Le Mentor moderne: Discours CXLIII.
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Nível 1
Discours CXLIII.
Citação/Lema
Mansuros rudibus chartis signare
figuras.
De peindre la Parole, & de parler aux Yeux.
Lucain.
Cet Art ingenieuxDe peindre la Parole, & de parler aux Yeux.
Nível 2
Lettre.
De quelque maniere que cette invention puisse avoir
réussi, il est toûjours incontestable, qu’elle est d’une utilité
extraordinaire, & qu’elle laisse bien loin derriére elle, la
méthode de nous communiquer nos pensées par des sons articulez,
qui est renfermée dans le bornes étroites du tems & du lieu.
Nous pouvons être pressez par un besoin extraordinaire de faire
passer nos idées jusques à un Ami absent ; nous pouvons avoir un
violent desir de profiter des lumieres d’un homme éclairé qui
est mort depuis plusieurs Siécles ; mais ce n’est pas des sons
que nous pouvons attendre un service si important ; il n’y a que
la merveilleuse invention des lettres, qui puisse nous le
rendre ; par ce moyen nous savons donner du corps à nos idées,
& égaler leur durée à celle du papier & de l’encre qui
en sont comme les vehicules. Cette maniere de
rendre nos pensées visibles, & de parler aux yeux, est en
quelque sorte équivalente à un sixiéme sens, puisque en peignant
la voix elle supplée au defaut de l’ouïe dans ceux, chez qui les
organes de ce sens sont defectueuses. Si quelques Peintres se
sont acquis une réputation immortelle, en attrapant un air de
visage, une perspective, une attitude, en un mot, en conservant
sur la toile quelque imitation de la Nature, qui s’imite sans
cesse elle-même ; quels applaudissemens ne faut-il pas donner à
celui, qui a sû le premier assujettir ses idées à son Pinceau,
& offrir à ses yeux le tableau de son esprit ? La Peinture
represente l’homme exterieur, l’écorce de l’homme ; elle ne
penetre pas à l’homme réel, à l’Etre raisonnable ; elle
n’atteint pas même à l’organe, qui peut découvrir l’homme
interieur ; elle peut nous donner une bouche parlante, où la
voix semble déja être sur les levres ; mais elle en reste là ;
la voix ne suit point. Le fameux Kneller peut offrir à nos yeux
la Majesté qui est répanduë sur toute la personne de nôtre
Reine ; mais c’est l’Histoire qui dira à la Posterité, que la
voix de cette Princesse a ce don particulier,
que, même, dans le discours ordinaire, elle surpasse les charmes
de la Musique la plus melodieuse. Mais à quoi sert de comparer,
avec d’autres Arts l’art decrire <sic> ; toute comparaison
de cette nature lui est injurieuse ; il vaut mieux entrer dans
l’examen des grands avantages quil <sic> nous procure.
C’est par cet art qu’un Negotiant en s’épargnant & les frais
& les fatigues d’un voyage peut lier commerce avec les
Habitans des deux Indes ; que deux Astronomes separez par tout
le diametre de nôtre Globe peuvent entrer au conferance, &
que d’un pole à l’autre on se communique ses pensées & ses
parolles, ses decouvertes, & ses lumieres. Cet Art rapproche
les tems & les lieux & surpasse infiniment l’industrie
des Egyptiens, qui savoient conserver les cadavres de leurs amis
pendant un grand nombre de siecles ; les Lettres conservent
l’Homme, mais ils en conservent la partie immortelle, &
elles rendent les morts utiles aux vivants ; c’est par elles que
Demosthene, Ciceron, Platon, Seneque, vous parlent encore, &
nous rendent plus éclairez & meilleurs ; sans elles l’Iliade
d’Homere, & l’Eneïde de Virgile auroient subi
le sort de leurs Auteurs, & nous aurions été privez des plus
excellentes productions de l’Esprit humain. Je n’en dirai pas
davantage ; mon unique but est de reveiller vos idées par les
miennes, & de vous donner occasion d’enrichir le public de
vos réfléxions sur un si fertile sujet.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Monsieur, Je m’étonne que
parmi ce grand nombre de choses agréables &
instructives, dont vous nous entretenez tous les jours,
il ne vous est jamais venu dans l’esprit de nous
communiquer quelques-unes de vos réfléxions sur la
Parole, & sur les Lettres. Je crois qu’elles
feroient bien autant de plaisir au Public, que tout ce
qui est sorti jusqu’ici de la gueule de vôtre Lion.
Voici un petit essai sur ce sujet, vous en
ferez l’usage que vous trouverez à propos. Je suis
&c. Philogramme.
Nível 4
« En
faisant une revûë générale des differentes especes
de Créatures vivantes dont toute la Terre est
presque remplie, on trouvera que celles qui
constituent les Classes les plus viles, comme les
Poissons, & les Insectes, sont entiérement
destituées de toute faculté de faire connoître leurs
besoins & leurs passions. D’autres Animaux, qui
paroissent destinez à vivre avec nous ont certains
moyens imparfaits d’exprimer par le son & par le
mouvement leur situation intérieure. Mais l’homme
seul possede l’Art de dépeindre, par des sons
articulez, les sentimens de son cœur, & les
idées de son esprit, quoique les organes, dont il
tire cet heureux secours ne paroissent pas autrement
constituées, que celles de plusieurs Créatures d’un
rang inferieur. Un avantage si considérable est
encore soûtenu, étendu, & embelli
par l’usage des lettres, dont l’invention a quelque
chose de si merveilleux, qu’on est tenté à ne le
point attribuer à l’intelligence bornée & au
pouvoir limité des hommes. On est conduit à cette
opinion par une difficulté presque insurmontable,
qui devoit naturellement traverser dans leur source
les succès de cette invention. Pour qu’elle pût
réussir, il falloit de nécessité que tous les hommes
s’accordassent à attacher les mêmes signes, aux
mêmes sons, de ce qui étoit la chose du monde la
plus arbitraire ; par conséquent il semble qu’ils
doivent avoir été conduits à cette uniformité par
une Autorité superieure qu’ils respectassent tous
également. C’est l’unique solution qui me paroisse
satisfaisante ; car dans le fond il y a aussi peu de
liaison entre les lettres & les sons qu’elles
indiquent, qu’il y en a entre ces sons mêmes, &
les idées, dont ils sont devenus les signes.
