu a voulu être François, sans se
prêter aux moyens qui pouvoient rendre la France
florissante.
Retrato alheio
Le troisième est un homme de
lettres, d’un savoir presque universel. Quoiqu’il ait lu
beaucoup de livres, il n’en adopte qu’un petit nombre. Il a
fait une étude particulière des âges du monde
qui ont le plus contribué à éclairer les hommes. Il connoît
parfaitement le siècle d’Alexandre, qui répandit sur la
terre les premiers rayons du savoir ; celui d’Auguste, qui
perfectionna ce que ce grand capitaine n’avoit fait
qu’ébaucher ; des Médicis, qui rétablirent les arts que les
barbares avoient détruits ; enfin, le siècle de Louis XIV
qui, profitant des lumières de tous les autres, fit naître
la plus grande révolution qui soit jamais arrivée dans
l’esprit humain. Il prétend que, dans nos temps modernes, on
fait trop, que, si l’on savoit moins, on sauroit mieux ; que
c’est la pluralité d’idées qui jette la confusion dans
l’esprit. Cela vient, dit-il, de ce que l’on fait trop de
livres ; il croit que, si l’on en faisoit moins, on en
feroit de meilleurs. Il est persuadé que, pour remédier à ce
mal, il faudroit fermer les presses un siècle entier,
pendant lequel on établiroit une marche nouvelle pour servir
de guide à l’esprit humain.
Retrato alheio
Le quatrième est un gentilhomme de
province, qui possède de grandes terres, & où il a passé
une très-grande partie de sa vie à les faire valoir. Il a
des idées si réfléchies sur la nature de l’air, qu’entre
deux champs séparés seulement par une haie, il peut dire
celui qui doit produire davantage, tant il en a fait une
étude particulière : observation qui a échappé jusqu’ici aux
plus grands naturalités. Il assure que, si la France étoit
cultivée en raison de sa grandeur & de sa fertilité, au
lieu de manquer de subsistance, comme cela
arrive quelquefois, elle seroit en état d’en fournir à ses
voisins. Il souhaiteroit fort que le gouvernement employât
le même systême qu’il adopta à la découverte du nouveau
monde, c’est-à-dire, qu’il donnât en propriété les terres
incultes du royaume, à ceux qui les feroient valoir sous une
petite redevance. On verroit bientôt, dit-il, se former de
grands domaines, là où il n’y a aujourd’hui que de grands
marais. Il s’est sur-tout beaucoup appliqué à la nourriture
des troupeaux ; il prétend que c’est le premier moyen pour
faire fleurir l’agriculture, & qu’un état qui est privé
de ressources pour faire subsister les bêtes, doit en
manquer pour nourrir les hommes.
Retrato alheio
Le cinquième est un jurisconsulte
qui connoit parfaitement les loix. L’éloquence dont on se
sert aujourd’hui au palais, lui a fait quitter le barreau.
Il démontre que l’art de parler a corrompu la justice. Il se
plaint, sur-tout, de ce qu’on a substitué les paroles aux
faits, & qu’à force de vouloir donner de la clarté aux
procès, on les a tellement embrouillés, qu’ils sont devenus
un labyrinthe, où les juges manquent aujourd’hui d’un fil
pour connoître les causes. Il regarde un mémoire à consulter
comme un libelle diffamatoire, & il ne voit pas par
quelle raison la satyre doive être plus permise au palais
qu’à la ville, puisqu’un avocat n’en est pas moins
libelliste, lorsqu’il remplit son mémoire de mensonges &
de calomnies.
Retrato alheio
Le sixième est un négociant qui a
des vues très-étendues sur le commerce. Il connoît les différens genres que la France produit, &
tous ceux que les autres états commerçans de l’Europe
produisent. Il est surpris qu’avec tant de ressources, nous
ayions si peu de moyens ; car enfin, ajoute-t-il, nous avons
tout ce qu’il faut pour faire un grand commerce ; au lieu
que la plupart des autres peuples n’ont pas la moitié de ce
qui leur est nécessaire pour devenir commerçans. Il est
convaincu qu’avec six milliards de productions & deux
milliards de numéraire, nous pourrions faire le commerce de
tout l’univers. Pourquoi faut-il donc, reprend-il, qu’une
nation deux fois moins peuplée & trois fois moins riche
que la nôtre, nous dispute cet avantage ?
