Le Mentor moderne: Discours CXLV.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6890
Nivel 1
Discours CXLV.
Cita/Lema
Publica morborum requies, commune
medentum
Auxilium, præsens numen, inemta salus.
Auxilium, præsens numen, inemta salus.
Claud.
Les Eaux Minerales sont la ressource générale des Malades, le secours public des Medecins, des fontaines, où préside une divinité favorable, & qui donnent la santé sans qu’il en coûte rien.Nivel 2
Dans toutes les Assemblées publiques,
il y a certaines gens bilieux & de mauvaise humeur, qui ne
se sentant pas assez de merite pour s’attirer du respect s’en
dedommagent, en rabaissant ceux qui se distinguent dans le
monde. Ces sortes de personnes se trouvent sur tout dans ces
lieux dans les quels une certaine Saison de l’Année ramasse un
grand nombre de personnes de tout sexe & de tout âge, sous
pretexte de s’y guerir de quelque maladie ; j’ai reçû en peu de
tems plus d’une rame de papier en lettres, de Bath, d’Epson,
& de Tunbridge, en un mot de tous les endroits fameux par leurs Eaux salutaires ; mais je crois
remarquer, que dans ces longues epitres on ne soûtient
vigoureusement les intérêts de l’honneur & de la vertu, que
parce qu’on manque d’attraits, de santé, ou de beaux habits. Une
personne qui se signe Eudoxe m’écrit une Philippique entiere
contre une certaine Chloé, qui passe pour excellente Danceuse,
mais j’ai apris, que cette éloquente personne est toute
entreprise d’un Rhumatisme, qui l’empêche de mettre un pied
devant l’autre ; une autre Dame, qui a été Prude depuis qu’elle
a eu la petite verolle, fait des invectives très ameres contre
les coquettes & contre tous leurs airs indécents ; un
Bel-Esprit m’a envoyé encore une Epigramme des plus vives contre
les Joueurs ; mais je remarque que son petit poëme n’est pas
écrit sur du papier doré, ce qui me fait soupçonner qu’il
pourroit bien dire au Jeu avec quelque fondement, Je vous ai
trop aïmé pour ne vous point haïr. Mes correspondents de Bath
m’ont dit les choses les plus étonnantes ; selon eux, un plus
grand nombre de santez y sont ruinées que retablies ; Les
medecins n’y sont pas plus occupez à detruire de
vieux corps, que les jeunes gens à en faire de tout neufs ; les
Femmes n’y deviennent fécondes, que lors qu’elles y viennent
sans leurs Epoux ; en un mot il semble que ces gens-là ont
rempli toute leur ame de Paradoxes. Des discours si destituez de
vrai-semblance, m’ont enfin porté à prendre la résolution, de
m’y transporter moi-même, pour m’instruire par mes propres yeux
de tout ce qui s’y passe, & j’ai executé ce dessein en
revenant de ma maison de campagne. C’étoit quelque chose d’assez
comique assurement, de voir un homme de mon âge & de ma
gravité en robbe de chambre de Damas ; & en bonnet tout
couvert de broderie ; mais il falloit bien suivre les Us &
Coûtumes du lieu, & d’ailleurs cette masquerade me deguisoit
parfaitement, & me procuroit le plaisir touchant d’être
seul, quoique dans une grande foule. Ce n’étoit pas une petite
satisfaction pour moi de voir un assemblage confus d’âges de
rangs, & de sexes, partager sans distinctions les mêmes
bienfaits de la Nature, & jouïr pêle-mêle des mêmes
divertissemens ; je m’amusois souvent à remarquer quelle étenduë
de terrain étoit couverte par les Jupes, & combien peu de
place occupoient les Etres qui portent des
Chapeaux & des Perruques ; de la Terre mes reflexions se
tournoient vers les Eaux, sous lesquelles les deux Sexes
sembloient perdre tout ce qui les distinguoit auparavant. Cette
confusion d’hommes & de femmes a donné occasion à certaines
gens d’une imagination vive & legere de comparer ces Bains à
la Fontaine de Salmacis, qui avoit la vertu d’unir les deux
Sexes dans une même personne ; ou bien, au Ruisseau, dans lequel
Diane se baignoit, quand elle fit venir des cornes à Actæon ;
mais un homme d’un tour d’esprit plus serieux trouve plûtôt dans
ces Eaux salutaires l’image du Stix qui rendoit les corps