Cependant, malgré cette difficulté, qui est
augmentée de beaucoup, par la variété des Langages,
qui ont succedé à une seule Langue générale, les
Lettres sont à peu près chez toutes
les Nations au même nombre, & peu s’en faut, que
chacune d’elles ne désigne le même son ; ce qui
paroît marquer évidemment une Institution primitive
faite ou appuyée du moins, par une Autorité
superieure, à celle d’un homme. »
Metatextualidade
Je remplirai ce qui me reste encore de vuide dans
mon Cahier, du lambeau d’un Poëme composé par une Dame pour
celebrer l’heureuse invention de l’Ecriture. Je me plais à
inserer ici une partie de ce charmant ouvrage, non seulement
par ce qu’il appuie les réfléxions precedentes, mais encore,
par ce qu’il prouve, de la maniere la plus sensible, que le
Beau-Sexe a les mêmes talens que nous pour les Belles
Lettres. A mon avis tout ce qu’on peut alléguer de plus fort
contre les exhortations, dont je me suis servi, pour porter
les Dames à l’Etude, c’est que sans les avantages, qu’elles
pourroient tirer des sciences, elles ne sont deja que trop
dangereuses, & trop capables d’exercer sur nous un
empire souverain. Voici les vers en question.
Nível 3
O toy du Genre humain le soutien
& la gloire, Qu’a jamais les mortels benissent ta
memoire,
Toi, qui fus le premier par de magiques traits
Du cœur & de l’esprit exprimer les sécrets,
Débarasser du son tes parolles tracées,
Et survivre à toi-même, en fixant tes pensées ;
Que ton art merveilleux soulage nos desirs !
Quelle étenduë il donne aux plus touchans plaisirs,
Aux plaisirs enchanteurs, où tout cœur s’interesse,
Dont la source féconde est l’aimable tendresse ;
Avant toi, quand le sort arrachoit deux Amans,
Aux touchantes douceurs de leurs embrassemens,
Qu’il falloit qu’un Berger absent de sa Bergere,
Arrosât de ses plœurs une terre étrangere,
Que l’instant du départ étoit cruel, afreux ?
Et quel cœur resistoit à ce sort rigoureux ?
Je croi voir ses amans dans un morne silence
Déployer de leurs yeux la lugubre éloquence ;
Essayer leurs adieux, en begayant des mots,
Qu’interrompent cent fois leurs soupirs, leur sanglots ;
L’ame enfin de l’amant plus ferme, plus constante,
L’arrache avec effort aux bras de son amante ;
Interdite, immobile, elle le suit des yeux ;
Elle le perd de vûë, & reste dans ces lieux ;
Ses regards vont toûjours vers l’objet qu’elle adore ;
Elle ne le voit plus, & croit le voir encore,
Quelle ressource à-t-elle en ce funeste sort ?
L’absence d’un amant est une courte mort.
Pour nous grace à ton art par un heureux miracle,
Nous rapprochons les lieux, nous forçons tout obstacle,
Aux plus lointains climats, aux plus sombres prisons ;
Nous étendons des cœurs les douces liaisons ;
Une lettre vivante y sait porter nos flames,
Et vers un tendre amant conduit nos tendres ames.
Toi, qui fus le premier par de magiques traits
Du cœur & de l’esprit exprimer les sécrets,
Débarasser du son tes parolles tracées,
Et survivre à toi-même, en fixant tes pensées ;
Que ton art merveilleux soulage nos desirs !
Quelle étenduë il donne aux plus touchans plaisirs,
Aux plaisirs enchanteurs, où tout cœur s’interesse,
Dont la source féconde est l’aimable tendresse ;
Avant toi, quand le sort arrachoit deux Amans,
Aux touchantes douceurs de leurs embrassemens,
Qu’il falloit qu’un Berger absent de sa Bergere,
Arrosât de ses plœurs une terre étrangere,
Que l’instant du départ étoit cruel, afreux ?
Et quel cœur resistoit à ce sort rigoureux ?
Je croi voir ses amans dans un morne silence
Déployer de leurs yeux la lugubre éloquence ;
Essayer leurs adieux, en begayant des mots,
Qu’interrompent cent fois leurs soupirs, leur sanglots ;
L’ame enfin de l’amant plus ferme, plus constante,
L’arrache avec effort aux bras de son amante ;
Interdite, immobile, elle le suit des yeux ;
Elle le perd de vûë, & reste dans ces lieux ;
Ses regards vont toûjours vers l’objet qu’elle adore ;
Elle ne le voit plus, & croit le voir encore,
Quelle ressource à-t-elle en ce funeste sort ?
L’absence d’un amant est une courte mort.
Pour nous grace à ton art par un heureux miracle,
Nous rapprochons les lieux, nous forçons tout obstacle,
Aux plus lointains climats, aux plus sombres prisons ;
Nous étendons des cœurs les douces liaisons ;
Une lettre vivante y sait porter nos flames,
Et vers un tendre amant conduit nos tendres ames.