Retrato alheio
Le septième est un homme du monde,
ou, pour parler plus exactement, qui connoît le monde ;
science qui, selon lui, est au-dessus de celle des ouvrages
d’esprit : il prétend que le monde est la premiere école,
parce que c’est l’original de la vie humaine, dont les
écrits ne sont que la copie. Il regarde un homme de lettres,
qui a vieilli sur les livres, comme un pédant plus nuisible
à la société dont il fait partie, qu’à la république des
lettres dont il est membre. Il a passé la plus grande partie
de sa vie avec les femmes. Sa doctrine, à leur égard, ne
ressemble pas à celle des philosophes ciniques, dont la
maxime est de les fuir ; il dit, au contraire, qu’il faut
les voir, parce que c’est à elles à qui nous devons cet
esprit fin & délicat, ces manières aisées & dégagées
qui font les charmes de la société. Tout dépend du choix,
dit-il. Si un homme honnête a le malheur de
fréquenter une femme sans mœurs, bientôt il n’en aura point.
Si au contraire un homme qui a peu de principes, fréquente
une femme qui ait de la vertu, il finira par être vertueux.
Il se pique sur-tout de beaucoup de délicatesse dans le
commerce du beau sexe. Il regarde une perfidie faite à une
femme comme une trahison faite à un homme. En un mot, c’est
notre casuiste en fait d’amour ; car, outre qu’il a lu
plusieurs fois l’art d’aimer d’Ovide, il connoît tous les
détours & toutes les supercheries pour tromper une
femme, ou séduire une fille.
Retrato alheio
Mais, pour que notre société
n’ait pas l’air d’une assemblée composée de misantropes,
nous avons, pour un des membres de notre comité, le galant
M. Joly, qui faisoit honneur à son nom il y a environ
quarante-cinq ans, & qui, malgré son âge de
soixante-six, a encore une sorte de fraîcheur dans le teint.
On peut comparer son visage à celui d’une vieille coquette
qui passe tous les matins trois heures à sa toilette pour
réparer le laps du temps. A l’exemple de celui qui le
précède, il a été assidu auprès des femmes dont il a
toujours été le grand admirateur, ainsi que le très-humble
esclave. Il connoît toutes les aventures d’amour qui, depuis
quarante ans, ont fait du bruit à la cour & a la ville.
C’est un des plus grands hommes de la France dans les
petites choses. Il ne manqueroit pas d’esprit, s’il ne
vouloit en avoir plus qu’il n’en a ; mais lorsqu’il raconte,
il est prolixe, comme sont tous les vieillards. Il est
très-instruit dans la science des modes du beau
sexe. Il sait les différentes coëffures qui se sont
succédées sur les têtes des femmes, depuis la fin du règne
de Louis XIV jusqu’à la mort de Louis XV inclusivement. Il
peut dire dans quelle année une certaine dame de la cour mit
une coëffure à la Cléopâtre, pour se donner les airs d’une
reine d’Egypte, & une autre à la Minerve, pour acquérir
la plus haute réputation de sagesse. Il brille sur-tout dans
la connoissance profonde des chapeaux & des bonnets,
qui, depuis quelques années, ont passé successivement sur la
tête des femmes les plus distinguées dans l’art de la
coquetterie. Par exemple, il peut faire l’analyse du chapeau
