Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne: Prospectus.

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Livello 1

Prospectus.

On ne connoît gueres d’autre Spectateur dans l’histoire de la philosophie morale, que celui qui fut publié à Londres au commencement de ce siecle. Ceux qu’on a lus depuis, ont plutôt été des spectres que des spectateurs. A peine se sont-ils montrés dans la république des lettres, qu’ils ont disparu. C’est qu’il n’est pas aisé de réussir dans ce genre d’écrire. Il suffit de prononcer le nom d’Adisson, de Pope, de Richard Stéel, qui étoient les auteurs du Spectateur Anglois, pour juger du mérite de l’ouvrage. Ces beaux génies joignoient à une vaste érudition, à une morale épurée, à une connoissance profonde du cœur humain, un style laconique & concis, qui dit beaucoup de choses en peu de mots, ce qui est le grand art d’écrire. Les guerres des longs parlemens qui avoient précédé la mort funeste de Charles I, & les divisions qui s’en étoient suivies, avoient irrité les esprits des Bretons. Il s’étoit formé deux partis qui partageoient l’empire. Les Wigts <sic> & les Toris <sic> s’attaquoient par des écrits scandaleux, & se déchiroient par des libelles. Ce fut dans ce tems de crise, que ces illustres citoyens publierent le Socrate moderne, pour faire diversion à cette foule de papiers politiques qui inondoient le royaume. Comme, dans tous les tems, les mêmes causes produisent les mêmes effets, un Spectateur Français, ou un Socrate moderne, seroit peut-être aussi nécessaire aujourd’hui à Paris, qu’il l’étoit alors à Londres. Depuis la révolution, un nuage épais s’est répandu sur la France, qui a obscurci son horison. La nation la plus franche, la plus ouverte, est devenue triste & rêveuse ; la pâleur est peinte sur tous les fronts : l’amitié, ce doux lien qui fait le charme de la vie, ne subsiste plus. Le sang a perdu ses droits. Il n’y a plus de parentée. Le pere soupçonne son fils, le mari n’a plus de confiance à sa femme. Chacun se demande, en tremblant, des nouvelles de la république. On attend avec impatience les décrets du sénat national. On s’arrête, on se questionne, on s’interroge, sans tenir de marche certaine. Chaque Français ressemble à un esclave échappé de la maison de son maître. La tristesse est un poison qui se communique & se répand sur toutes les actions de la vie. Cette fatalité ne peut être réparée par aucun avantage du gouvernement politique ou de l’état civil. Que, dans l’état présent des choses, la France augmente sa fortune ; que les biens du clergé rentrent dans la circulation générale ; que le déficit soit rempli ; que la dette nationale soit acquitée ; c’est un bien qui n’intéresse qu’une classe de financiers, ou de créanciers de l’état. Mais que la nation soit affligée, qu’elle vive dans les alarmes continuelles, qu’une terreur panique s’empare de ses sens, qu’elle ait perdu sa tranquillité naturelle, c’est un malheur qui influe sur tout le monde. Nous devons ces vicissitudes à cette foule de brochures malhonnêtes, à ces journaux indécens, à ces feuilles périodiques, qui allument le feu de la discorde par-tout. A peine eut-on accordé la liberté de la presse, que l’esprit français se montra dans toute sa difformité naturelle. Ce fut alors qu’on vit se former deux partis, dont l’un humilia le roi, déshonora la reine, diffama le clergé, décria la noblesse, tandis que l’autre flétrit l’assemblée nationale, lui donna un nom odieux, jetta la discorde dans le sénat, & mit la dissention dans ses membres. Les mots de scélérats, d’assassins, de fripons, furent aussi communs dans ces écrits, qu’ils le sont à la halle. Jamais on ne vit tant de rage & de fureur chez les hommes : Tigris agit rabidá cum tigride pacem perpetuam sævis inter se convenit ursis (I1). Voilà la véritable révolution ; l’autre n’en a que le nom, ou, pour mieux dire, n’en a été que le prétexte. Car, à l’égard du grand événement qui fixe aujourd’hui les yeux de toute l’Europe sur la France, il arrivera de deux choses l’une ; ou nous serons plus mal que nous ne sommes, ou nous serons mieux que nous n’étions. Après la constitution, la grande affaire du gouvernement sera finie, au lieu que les deux partis d’aristocrates & de démocrates, existeront après que les causes qui les auront fait naître, ne subsisteront plus : voilà les hommes qui changent souvent des maux passagers en des maladies incurables. Cette feuille, à l’exemple du spectateur Anglois, attaquera tous les vices qui troublent l’ordre de la société civile. Comme les femmes forment la moitié du genre humain, du monde, de la France, & que, par leurs charmes & leurs agrémens, elles influent beaucoup sur le bonheur de l’autre, elles tiendront la place la plus honorable dans ce journal. On ne manquera jamais de leur payer le tribut de louanges qui leur seront dues, lorsqu’elles diront ou feront des choses qui le mériteront ; comme on donnera en spectacle celles qui, par leur conduite scandaleuse, se rendront le mépris de la société civile. En un mot, ce journal sera le tableau des mœurs du siecle. Mais comme dans le moment présent, les esprits sont tendus sur la chose publique, & que celle-ci doit avoir nécessairement une liaison avec les événemens étrangers, on y donnera l’abrégé des annales de l’Europe. Ce ne sera pas la gazette du jour, mais l’histoire politique du tems. L’assemblée nationale y tiendra un rang considérable, comme étant celle qui mérite le plus l’attention des hommes. On prévient que c’est une société de gens de lettres, qui a formé le plan de cet ouvrage, qui sera divisé en autant d’auteurs que la philosophie morale a de branches. Celui qui s’est chargé de la partie des mœurs, donnera son portrait dans les premieres feuilles du premier journal ; & dans le second, on y verra l’esprit, le génie & le talent des philosophes qui lui sont associés ; c’est toujours du caractere de celui qui écrit, que dépend le succès d’un livre. Le premier numéro paroîtra lundi prochain 22 novembre 1790, & continuera tous les lundis & jeudis. Le prix de l’abonnement est de 36 livres pour Paris, & de 42 livres pour la province, une fois payées, pour lesquelles on fournira aux souscripteurs cent quatre cahiers, pendant le cours de l’année, qui formeront huit gros volumes in-8°. On souscrit chez M. Debray, libraire, au palais-royal. De l’Imprimerie de C. J. Gelé, Imprimeur de la Maréchaussée de la Généralité de Paris, rue du Fouare, n.° 10, 1790.

1(I) Juvénal satyre 15.