Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours CXXXIX.", dans: Le Mentor moderne, Vol.3\139 (1723), pp. 313-327, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4398 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours CXXXIX.

Citation/Devise► Fata viam invenient

Les destins se frayeront une route. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Metatextualité► L’Histoire suivante a été traduite depuis peu d’un Manuscrit Arabe ; j’y trouve ce gout oriental qui fait tant de plaisir, & comme elle n’a jamais été imprimée, je ne doute point qu’elle ne soit un vrai régal pour mes Lecteurs. ◀Metatextualité

Conte Persan.

Niveau 3► Récit général► Le nom de Helim est encore fameux [314] par tout l’Orient ; on l’appelle encore en Perse Helim le grand Médecin. Il avoit découvert toutes les forces secretes des simples, ils s’entendoient parfaitement aux influences des astres, & il avoit penetré dans tous les mysteres qui sont gravez sur le seau de Salomon Fils de David. Il étoit Gouverneur du Palais noir & le chef des Medecins d’Alnareschin le grand Roi de Perse.

Alnareschin étoit le plus redoutable tyran, qui eut jamais regné dans ces climats ; il étoit d’un naturel soupçonneux, & sanguinaire ; des jalouzies mal fondées l’avoient porté à donner la mort à trente cinq de ses sultanes, & a plus de vingt de ses fils, qu’il avoit accusez de conspirer contre sa vie. Fatigué à la fin d’exercer des cruautez si horribles sur sa propre famille, & craignant que toute la race des Caliphes ne vint à manquer, il envoya un jour quérir Helim, & lui parla de cette maniere. Helim, j’admire depuis long tems ta grande Sagesse, & ta maniere de vivre retirée ; je veux te faire voir a présent, jusqu’on s’étend la confiance que j’ai en toi. Deux fils me restent, qui sont encore dans l’enfance. Mon dessein est, que tu les prennes chez toi, que tu les éleves comme si tu [315] en étois le Pere, & que tu leur inspires ce gout pour l’Etude, qui detourne les ames des pensées ambitieuses. C’est ainsi que la race des Caliphes sera conservée, & que mes fils rempliront mon throne après ma mort sans y aspirer pendant ma vie. La volonté du Roi mon Seigneur soit faite, répondit Helim, & après s’être prosterné aux pieds du Monarque, il se retira. On conduisit d’abord les jeunes Princes chez lui, & depuis ce tems il ne negligea rien, pour les pousser dans l’Etude des sciences & de la vertu. Ils aimoient & ils respectoient Helim comme leur Pere, & ils firent de si grands progrez sous sa conduite, qu’a l’âge de vingt & un an ils étoient deja parfaitement instruits dans toutes les sciences de l’Orient ; Le nom de l’ainé étoit Ibrahim, & celui de l’autre Abdallah ; ils vivoient ensemble dans une si douce union, que jusques dans nous <sic> jours, pour dépeindre deux amis intimes, on dit qu’ils sont aussi étroitement liez, qu’Ibrahim & Abdallah.

Helim n’avoit qu’une seule fille, qui dans le corps le plus aimable logeoit l’ame la plus belle, & son Pere faisoit tous ses efforts pour la rendre, par une éducation soigneuse, la Femme la plus [316] parfaite de son Siécle. Comme les jeunes Princes étoient presque entierement éloignez du commerce du monde, ils se faisoient un charme de voir tous les jours cette charmante fille, qui les accompagnoit dans la même carriere des sciences, où Helim dirigeoit leurs pas. Abdallah d’un naturel plus tendre, qu’Ibrahim, conçut insensiblement tant d’amour pour les attraits & pour l’esprit de cette belle savante, qu’il croyoit ne pas vivre, quand il étoit éloigné de Balsora. La réputation de sa beauté étoit si éclatante & si étenduë, qu’elle parvint à la fin aux oreilles du Roi, qui sous prétexte de rendre visite aux Princes les fils satisfit sa curiosité. Il vit l’incomparable fille de Helim, & fut tellement enchanté des charmes de son visage, & des agréments de son esprit, qu’ayant fait chercher son Medecin le jour après, il lui dit, qu’il avoit résolu de le récompenser de tous ses services, en faisant à sa fille l’honneur de la placer avec lui sur le Throne de Perse.