à la huron, à la turque, à la chinoise, ainsi que des
bonnets à la marmotte, à l’angloise & à l’iroquoise. Il
a fait aussi de grands progrès dans la philosophie des
poufs. Il connoît les poufs à la hollandoise, les poufs à la
suédoise, les poufs à la polonoise, & les poufs à la
danoise, ainsi que tous les poufs & demi-poufs qui ont
brillé sur les têtes des aimables de Paris. On doit bien
juger qu’un savant du genre dont il est ici question, doit
avoir fait de grands progrès dans la musique : aussi en
a-t-il fait. Il sait par cœur tous les vaudevilles & les
couplets qui ont été le plus à la mode depuis un
demi-siècle. Il brille sur-tout par la Bourbonnoise ; il
chanteroit encore assez bien, si sa voix n’étoit aussi usée
que son corps : mais il tremble en chantant comme en
parlant. Il a présidé pendant quarante ans au parterre de
l’opéra. Comme il a les idées extrêmement réfléchies sur la musique & les acteurs & les
actrices qui brilloient le plus dans son temps, il exécute
tous les morceaux choisis de Lulli, de Campra, de
Mondonville, de Rameau. Il sait par cœur les fêtes
vénitiennes, les indes galantes, le carnaval du Parnasse
& autres chef-d’œuvres lyriques, qui étoient
l’admiration de Paris par le sublime de la composition,
& connoît le goût prodigieux des grands acteurs qui les
exécutoient. Il en est si frappé, que lorsqu’on prononce
devant lui le nom de Géliot (I1), il fredonne aussi-tôt entre ses
dents le commencement de cet arriette : Si on
parle du célebre Chassé (22), il entonne à pleine voix ces paroles
de l’Europe galante, où le sultan qui veut répudier une de
ses esclaves, lui chante cette ariette : Si l’on
cite mademoiselle Fel (33), il radoucit sa voix, & chante en
fausset cette ariette tendre du même opéra.
Mais comme il étoit aussi amateur du vieux
chant que la vieille danse, si quelqu’individu né au
commencement de ce siecle lui fait souvenir de mademoiselle
Camargo (I4), il monte aussi-tôt sur ses vieux
argots, & danse le tambourin. Il ne peut souffrir les
chants de nos jours où règne le goût napolitain. Il prétend
qu’on y siffle à ce spectacle, & qu’on n’y chante pas.
Aussi, pour se venger des passages & des roulages dont
ils sont surchargés, au lieu d’assister à l’opéra en
personne, il y envoie une cage remplie de rossignols, pour
leur apprendre à chanter dans le goût italien. Il appelle
les chanteuses surannées de ce théâtre de vieilles linottes,
& les acteurs qui ont passé quarante ans de vieux
serins. Les seuls noms de Gluck, de Sacchini & de
Picchini le font tomber en pamoison. Dans sa fureur
musicale, il dit qu’il enverroit un cartel à un opéra
italien, si on pouvoit se battre avec des ariettes. Il est
d’ailleurs fort honnête homme, pourvu qu’il ne s’agisse pas
d’amour de femmes ni de musique.
Citação/Lema
L’objet qui règne dans mon ame. Des mortels
& des dieux doit être le vainqueur,
Citação/Lema
Vous méritez un sort plus doux, Et mon cœur à
regret se sépare du vôtre. La pitié parle encore pour
vous, Mais l’amour parle pour une autre.
Citação/Lema
Paisibles lieux, agréable
retraite ; Je n’aimerai jamais que vous.
Politique.
