Le Mentor moderne: Discours CXXXVII.
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Nível 1
Discours CXXXVII.
Citação/Lema
Decipit exemplar vitiis
imitabile
Hor.
Nous sommes séduits par des exemples qu’on ne sauroit suivre, que par la route du vice.Nível 2
S’il y a quelque chose de triste au
monde c’est de voir un fat à la tête d’un <sic> famille ;
son malheureux Caractere infecte toute la maison. Sa femme &
ses Enfans ne sauroient s’empêcher de fixer sur lui leur
attention ; s’ils lui sont superieurs en bon-sens, il les déconcerte par tout ce qu’il fait, par tout ce qu’il
dit ; & s’ils n’ont pas plus de lumieres qui <sic>
lui, Imitateurs naturels de son tour d’esprit ils font tous les
jours des progrez considerables dans la folie, & dans
l’impertinence. Combien de fois n’ai-je pas été cruellement
mortifié en observant toute une troupe d’Enfans aimables, qui
disoient des fadaises au dessous de leur esprit, parce que leur
genie étoit arrêté par l’imitation de la sottise paternelle. La
stupidité d’un pere suffit pour éteindre dans un Enfant le feu
d’un esprit peu commun, ou du moins, pour le gâter, en y donnant
un mauvais tour presque irremediable ; Par tout où l’on trouve
un chef de Famille foible & ridicule, on entend retentir
tous les appartemens de sa maison de la repetition odieuse de
ses fades plaisanteries, de ses quolitets usez, & de ses
insipides lieux communs. C’est là un des plus forts motifs qui
m’ont fait recommander aux Femmes, les exercices capables de
former leur bon-sens & leur esprit ; si elles veulent bien
suivre mon conseil, les Enfants auront desormais une double
chance pour gagner de la raison. Si le Pere leur manque, cette
perte pourra être réparée par la Mere. J’avouë que
c’est une situation mortifiante dans une famille, quand la Femme
y est plus habile, que le mari, mais encore cet inconvenient
est-il preferable à la disette entiere d’esprit & de
connoissances, dans toute une maison. Il est d’une tres grande
utilité, que du moins une des personnes, qui la gouvernent soit
en état de donner des exemples de bon-sens au petit Etat, que la
nature à soumis à leur empire. Si l’extravagance dans un Pere de
famille à des suites si fâcheuses, quelles influences n’y
répand-il pas, s’il se laisse gouverner par le vice, qui par sa
nature est plus pernicieux & plus séducteur, que le
derangement de l’esprit ? Le debauché se multiplie dans tous les
membres de son domestique. Ses fils sont les échos de ses
obscenitez, & de ses imprecations. Par ses discours infames
il efface insensiblement la pudeur de ses filles, ou bien il les
force à chaque moment, de rougir d’une double honte. Les laquais
même seront de jolis garçons selon la méthode de leur Maitre.
Ils se formeront tous les jours par ses leçons indirectes, &
ils brilleront dans la cuisine, par la
reverberation de ses infamies, qui ont éclaté dans la salle.
Qu’on prenne un de ses valets, qu’on le reveste de ses titres
& de ses dignitez, vous aurez de la peine à le distinguer
d’avec Milord lui-même ; ce sont les mêmes turlupinades, les
mêmes serments, la même sorte de Bel-esprit. C’est par
conséquent un avantage bien considerable pour une famille, que
d’avoir pour Directeur un homme sensé & vertueux ; La
premiere de ces qualitez n’est pas toûjours au pouvoir d’un
homme ; Mais si l’on n’est pas le maitre d’avoir un grand genie,
on l’est du moins de n’avoir pas un mauvais cœur. On peut au
moins donner des exemples de Modestie, de Temperance, de
Frugalité, de Religion & d’autres vertus, qui, quoiqu’ils
soient les plus grands ornements de la Nature humaine, peuvent
être pratiquez par des esprits bornez. Quand je lis ce que les
Histoires nous disent du fameux Pythagore, je vois avec un
plaisir sensible les heureux effets, que ses vertus, & ses
lumieres ont produit dans toute sa famille. Ce Philosophe
excellent après avoir renfermé dans son ame tout
le savoir de sa patrie, voyagea par tout le monde connu alors,
pour s’entretenir avec les savants distinguez de tous les pais ;
par là il concentra dans son ame toute l’erudition, toute la
sagesse de tout son siecle, & il est encore admiré par les
plus habiles gens de nos jours, comme un prodige de science. Sa
femme Théano ecrivit plusieurs livres, & aprez sa mort elle
enseigna sa Philosophie dans son Ecole frequentée par un nombre
prodigieux de disciples de tous les endroits de l’univers. Il
nous reste d’elle plusieurs Apophtegmes admirables ; je ne ferai
mention ici que d’un seul, parce qu’il fait autant d’honneur à
sa vertu qu’à ses lumieres. Une personne de son sexe lui ayant
demandé, quand il étoit permis à une Femme de prier les Dieux,
aprez avoir eu commerce avec un homme, Si c’est avec son Mari,
repondit elle, le lendemain ; si c’est avec un etranger, jamais.
Pythagore avoit de cette Dame deux fils, & trois filles ;
ses deux fils Telauge, & Menesarque étoient des Philosophes
du premier ordre, & ils soutinrent leur Mere, dans le
gouvernement de l’Ecole Pythagoréenne. Une de ses
filles s’appeloit Arignote ; ses ouvrages subsitoient encore du
temps de Porphyre, & ils étoient generalement admirez. Damo
une autre de ses filles eut cet honneur particulier, que son
Pere avant sa mort lui confia ses écrits, avec défense de les
communiquer à tout autre, qu’à ceux de la famille ; Elle suivit
ces ordres de ce grand-homme avec une exactitude scrupuleuse,
& même au peril de sa vie ; on lui offrit une tres grande
somme pour ces ouvrages merveilleux ; mais elle aima mieux vivre
dans la disette, que de desobeir à la derniere volonté de son
illustre Pere. La troisieme de ses filles fut appellée Myïa,
dont la vie & les productions faisoient encore beaucoup de
bruit du tems de Lucien ; elle étoit d’une vertu si pure &
si distinguée, que pendant, qu’elle étoit fille, elle fut
choisie dans une solennité publique, pour conduire toute la
bande des vierges, & qu’etant mariée elle eut l’honneur
d’être à la tête des Matrones dans une ceremonie pareille. La
mémoire de cette femme savante fut tellement honorée de ses
compatriottes ; qu’aprez sa mort sa maison fut convertie en
Temple, & qu’on donna à la rûë oú elle avoit
demeuré le nom de Musæum, ou de séjour des Muses. Ce Sage, cet
homme de bien, fut aussi heureux maitre, qu’heureux Pere, &
son Erudition gagna ses domestiques comme ses Enfants. Deux de
ses esclaves firent de si grand progrès sous lui, qu’ils se
distinguerent entre les principaux de sa secte ; Ils
s’appelloient Astræ, & Zamolxes. Ce seul exemple nous
developpe evidemment le merite utile d’un pere de famille, qui
s’acquite de ses nobles devoirs avec ardeur, & avec
constance ; si tous les Peres, si tous les maitres vouloient
bien suivre un si genereux exemple, on verroit bientôt une
barriere efficace opposée à la dépravation des mœurs & aux
vices insolents, qui font le funeste caractere de ce siecle,
& qu’il est plus aisé de deplorer, que de réformer seulement
en partie.