Helim qui ne savoit que trop quel avoit été le sort des malheureuses femmes, qui étoient parvenuës à la même élévation, & qui n’ignoroit pas qu’un lien indissoluble unissoit les cœurs d’Abdallah [317] & de sa fille, se servit de toute son éloquence pour détourner le Caliphe de ce dessein. Que le Prophete, dit-il, éloigne un pareil desir de l’ame du Roi, & que le sang des Caliphes ne soit jamais souillé en se mêlant avec un sang si vil. . . . Ces discours sont superflus, lui repliqua le Roi, impatient de posseder une si charmante Epouze, ma volonté te doit suffire ; que dans ce moment Balsora soit amenée devant mon Throne, & toi demeure, pour la disposer à recevoir comme il faut la gloire que je lui prepare.

Peu de tems après Balzora parut devant le redoutable Alnareschin, sans deviner le dessein de ce Monarque ; elle étoit trop modeste, pour se mettre dans l’esprit que sa beauté eut fait des impressions si promtes & si fortes sur l’Esprit du Roi.

Elle parut aux yeux du Caliphe plus brillante que les Houris du Paradis ; mais à peine eut-elle entendu les intentions du Roi, qu’elle s’evanouït & qu’elle tomba à ses pieds comme morte ; Helim incapable de retenir ses plœurs employa tout son art pour la rappeller à la vie, & il fut assez heureux pour y reüssir ; Il répresenta à son maitre qu’aparemment l’ame de Balzora n’a-[318]voit pas pu s’ouvrir tout d’un coup à tant de gloire, & qu’il étoit necessaire qu’il la ramenât chez lui, pour la preparer par degrez a une destinée si peu attendue. Le Roi goûta cet expedient, & l’on porta chez elle la malheureuse Balsora, dont la douleur, en revoyant son cher & tendre Abdallah, augmenta tellement qu’elle tomba dans une fievre chaude. Le Roi fut convaincu du triste état, où elle étoit par plusieurs courtisans qui en avoient été les temoins oculaires, & il en sentit toute l’affliction, dont une ame comme la sienne pouvoit être susceptible. Pour Helim, il étoit dans un embarras inexprimable ; La pitié, que lui inspiroit une fille si digne de toute sa tendresse, lui fit trouver à la fin un expedient pour la garantir du plus grand des malheurs ; après avoir remis le calme dans son sang & dans son ame par ses remedes & par ses discours, il l’instruisit de son dessein, & il lui fit prendre une potion, qui devoit l’endormir pour plusieurs heures, & lui donner tout l’exterieur d’une personne expirée. Il alla ensuite annoncer au Caliphe la mort de la future Reine, avec tout l’air [319] d’un Pere mortellement affligé du trépas d’un Enfant unique, & son artifice eût tout le succès, qu’il pouvoit en esperer ; Ce Prince, qui n’étoit pas accoûtumé à se livrer trop à des sentimens d’humanité, se consola bien-tôt de cette perte ; cepandant l’amour qu’il avoit pour sa réputation lui fit dire au Chef de ses Medecins, que puisque tout l’empire savoit les desseins qu’il avoit eus pour Balsora, son intention étoit qu’elle fût honorée comme Sultane, & que son cadavre fut porté, dans le Palais noir, auprès des autres Reines décédées.

Abdallah, que le bruit public avoit instruit des intentions de son Pere, n’en étoit pas moins affligé, que l’objet de son tendre amour. On trouve dans l’Histoire de Helim, toutes les particularitez de la douleur de ce jeune Prince, qui tomba dans une maladie, que Hélim fit croire au Roi desesperée, & invincible par les remedes les plus efficaces. Je me contenterai de dire ici, que quelques jours après la mort feinte de sa fille, Helim donna au Prince amoureux une liqueur semblable à celle, qui avoit plongé Balsora dans un sommeil long & profond.

[320] C’est une coûtume parmi les Persans de porter sans ceremonie dans le Palais noir les personnes de la famille Royale, peu de jours après leur mort. Ce Palais est le Sepulcre general de tous ceux qui descendent des Caliphes, où qui leur sont unis par des alliances. Le chef des Medecins est toûjours Gouverneur du Palais noir, & sa fonction n’est pas seulement d’avoir soin de la Famille sainte pendant la vie, mais encore d’en embaumer les cadavres, pour les conserver après la mort. On donna à ce batiment le titre de noir, par ce qu’il est fait entierement de marbre de cette couleur le plus fin & le mieux poli, qu’il soit possible de voir ; cinq mille lampes éternelles, y répandent une vive lumiere, & il y a cent Portes d’Ebêne, dont chacune est gardée, jour & nuit par cent Esclaves noirs, qui empêchent tout le monde d’y entrer, excepté le chef des Medecins.