Suite des réflexions préliminaires sur la révolution. Tout est changé, & doit changer encore dans notre monde politique : la révolution de Paris & la mort de Joseph II doivent faire paroître la république générale sous un nouvel aspect. Le premier événement vient de donner plus d’étendue au théâtre de l’Europe. Plusieurs millions d’acteurs cachés derrière le despotisme des rois, ont paru tout-d’un-coup sur la scène : c’étoit des esclaves qui, depuis mille ans, gémissoient dans les fers, & à qui une lumière imprévue a donné tout-d’un-coup la liberté. Le peuple de la capitale de la France a eu la gloire de racheter une partie de l’univers de cette servitude onéreuse à l’humanité. O tems ! ô siècle ! ô fortune ! vous avez donc attendu cette dernière génération pour régénérer le genre humain ! Philosophes, historiens, marquez cette grande époque dans les annales, faites-la savoir à l’univers : puisse le ciel qu’elle reste à jamais gravée dans la mémoire des hommes ! . . . . Mais non, arrêtez ; attendez encore deux lustres pour vous décider sur ce grand événement. Les hommes ne sont pas faits pour jouir de la tranquillité philosophique, qui est le souverain bien. Par une fatalite attachée à leur existence, il arrive presque toujours, que ce qui doit faire leur felicité, fait leur malheur. Que manquoit-il aux Grecs, lorsqu’ayant secoué le joug de l’esclavage, ils furent les hommes les plus libres de l’univers ? Que manquoit-il aux Romains, après qu’ils se furent affranchis de la tyrannie ? Il leur manquoit des chaînes, ils s’en forgèrent ; & celles qu’ils se donnèrent, furent d’autant plus avilissantes, qu’ils devinrent les peuples les plus méprisables de la terre. Les hommes, par cette même fatalité attachée à leur caractère, passent continuellement du bien au mal, & du mal au bien, sans avoir jamais d’état fixe. C’est dans ce passage que la licence populaire fait des maux infinis ; qu’elle tue, qu’elle égorge, qu’elle détruit tout sous le vain prétexte de rétablir tout ; c’est alors qu’il s’exerce des cruautés inouies, & que des hommes ambitieux, affectent de rétablir la république, cherchant à la détruire ; & c’est alors que les scélerats, sous le masque imposteur de citoyens, profitent de la révolution pour améliorer leur état ou leur suprême par l’art imposteur d’une éloquence trompeuse. Attendez donc, politiques, pour vous glorifier d’un événement dont le bonheur est encore confondu dans le chaos des choses humaines, ce labyrinthe du bien & du mal dont aucun mortel n’a le fil.Metatextualidade
Je plaçerai ci-après le portrait de Léopold, non
pas comme acteur sur le théâtre de la guerre ; puisqu’au
contraire, il a été le médiateur de la paix ; mais pour en
faire le parallèle avec l’empereur Joseph.
Nível 3
Portrait de Pierre Léopold.
Retrato alheio
S’il y eut jamais quelqu’un
d’heureux sur la terre, ce fut certainement Pierre
Léopold. Né second fils de la maison d’Autriche, l’ordre
de succession de sa famille ne lui permettoit pas
d’espérer d’autre sort que celui de devenir un jour
ministre de son frère Joseph, ou gouverneur du Milinais
ou des Pays-Bas. Mais la fortune le destinoit à jouer un
plus grand rôle sur le théâtre de l’Europe. Pour
connoître ce qu’elle fit pour lui, il faut remonter au
point où elle le prit, lorsqu’elle jetta les premiers
fondemens de sa grandeur. On verra, par cette succession
des causes secondes, combien les événemens peuvent
contribuer à l’élévation des plus grands rois. C’est
par-là que l’histoire peut être de quelque utilité aux
hommes. Charles VI, dernier empereur de la maison
d'Autriche n’avoit qu’une fille qui devoit hériter de
biens immenses avec plusieurs couronnes. Il n’y avoit
donc pas d’apparence qu’elle dût donner sa main à un
grand monarque, cependant elle épousa le duc de
Lorraine, qui ne l’étoit pas. L’amour présida à cet
hymen, la politique le concerta, & la fortune
l’acheva. Jusques-là, le duc de Lorraine n’étoit que
l’héritier présomptif des biens de la maison d’Autriche,
qui ne devoient point sortir de sa famille. On a vu que
Charles VI, avant sa mort, avoit imaginé un ordre de
succession, pour que son héritage devînt indissoluble.
Tous ses biens devoient appartenir au premier mâle qui
naitroit du mariage de sa fille. Joseph
fut le premier qui vint au monde, & Pierre, dont il
est ici question, fut le second. Le droit d’aînesse qui
donnoit tout à celui-là, ne laissoit à celui-ci qu’un
simple apanage, sans espoir de devenir souverain. Mais
un concours de causes secondes, que la prudence & la
politique ne pouvoient pas prévoir, lui donna une
souveraineté. Louis XV avoit épousé la fille du roi
Stanislas, prince malheureux, précipité deux fois du
trône que ses vretus <sic> lui avoient mérité.