invulnerables, ou bien du Fleuve de Léthe, dont on n’avoit qu’à
boire une seule fois, pour effacer de l’ame le souvenir de tous
les chagrins passez. En
effet, le Jeu est une Ecole excellente pour les belles ames ;
c’est une source de qualitez grandes & nobles ; peut-on voir
un Cavalier perdre des sommes considerables sans froncer
seulement le sourcil, qu’on ne reconnoisse en lui la serenité
parfaite, & la fermeté inébranlable d’un vrai Philosophe ;
si un Joueur jure, tempête, lance des imprécations vers le Ciel,
peut-on ne pas lui trouver toutes les dispositions nécessaires
pour briller à la tête d’un Bataillon ? N’a-t-il pas le
caractere héroïque du grand Ajax ? Si ce fameux Capitaine a osé
apostropher ainsi le Ciel, Grand Dieu rend nous le jour, &
combas contre nous, Nos Héros ne paroissent-ils pas dire,
Dieux ! égalez le sort, & jouez contre nous. Peut-on
contempler attentivement la gravité qui régne autour d’une table
de Bassette, qu’on ne se represente un Sénat
occupé à régler les affaires les plus importantes ; si on
considere ce Jeu sous l’idée d’un Combat, n’est-on pas forcé à
accorder la plus haute admiration à l’ardeur infatigable de tant
de Guerriers, qui se disputent le terrain pouce après pouce ;
cette ardeur ne doit-elle pas fermer la bouche à ces Censeurs
atrabiliaires, qui osent trouver de l’oisiveté dans la vie d’un
Joueur. Y a-t-il une occupation plus noble, que la sienne ; par
les même moyens, dont il se sert pour étendre sa fortune, il
donne de l’étenduë à son ame ; il la rend plus grande, plus
noble, plus capable de braver les attaques du Destin ; qu’on ne
m’objecte pas ici certaines finesses ingenieuses, dont il se
sert quelquefois pour triompher des caprices du Hazard ;
n’a-t-il pas raison ? Ne sait-il pas, que pourvû qu’on ait de
l’argent, le monde est à present trop poli & trop discret,
pour aller examiner la méthode qu’on a suivie pour l’amasser ;
on est estimable quand on est riche, qu’importe de quelle
maniere on l’est devenu ? Puisque le Jeu est un amusement si
noble & si utile, les Dames ne sauroient mieux
faire que de s’y livrer, & d’y puiser un grand nombre de
vertus, qui paroissent inaccessibles à leur foiblesse naturelle.
Par là elles se forment d’abord à cette noble audace, qui semble
le partage de nôtre Sexe destiné au gouvernement des autres
Créatures. Elles contractent insensiblement un généreux mépris
des richesses, qui éleve leur ame au dessus de sa sphere
naturelle. Je ne sai comment sont faits les autres hommes, mais
pour moi je sens mon cœur inondé de la plus haute admiration,
quand je vois une de nos Dames sacrifier le bien de ses Enfans
avec ce même front serain, dont la Mere des Gracques contempla
les cadavres de ses Fils. Je ne dirai pas, que le mouvement,
qu’on se donne en remuant les dez est un exercice admirable pour
aider l’operation des eaux, & que rien ne met dans un plus
beau jour un bras bien tourné, & les rayons d’un beau
Diamant ; je sai bien que c’est la vérité ; mais une Joueuse
surmonte bien-tôt cette petitesse d’esprit de s’attacher à la
beauté & à l’ajustement ; des rubans & des Joyaux
pourroient-ils forcer l’entrée de ces ames fortes ; ne voit-on
pas clairement qu’elles n’ont pas la moindre
tendresse pour leurs appas ; ne dérangent-elles pas leurs traits
par des grimaces hideuses ? n’effacent-elles pas les lis &
les roses de leur teint par des veilles continuelles ? Toute
l’ambition de ces Dames est d’aprocher le plus qu’il est
possible de la force & de la constance de nôtre Sexe. Déja
elle ne nous font plus l’honneur de nous craindre en aucune
maniere : la confiance qu’elles ont dans leur vertu est si
grande, qu’au mépris de la médisance & de la calomnie elles
osent passer des nuits entieres avec les hommes les plus
dangereux. D’ailleurs je suis convaincu, qu’elles doivent avoir
une grande force d’esprit, & une conscience inébranlable ;
puis qu’elles vont directement de l’Eglise au Jeu & qu’elles
consacrent à cette occupation la plus grande partie du Dimanche.