Helim après avoir fait conduire sa fille dans cet Edifice magnifiquement lugubre, l’ayant retirée de son sommeil artificiel, eut soin quelques jours après, de porter dans le même endroit l’Amoureux Abdallah, qui avoit pris de la main de Helim le même soporifere sans savoir [321] quelle en étoit la nature ; il n’est pas possible de peindre de couleurs assez vives la surprise & les transports de joye dans lesquels il fut en s’éveillant. Il se crut d’abord dans le sejour des bienheureux Croyants, & il s’imagina que l’esprit de sa Chere Balsora, morte peu de jours avant lui, venoit a sa rencontre, pour le feliciter de son heureuse arrivée dans le Paradis. Elle ne le laissa pas long-tems dans cette illusion ; elle lui dit dans quel lieu il se trouvoit avec elle ; mais son erreur dissipée ne diminua pas sa joye ; ce sejour de la mort & de l’horreur lui parut, dans la compagnie de son aimable Balsora, plus delicieux, que les jardins toûjours verts où Mahomet reçoit les Fidelles.

Le Chef des Medecins, qu’on supposoit occupé à embaumer ces deux corps entroit souvent dans de Palais noir, pour voir ce couple d’Amans parfaits. Tout son embarras étoit comment il les tireroit de ce palais, dont les portes, comme j’ai dit, étoient gardées avec tant de précaution ; Cette difficulté meloit aussi de l’amertume au bonheur des Amans enterrez. A la fin l’ingenieux Helim s’avisa, que la pleine Lune du mois Tizpa étoit prochaine ; C’est une [322] tradition reçûë parmi les Persans, que les ames de ceux de la famille Royale, qui sont morts fidelles & vertueux, sortent, à la premiere pleine Lune du mois, qui suit leur trepas, par la porte orientale du palais noir, pour prendre leur essor vers le sejour des Bienheureux ; c’est pour cette raison que cette porte est appelée la Porte du Paradis. Helim trouva bon de se servir de cette superstition du peuple ; lors que la nuit favorable à ses desseins fut venuë, il habille chacun des deux Amants d’une Robbe fine & legere de couleur d’azur il y ajouta un Voile voltigeant du plus fin lin qui trainoit à terre derriere eux ; il mit sur la tête d’Abdallah une couronne de Myrthe, & sur celle de Balsora une guirlande de fleurs, & il arrosa leurs habits des parfums les plus précieux de l’Arabie ; à peine la Lune brilla-t-elle avec tout son éclat, qu’il ouvrit secretement la Porte du Paradis, & qu’il la ferma de la même maniere, dès que les Amans y furent passez.

Les Esclaves noirs, qui étoient postez à quelque distance de cette porte, voyant une apparition si brillante, qui étoit encore relevée par la lumiere de la [323] Lune, & charmez des odeurs qui se répandoient des habits de ce beau couple, crurent d’abord fermement, que c’étoient les ames des deux personnes décédées depuis peu. Frappez de cette idée ces Esclaves se prosternerent la face contre terre à l’aproche de ces prétendus Bienheureux, & les laisserent passer sans oser plus jetter sur eux des regards profanes.

Le lendemain ils remplirent toute la ville du bruit, de ce quils avoient vû, mais les grands de la Cour, & le Caliphe lui-même consideroient leurs discours comme le compliment ordinaire, dont on étoit accoûtumé d’honorer les personnes de la Famille Royale. Helim avoit placé deux de ses Mules environ à un quart de lieuë du Palais noir, où il devoit joindre lui-même ses chers Enfans. C’est-là qu’il les trouva ravis de l’heureuse reussite de sa ruse innocente, & il les conduisit à une Maison qu’il avoit sur le Mont Khacan. L’air étoit tellement sain dans ce séjour, que Helim y avoit autrefois conduit le Caliphe lui-même pour le retablir d’une longue & dangereuse maladie. Ce Prince étant revenu dans sa Capitale en pleine santé avoit fait present à son Medecin de tou-[324]te cette Montagne, où il y avoit une belle Maison, & de très agréables Jardins. C’est dans cette douce retraite, que vécurent Abdallah, & Balsora, sans être jamais accessibles à l’ennui ; ils en étoient garantis par ces tresors de Sciences, qu’ils avoient également ramassez, & par une passion toûjours vive, qui les rendoit toûjours nouveaux l’un à l’autre. D’ailleurs Abdallah savoit varier ses occupations, & s’accommodant à la situation de sa demeure il se fit un plaisir de cultiver l’Art de l’Agriculture & du Jardinage où il fit de si heureux progrès, que pendant un petit nombre d’années il convertit toute la Montagne en Jardin ; bien-tôt on la vit couverte d’un bout à l’autre de Bois, de Bosquets & de Parterres. Helim étoit trop tendre Pere, pour ne pas fournir abondamment aux besoins de cet estimable Couple, & pour ne lui pas prodiguer tout ce qui pouvoit lui rendre cette solitude delicieuse.