Louis, qui lui devoit un asyle, le lui donna à côté de
Versailles. Mais, comme ces deux têtes couronnées
étoient trop près l’une de l’autre, il fallut les
séparer. On chercha un état où Stanislas eût une ombre
de souveraineté. La fortune fit que cet état se trouva.
Gaston de Médicis, dernier duc de la maison de ce nom,
étoit sans successeur. Ce prince, abruti dans la
debauche, n’avoit jamais voulu se marier. L’hymen est
incompatible avec la dépravation des mœurs. Ce beau
domaine étoit à la disposition de la première puissance
qui voudroit s’en emparer. Sans defense, sans armes,
sans citadelle, il étoit ouvert au premier venu. Tout le
monde connoît la guerre qui changea le grand systême de
l’Europe. Le cardinal de Fleury, qui n’avoit jamais osé
demander la Lorraine, la demanda cette fois pour y
placer Stanislas, à condition qu’à la mort de Gaston, le
duc de Lorraine seroit grand duc de Toscane. Selon les lois de la politique, & le pacte de
famille, ce duché devoit devenir fief de l’empire
françois, mais les puissances de l’Europe en disposèrent
autrement. Il fut convenu, à la paix, à la paix,
<sic> que la Toscane seroit un fief séparé de
l’empire, & qu’après la mort de l’empereur, il
passeroit comme héritage à Léopold, indépendant de la
maison d’Autriche, & qui formeroit une seconde
progéniture & une souveraineté indépendante de
toutes les autres. En conséquence de cet arrêté, après
la mort de l’empereur, Léopold devint grand duc de
Toscane. Il n’est point d’exemple dans l’histoire
moderne, qu’un prince étranger se soit emparé d’un état
où il ne tenoit par aucun lieu à celui qui le possédoit
auparavant. Un cadet de la maison d’Autriche prit
possession, en un jour, de tout ce que Athènes &
Rome avoient de plus rare. La seule galerie de Florence
renferme un trésor d’antiquités que toutes les richesses
de l’Europe réunies ensemble ne sauroient payer. Ses
autres palais sont autant de monumens de la magnificence
des Médicis. On croiroit bien que la fortune qui, pour
le remarquer en passant, n’est autre chose que des
combinaisons de hasard, ayant tant fait pour ce favori,
devoit s’arrêter ici. Après François I, Joseph II
s’étant marié deux fois, & devenant deux fois veuf,
se trouva sans successeur à la fleur de son âge. Il
résolut de ne plus se marier, sans qu’il soit trop aisé
de dire pourquoi : cet empereur disoit, pour raison, qu’il avoit trop aimé sa première épouse,
& trop souffert avec la seconde, pour s’engager une
troisième fois dans l’hymen ; mais les princes ne
doivent pas se marier pour eux ; il faut qu’ils se
sacrifient pour leurs sujets, afin d’avoir un successeur
à leur mort, qui évite ces guerres presqu’inévitables,
lorsque la ligne collatérale prend possession de
l’empire. Cette divinité aveugle, qui décide du sort des
rois, ne s’en tint pas à ce qu’elle avoit fait
jusqu’alors en faveur de Léopold, pour le faire arriver
plutôt à la possession du plus riche héritage qu’il y
eût alors, le faire monter sur le trône, & changer
sa qualité de duc en celle de roi & bientôt en celle
d’empereur : une seconde combinaison des causes secondes
en hâta le moment. Joseph II étoit venu au monde avec la
meilleure constitution possible. La nature lui avoit
donné, en naissant, un tempérament robuste, fort &
vigoureux, qui lui promettoit une longue vie. Mais une
application continuelle, un travail forcé, une politique
profonde, des guerres laborieuses, des voyages sans fin,
des vicissitudes sans nombre, des maux sans
interruption, abrégèrent ses jours, & le
précipitèrent dans le tombeau, dans un âge peu avancé,
&c. Voilà ce que la fortune fit pour Léopold. Voyons
maintenant ce que Léopold fit pour la fortune. Il faut
pour cela faire un pas en arrière, & le voir sur le
théâtre où il représenta, pour la première fois, le rôle
de souverain. La maison à laquelle il succédoit, avoit
fait plus pour ce petit état, que plusieurs
monarques n’avoient fait pour la plus grande monarchie
du monde. Il suffit de voir ce qui reste de la grandeur
& de la magnificence de la Toscane, pour juger de
ses premiers maîres, & les lumières qu’il devoit
avoir sur la science du gouvernement. Florence dont les
Médicis furent, pour ainsi dire, les premiers
architectes, est une des plus belles villes de l’Italie.
