Le Mentor moderne: Discours CXXXVIII.
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Niveau 1
Discours CXXXVIII.
Citation/Devise
Aliquisque malo fuit usus in illo.
Il y avoit quelque utilité dans ce malheur.
Niveau 2
La charité, dit un ancien Auteur, est
une vertu qui reside dans le cœur, & non pas dans les mains.
Les dons & les Aumones sont les marques, & non pas
l’essence de cette vertu ; on peut prodiguer de grandes sommes
aux pauvres sans être charitable, & l’on peut avoir cette
excellente qualité, sans être en état de la produire au dehors.
La charité consiste dans une bienveuillance habituelle, qui est
dans le fond de l’Ame, & qui nous dispose à faire du bien
aux hommes, & sur tout a ceux, qui en ont besoin ; ce pauvre
dont le cœur est embelli par cette excellente disposition, doit
s’attendre à la récompense d’une vertu si utile au genre-humain,
aussi bien que celui, qui dans ces dispositions fondé un
college, ou un hôpital. Je puis dire de moi-même sans me flatter
trop, que je possede au plus haut degré la Charité
des indigens ; jamais je ne vois un miserable, sans que des
mouvemens de secours ne sortent de mon ame, inutiles mouvemens
pour lui ; il est vrai, mais mouvemens très satisfaisans pour
moi-meme. Je sens avec une douce joye, que je partage les maux
de tous ceux qui sont dans l’afliction, & si mon pouvoir
égaloit mes vœux, il n’y auroit ni douleur, ni pauvreté dans le
monde.
Metatextualité
Pour donner au Lecteur une
idée exacte de mes sentiments à cet égard, je lui
communiquerai ici l’Histoire secrette d’une partie de ma
vie :
Autoportrait
On saura, que pendant assez de
temps j’ai été occupé à chercher la fameuse pierre
philosophale je ne l’ai pas trouvée ; mais je m’en console
avec plusieurs autres, qui échouant dans leur principal
dessein, ont pourtant fait des decouvertes, qui les ont
dedommagez de leur travail, & de leurs dépenses. Je n’ai
pas eu cette même sorte de bonheur, mais j’en ai eu un
autre, que j’estime d’avantage ; mon ame à contracté dans le
cours de cette recherche une habitude de charité, qui m’a
rendu plus vertueux, que je n’aurois peut-être jamais été,
si je ne m’étois pas livré aux flatteuses illusions de
l’Alchimie. Comme je me persuadois, que
j’aurois bien-tôt de nouvelles Indes dans mon pouvoir, je
m’occupois sans rélache, à considerer de quelle maniere
j’employerois mes vastes thresors, au bien du Genre-humain.
Pour me mettre en état de prendre la dessus des mesures
justes, je me promenai pendant tout un jour dans la ville,
pour choisir les endroits les plus propres à y placer des
hopitaux, & de nouvelles Eglises ; car j’avois formé le
projet exécuté dans la suite par d’autres, de batir de
nouvelles Eglises dans Londres & dans Westmunster ; mais
au lieu de cinquante, je voulois en faire construire cent
tout à la fois ; & si mon grand dessein avoit reussi,
mes concitoyens les auroient vues achevées toutes ensemble,
en moins de douze mois. J’avois encore fait avec bien de la
peine une liste de tous les François refugiez, & des
effets que chacun d’eux avoit abandonné pour l’amour de la
Religion. Mon but étoit de leur rendre à tous, ce qu’ils ont
perdu par un si généreux sacrifice, & même j’avois pris
la résolution de donner le double, à ceux d’entre eux, qui
par toute leur conduite ont le mieux soutenu une action si
noble. Un jour que je me trouvois dans mon
Laboratoire, il arriva que celui qui devoit remplir mes
coffres, & qui pour cet effet venoit tous les matins de
l’autre bout de la ville, s’étoit donné une entorse proche
de l’Eglise de S. Clement. J’en fus si fort touché, que pour
donner, à ce grand homme, une marque durable de ma
gratitude, & pour rendre un service signalé aux Habitans
de cette Capitale, je formai le dessein de faire paver de
nouveau jusqu’aux moindres de nos ruës ; ce fut à peu près
dans le même tems que je projettai de réparer tous les
grands chemins de l’Angleterre, & de rendre toutes ses
Riviéres navigables. Frappé d’une Remarque du Chevalier