Environ dix ans après le trépas feint de ces Amans, Alnareschin fut saisi par l’Ange de la Mort, & on plaça sur son Trône son Fils Ibrahim, qui après le décès de son Frere, avoit été rappellé à la Cour comme l’Heritier de l’Empire. Quoique pendant un tems considerable [325] il eut paru mortellement affligé de la perte de son Frere, Helim n’avoit pas osé lui confier un secret, dont la découverte pouvoit avoir des conséquences fatales, si elle parvenoit aux oreilles du Caliphe ; mais Ibrahim ne fut pas plûtôt monté sur le Trône, que Helim chercha l’occasion favorable, de lui faire un aveu, qui ne pouvoit que charmer un Prince d’un si excellent naturel. Il fut long-tems sans pouvoir trouver cet heureux moment, mais il le vit naître lors qu’il s’y attendoit le moins. Le jeune Roi s’étant séparé de ses Courtisans, dans l’ardeur de la Chasse, se trouva au pied de la Montagne de Khacan accablé de chaleur & de soif. Il vit une Maison & un chemin aisé qui pouvoit l’y conduire, & il ne balança point à y entrer ; bien-tôt il fut auprès du Château, & il y demanda quelques rafraîchissemens. Justement Helim y étoit ce jour-là ; il mit devant le Roi son Eleve les fruits & les Vins les plus exquis, & le voyant ravi d’un régal qui venoit si à propos, il lui dit qu’il avoit quelque chose d’infiniment meilleur encore à lui offrir ; là-dessus il lui développa tout le mystere, que depuis long-tems il souhaitoit si fort de lui faire [326] connoître ; un recit si extraordinaire excita dans l’ame du jeune Roi la surprise la plus grande & les transports de joye les plus vifs : Dans ce trouble agréable il voit entrer son Frere, qui conduisoit Balsora par la main ; il se leve brusquement du Sofa, sur lequel il étoit assis, & en s’écriant : C’est lui, c’est mon Abdallah ! il court à lui, l’embrasse étroitement & l’arrose de ses larmes. Tous ceux qui étoient presens à cette Scene touchante la contemploient dans un silence profond accompagné de ces pleurs, que répandent par les yeux les cœurs inondez de la joye. Le Roi, après avoir reproché à Helim, d’une maniere obligeante, la cruauté de lui cacher si long-tems un Frere de tant de merite, embrassa Balsora, & lui dit qu’à present elle alloit remplir sa destinée, & devenir Reine effectivement, puis qu’il alloit établir Abdallah Roi de toutes les Nations conquises au delà du Tygre ; Mais quel ne fut pas son étonnement ? quand il vit dans les yeux & dans tout l’air de ces Amans incomparables, que bien loin d’être transportez d’une offre si généreuse, ils préféroient leur retraite à la possession de la Souveraineté. Ils ajoûterent à ce langage muet les [327] priéres les plus fortes, & le Rois changeant d’intention leur fit present de tout le terrain qu’on pouvoit découvrir du sommet du Mont Khacan. Dès qu’Abdallah s’en vit possesseur, il étendit son industrie avec ses Terres, & il embellit toute cette vaste Campagne, de Grottes, de Fontaines, d’Allées, & de Berceaux ; en un mot, il en fit l’endroit le plus delicieux de tout l’Empire, & jusques dans nos jours on l’appelle le Jardin de la Perse.

Le Caliphe Ibrahim après un Régne long & fortuné mourut sans Enfans, & eut pour Successeur Abdallah, Fils d’Abdallah, & de Balsora. C’est ce Roi qui plaça le Siége de l’Empire sur le Mont Khacan où nous voyons encore un Palais, qui est le sejour favori de nos Monarques. ◀Récit général ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1