Les voyageurs y voient avec admiration tout ce que l’art
& la nature peuvent réunir de plus grand pour donner
à l’œil un des plus beaux spectacles. Livourne, qui,
avant leur règne, nétoit <sic> qu’un marais,
devint, par leurs soins, une ville très-commerçante,
c’est-à-dire, très-riche. Ces princes prirent tous les
moyens que les grands législateurs ont pris pour rendre
un état puissant, qui est d’éclairer les hommes. Les
siècles barbares, qui suivirent celui d’Auguste, avoient
rempli l’Europe d’épaisses ténèbres. Tous les peuples
étoient dans l’ignorance, ce qui jetoit le trouble &
la confusion dans tous les états ; car le désordre de
l’esprit prècède toujours celui du gouvernement. Ils
furent les premiers qui éclairèrent l’Europe. Les
Alexandres & les Césars firent la conquête du
monde ; les Médicis firent mieux ; ils l’éclairèrent ;
ils firent ce que les grands rois n’avoient pas encore
fait. Jusques-là, ce n’étoit cependant que les premiers
élémens de la science du gouvernement ; mais il y a une
autre science supérieure à celle des connoissances &
du savoir, c’est-à-dire, l’amour paternel, dans le
prince, est la première vertu. Il n’est pas
difficile, pour un prince, d’acquérir la domination ; il
lui suffit presque toujours, pour cela, d’avoir une
grande ambition & beaucoup d’intrigues, mais il faut
des vertus pour en devenir le premier citoyen, &
pour gouverner l’état sous ce titre le plus estimable de
tous. Il n’étoit pas question, pour les Médicis, de
devenir les rois de la Toscane, mais d’être les pères
des Toscans. Depuis que les sociétés se sont
considérablement accrues, que les états sont devenus des
royaumes, & les monarchies des empires, on a imaginé
qu’il falloit des qualités & des talens d’un ordre
supérieur pour les diriger ; mais il suffit de ces deux
grandes maximes qui renferment toutes les autres :
l’aisance publique, et la liberté politique. Sous ces
princes, l’abondance règnoit, l’agriculture fournissoit
abondamment les moyens de subsistance : chacun trouvoit
dans les arts & l’industrie qui fournissoient aux
besoins de tous les citoyens les moyens d’exisiter. Il
n’y avoit point de ces impôts scandaleux qui
appauvrissent le peuple sans enrichir le prince. Les
revenus de l’état étoient en régie : l’art de la maltôte
y étoit inconnu. Comme les charges publiques
n’appauvrissent point, chacun rendoit à César ce qui
appartenoit à César, & on n’employoit ni fraude ni
malversation. Règle générale ; lorsque les charges sont
légères, & qu’elles ne prennent point sur la
subsistance physique, chacun se fait une religion de les
payer. Quoique le gouvernement des Médicis fût despotique, & que toute la puissance
politique fût dans les mains d’un seul, il inspiroit
plus d’amour que de crainte. Lorsque le prince est juste
& équitable, c’est le meilleur des gouvernemens,
parce qu’il représente le pouvoir absolu qu’un père de
famille a sur ses enfans. Il ne devient terrible que
lorsqu’il fait usage de sa puissance pour dépouiller ses
sujets, & se parer de leurs dépouilles ; mais il
s’en falloit beaucoup que les Médicis employassent les
facultés de leurs sujets à ce malheureux usage. Ils
savoient trop bien que rien ne rapproche plus le despote
de la condition des sujets, que l’abus du despotisme. Le
plan du gouvernement Toscan étoit fait ; les Médicis
avoient employé cent cinquante ans à le former ; car
Gaston, le dernier prince de cette maison, abruti, &
comme anéanti par ses débauches, ne s’en étoit point
occupé : ses mœurs dépravées n’avoient influé que sur
lui : il n’avoit rien changé. Léopold n’avoit qu’à
suivre le systême d’économie de ces princes, pour rendre
les Toscans heureux, puisqu’ils l’avoient été sous leur
règne ; mais il s’en écarta dans quelques endroits par
cette maladie éternelle des nouveaux princes de changer
l’ancien ordre des choses. Ils croiroient n’être pas
souverains, s’ils règnoient aux mêmes conditions que
ceux qui les ont précédés. Il faut qu’ils détruisent,
qu’ils changent, qu’ils renversent tout, sans faire