En voilà assez pour prouver evidemment que les Joueurs de l’un
& de l’autre Sexe sont des personnes souverainement
respectables. Disons un mot de certains Poëtes aquatiques, dont
les Chants contribuent beaucoup à l’heureuse operation des
eaux ; on ne sauroit trop les encourager à multiplier leurs
œuvres, que dans le langage de ce lieu, on peut appeler de
veritables Alcalis. J’ai vû avec étonnement
l’effet merveilleux, que produisit un Electuaire lenitif
renfermé dans une de ces belles productions ; je puis vous
assurer que la Belle pour qui ce remede avoit été préparé, fut
tout autant soulagée par ce cornet de papier, que par
l’Electuaire même ; cependant telle est la malignité de certains
Beaux-Esprits, qu’ils osent répandre le venin de leurs Satyres,
sur des Ouvrages si salutaires ; que feroient-ils de plus, si
ces bonnes gens introduisoient dans le monde de dangereuses
nouveautez ; hélas, ils en sont bien éloignez, ils ne disent que
ce qu’on a dit mille fois avant eux ; l’Amant est embrasé au
milieu de l’eau, il trouve la mort où il cherchoit la guerison,
sa Belle toute occupée de ses propres maux est insensible aux
tourmens de celui qui l’adore. Je voudrois bien savoir quel mal
il y a dans ces phrases ; on n’y sauroit critiquer que la
frequente repetition ; mais voila justement ce qui en fait la
bonté ; cette vérité est tellement incontestable, qu’un habile
Medecin de ces lieux m’a assuré, que ces productions
spirituelles produisent de si heureux effets, que l’Opium en a
dans l’aîle, & qu’on ne s’en sert plus à Bath, depuis
plusieurs années. Ces eaux sont assistées encore
par un nombre prodigieux de Medecins tous gens du meilleur
naturel du monde. C’est à ces Messieurs charitables, que je dois
l’avantage d’avoir été guéri dans une seule Semaine de plus
d’indispositions, que je n’en ai euës pendant tout le cours de
ma vie ; peu s’en faut, qu’ils ne m’ayent donné la mort par un
pur principe d’humanité. A peine fus-je arrivé, qu’un habile
homme m’ordonna quelques goutes de je ne sai quoi, pour
réveiller un peu mes esprits, ce qui fit un effet si admirable,
que le lendemain une bonne fiévre me força à me faire saigner.
Le même jour on m’offrit un remede infaillible contre le
Scorbut, & j’eus gratis une recette contre la Consomtion ;
en vain voulus-je me dérober modestement à tant de graces; un
Apothiquaire détaché par un de mes Bienfaiteurs vint m’éveiller
de bon matin pour m’apporter un purgatif merveilleux ; je le
payai, mais je lui dis en même tems d’un air très serieux, que
je ne prenois jamais des remedes ; sur la foi de ce discours mon
Hôte me prit pour un Marchand Italien, qui craignoit le poison ;
mais l’Apothiquaire lui-même conjectura d’une
maniere plus judicieuse, que je devois être moi-même un Medecin.
La civilité accablante de ces habiles Membres de la Faculté me
força de hâter ma retraite de cet aimable séjour ; sans elle je
me serois donné le tems de faire quelques recherches sur la
nature de ces sources, auxquelles on attribuë tant de miracles,
& au lieu de cette Rapsodie, j’aurois pû donner un Traité
réglé sur tout ce qu’on voit là de remarquable : j’ai pourtant
mieux aimé en dire peu de chose que d’être assez ingrat pour
garder le silence sur les particularitez d’un lieu, où j’ai été
accablé de si grands bienfaits ; il est naturel, ce semble, que
tous ceux, à qui ce séjour a été avantageux, en marquent leur
reconnoissance d’une maniere proprtionnée à leurs talens & à
leurs moyens. Un Prince peut y fonder des Hôpitaux ; des gens
riches font bien de s’y répandre en charitez ; le celebre M.
Tompson a fait present d’une Cloche à cette Ville, & moi je
lui consacre une de mes feuilles volantes.
Metatextualidad
Comme j’ai
pris un titre qui m’oblige à l’humanité la plus étenduë, je
m’occuperai uniquement dans ce Discours, à calmer les
humeurs malignes, qui sont répanduës par tout ce corps
d’hommes & de femmes qui s’assemblent dans ces lieux. Je
veux par des operations morales imiter les operations
Phisiques de ces merveilleuses sources, en rendant aux
réputations malades toute leur vigueur, &
en remettant sur pieds des caracteres que la médisance a
rendus tout chancellants. Pourquoi ne suivrois-je pas
l’exemple de cet homme benin, qui avoit la coûtume de parler
charitablement des plus grands Scelerats de l’Univers, &
qui ne s’étoit jamais laissé échapper un terme rude, sinon
lors qu’un jour il dit d’un air fort serieux, que Neron
avoit été un vrai Baladin ? Après vous avoir préparé ainsi à
ce qui va suivre, Lecteur benevole, je vais vous régaler du
Panegirique des Joueurs ; j’avouë qu’autrefois j’ai eu la
témerité de parler fort cavalierement de cette classe
d’hommes, mais je me fais un honneur de me retracter ; je
sens trop qu’en m’opposant plus long-tems à l’opinion de
tout ce qu’il y a de grand & de distingué parmi mes
Compatriotes, je me rends coupable de l’orgueil le plus
impertinent ; hélas, s’il falloit regarder d’un œil de
mépris tous les adorateurs d’un aveugle hazard, quel vuide
n’y auroit-il pas dans les Antichambres de nos Grands ! Je
n’ai garde de changer des lieux si habitez en sombres
deserts ; j’aime mieux rendre justice aux premiéres têtes du
Royaume, & faire voir clairement,
qu’ils sont moins respectables par le rang qu’ils occupent,
que par une conduite, qui les en rend dignes.