Guillaume Petty, qui trouve, que trois livres sterling par
an sufissent pour fournir à un homme toutes les choses
nécessaires à la vie, je m’étois mis fermement dans
l’esprit, de donner ce petit revenu à chaque sujet de la
grande Bretagne, laissant à leur travail & à leur
industrie à leur procurer le superflu. Me promenant un matin
auprès du magnifique Temple de Saint Paul, je m’arrestai
<sic> pour en considerer attentivement la structure ;
elle ne me satisfit pas entierement, quoiqu’il
me fut impossible d’en trouver la raison. Et c’en fut assez
pour me faire naitre l’envie de la faire abbatre & de la
rebatir à mes propres dépens. Comme je ne suis pas beaucoup
dominé par l’orgueil je ne songeois point à me mettre
extremement en frais, pour moi-même ; je me contentois d’un
carosse à six chevaux, & d’une demi douzaine de Laquais,
satisfait de vivre en Gentilhomme aisé. Dans ce tems-là les
affaires publiques étoient dans un assez triste état, la
guerre continuoit, de nouvelles taxes étoient introduites de
jour en jour, & le Peuple gemissoit sous le fardeau dont
ses épaules étoient accablées. La compassion, que
m’inspiroit le malheur de mes Compatriotes, m’engagea à
destiner toute une matinée à des réfléxions serieuses sur la
situation de ma Patrie. J’étois d’autant plus porté à
m’occuper de cette méditation salutaire, que j’étois forcé
de demeurer à la maison en Robbe de Chambre. La raison en
étoit, qu’après avoir fait une dépense terrible, j’avois été
contraint à la fin de mettre en gage mes habits, & mes
Perruques, pour trouver une somme d’argent, qui devoit être la derniere dont mon Operateur auroit besoin
pour mettre la derniere main au grand Œuvre : Dans cette
retraite forcée je fis plusieurs projets pour forcer
l’ennemi à nous demander la paix, mais ils me déplurent tous
également, quelques momens après leur naissance ; je me
resolus à la fin à le battre avec ses propres armes, &
je dressai un plan, qui l’auroit ruïné sans ressource en
trois mois de temps, si mon grand dessein avoit seulement
répondu à mes esperances. Pendant que j’étois plongé dans
cette reverie charitable j’entendis frapper à la porte ;
j’ouvris ; c’étoit un jeune garçon, qui m’apporta une lettre
de mon Laboratoire ; un air de misere répandu sur toute sa
figure m’inspira d’abord la pensée de faire sa fortune ; je
crus que l’honneur m’y obligeoit, & que je devois imiter
les Rois qui font des présens considerables à ceux qui leur
portent les prémieres nouvelles d’une victoire signalée ; je
savois que c’étoit l’heure de la Projection, que j’avois
deja attenduë avec impatience, pendant une demi-année
entiere, & je ne doutois point que la Lettre en question
ne m’annonçât ce grand succez. Dans cette idée
j’ouvre ma Lettre avec des transports de joye, & voici
ce que j’y trouve.
Je fus fort choqué du procedé indigne de cet
homme, & très mortifié du renversement de toutes mes
espérances, moins dans le fond pour l’amour de moi-même, que
pour l’amour du public ; j’ai été bien aise pourtant de
l’instruire ici de mes bonnes intentions, & j’espere que
ceux de mes Lecteurs qui auroient eu bonne part à mes
gratifications voudront bien prendre la volonté pour le
fait.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Après avoir tiré
de vous tout l’argent, dont vous pouvez vous passer,
je suis trop honnête homme, pour abuser plus
long-tems de vôtre naturel genereux, & je me
trouve obligé de vous avouër ingenument, que je
n’entends rien à la pierre Philosophale, non plus
que vous. Permettez-moi de vous dire pour vôtre
consolation, qu’il ne m’a jamais été possible de
faire donner un sot dans le panneau de ma science
imaginaire. Il faut avoir du savoir, & du genië,
pour être duement qualifié à être ma dupe. C’est
pour cette raison que je me suis addressé à vous,
chez qui je trouvois de rares talens de l’esprit,
accompagnez des biens de la fortune. Vous savez
mieux qu’un autre si j’ai pris mal mes mesures. Je
suis &c. P.S. J’ai fermé le Laboratoire, &
j’ai fourré la Clef sous la porte.