réflexion que ce que les peuples font depuis long-tems,
c’est toujours ce qu’ils font le mieux. Le
prince allemand porta la main sur des anciens vices
d’administration que, eu égard au physique italien,
& aux anciens usages du pays, il convenoit peut-être
mieux de laisser exister que de détruire, parce que,
dans une nouvelle réforme, on ne voit que les abus qu’on
veut détruire dans la théorie, & on n’aperçoit pas
ceux qui en résultent, & qui ne se font sentir que
dans la pratique. Il multiplia les droits & augmenta
les impôts, ou les laissa tels que l’empereur son père,
qui règna avant lui, les avoient <sic> laissés au
lieu de les diminuer ; il créa de nouvelles charges,
& jetta par-là les premiers fondemens de la misère
publique. Mais comme c’est de la balance des qualités
avec les défauts que dépend la réputation d’un prince,
ces premières l’emportèrent de beaucoup sur les
derniers. Il est certain que Léopold gouverna la Toscane
avec sagesse. Il porta la main sur tous les endroits
foibles de son empire ; il fit des loix utiles ; il en
donna de nécessaires ; il chercha toujours un remède au
mal de l’état ; & s’il ne le guérit pas toujours,
c’est qu’il y a chez les hommes des maladies incurables.
Il ne confia point l’administration à des agens
étrangers ; il fut lui-même son ministre. Il établit les
audiences publiques ; chaque sujet avoit le droit de
s’adresser à lui pour arrêter le mal qu’on lui faisoit,
ou prévenir celui qu’on vouloit lui faire, leur rendant
sur le champ justice ; car il étoit persuadé que le délai est souvent un second mal plus grand
que le premier. Il ne permit point que les débiteurs
insolvables périssent en prison par la vengeance ou la
cruauté de leurs créanciers. Il ordonna qu’après
l’examen de leur fortune, s’ils n’avoient pas les moyens
de payer, on les élargît, attendu que ce n’est pas le
corps de l’homme qui doit payer les dettes, mais les
biens : loi qui manque à tous les états de l’Europe,
& à ce défaut, les prisons d’état deviennent des
tombeaux où les debiteurs sont enterrés vivans. Il
adoucit le code criminelle <sic>. Avant ce code,
un coupable perdoit la vie pour un délit qui ne méritoit
pas quelquefois six mois de détention. Il y a long-tems
qu’on a parlé dans les autres états de l’Europe, de
diminuer le nombre des sentences de mort. Léopold
n’attendit pas ces déliberations tardives ; il fut le
premier à donner l’exemple d’une moderation qui tend à
conserver la vie des hommes. Il encouragea les arts, le
commerce ; il protégea les anciennes manufactures, &
en établit de nouvelles, fournissant de son trésor des
moyens pour les faire valoir. Il veilla à la police des
mœurs ; se déclatant hautement contre ces amours
clandestins qui ruinent les familles, & déshonorent
les maisons. Il donna lui-même l’exemple de cette
continence, qui devroit se trouver dans toutes les cours
des rois, & qui ne se trouve presque chez aucune. On
ne lui connut point de maîtresse déclarées ; c’est-à-dire, de ces favorites qui font
moins de mal à l’état par leurs amours que par leurs
intrigues. Son abord étoit doux, sa conversation aisée,
il prévenoit ceux qui lui parloient par sa franchise
& sa politesse. Il aimoit les gens de lettres, &
recherchoit leur société ; mais il falloit être bien
instruit pour lui plaire. Il ne pouvoit pas souffrir le
célibat domestique, sur-tout celui qui tenoit à la
débauche ; il souhaitoit ardemment que chacun donnât des
enfans à la république, il en donna lui-même l’exemple
par une filiation qui n’a guères d’exemple dans un
prince de sang royal ; il faut descendre jusqu’à la
seconde bourgeoisie, pour trouver un hymen qui donne
douze ou treize enfans à la république. A la tête des
affaires, on remarque en lui l’homme d’état ; dans son
domestique, on trouve en lui le bon ami, le bon époux,
le bon prince, sur-tout le bon citoyen. Mais il est rare
que les vertus de ceux qui dirigent l’empire, n’aient
l’empreinte de quelques défauts. Ce prince porta une
inquisition trop sévère sur le gouvernement domestique.
Il avoit des émissaires dans toutes les sociétés qui lui
rapportoient tout ce qu’il y avoit de plus secret dans
l’intérieur des familles. Dès-lors la société Toscane
devint sombre, & dénuée de ces agrémens qui en font
les plaisirs. Les festins furent moins agréables, les
repas de famille moins gais. La paleur se répandit sur
tous les fronts. On craignit d’être dénoncé
au prince, pour les actions les plus innocentes. Les
paroles, les expressions, les signes, les pensées même
entrèrent dans cette perquisition ; car ce qui se dit
dans ces épanchemens de cœur en conversant avec un ami,
ne peut être considéré que comme des pensées.
L’espionage n’est pas en usage chez les bons princes ;
l’infamie de la personne qui l’exerce, les peut faire
juger de l’infamie de la chose. Lorsqu’un citoyen a obei
aux loix, qu’il a rempli tous ses devoirs en cette
qualité, il doit avoir sa maison pour asyle. Mais
Léopold crut que cette inquisition lui étoit nécessaire,
pour connoître le caractère de ses nouveaux sujets.
Souvent celle-ci fut plutôt pour lui une affaire de
curiosité, qu’un objet de police. Je ne sais si, en
voulant donner le portrait de ces deux frères, on
pourroit rapprocher leur caractère respectif. Ces
princes firent dans leur tems plus de bruit que les plus
grands rois de l’Europe, par des qualités, des vertus,
des défauts & des vices d’une espèce rare ; une
naissance qui les appelloit aux premiers trônes, des
circonstances & des intérêts politiques qui les y
placèrent ; un mérite qui les y éleva ; un bonheur qui
les leur conserva. L’aîné étoit aussi fier que vain,
& il ne cherchoit point à déguiser ses défauts ; le
cadet, qui ne l’etoit peut-être pas moins, cachoit sa
fierté & sa hauteur sous une feinte modération ;
Joseph vouloit qu’on parlât toujours de lui, &
Léopold ne cherchoit jamais qu’on s’occupât de sa
personne ; celui-là aimoit la guerre ; celuici chérissoit la paix ; l’un croyoit qu’un prince ne
peut devenir grand que par les conquêtes ; l’autre
mettoit sa grandeur dans la possession tranquille de
l’état dont il jouissoit ; Joseph s’appuyoit sur sa
réputation : Léopold cherchoit à l’acquérir ; l’un
voyageoit toujours pour apprendre à régner ; l’autre,
sans sortir de ses états, apprit la science du
gouvernement ; l’aîné étoit toujours inquiet, parce
qu’il étoit toujours ambitieux ; le cadet ne le fut
jamais, parce qu’il n’avoit point d’ambition ; Joseph ne
fut pas heureux un seul jour de sa vie, avec une
grandeur & une puissance qu’on a peine à imaginer ;
Léopold jouit de jours plus heureux avec moins
d’élévation & de grandeur, &c. Voilà les
caractères de ces deux frères, dont l’un vient de
descendre dans le tombeau, laissant après lui une
réputation qui a besoin du tems pour être mise à sa
place ; l’autre va commencer la sienne sur le grand
théâtre politique du nord, où il se donnera en
spectacle.