Discours CXXXII. Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Mario Müller Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 01.06.2018 o:mws.6877 Justus Van Effen : Le Mentor moderne ou Discours sur les mœurs du siècle ; traduit de l'Anglois du Guardian de Mrs Addisson, Steele, et autres Auteurs du Spectateur. La Haye : Frères Vaillant et N. Prévost, Tome III, 254-264 Le Mentor moderne 3 132 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Sitten und Bräuche Costumi Manners and Customs Costumbres Mœurs et coutumes Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Moral Morale Morale Moral Morale Männerbild Immagine di Uomini Image of Men Imagen de Hombres Image de l'homme France 2.0,46.0

Discours CXXXII.

Gnossius hæc Radamantus habet durissima regna,Castigatque, auditque dolos, subigitque sateri,Quæ quis apud superos, furto lætatus inani,Distulit in seram, Commissa piacula, mortem.

Radamante gouverne ce triste Royaume ; il écoute les ombres, & leur inflige les punitions que leurs crimes ont meritez : il les force à avouër les forfaits, qu’elles ont été charmées de dérober aux yeux des hommes, mais qu’après la mort elles s’efforceroient en vain à cacher à ses regards penetrants.

Une rélation que j’avois lûë touchant la République des Fourmis, me fit comparer hier la diligence des hommes avec celle des brutes, il me fut impossible de ne pas remarquer, que quoique nôtre raison nous oblige à une activité continuelle, comme les animaux y sont poussez par leur instinct, nous ne laissons pas de leur être fort inferieurs à cet égard. Nous sommes d’autant plus inexcusables sur cet article, qu’une plus grande variété de toutes sortes d’affaires semble nous éveiller à chaque instant, & nous exciter au travail. La raison ouvre devant nous un vaste champ d’occupations, dont les autres animaux sont entierement incapables ; Les Bêtes considerées dans une liberté absoluë partagent d’ordinaire tout leur tems entre le travail, & le sommeil ; elles sont occupées, ou endormies, & tout le tems qu’elles veillent est employé à chercher leur nourriture & à s’en servir. Il n’y a que les hommes, qui ont du tems de reste, témoin ces indignes plaintes, je m’ennuie ; je ne say à quoy m’amuser ; je voudrois que ce jour fut deja fini : murmures infames dans la bouche d’un Etre, qui ose prendre le titre de raisonnable. Expressions monstrueuses, pour de creatures, à qui l’ame aussi bien que le corps, peut fournir des occupations utiles & agréables ! Outre les affaires particulieres, ou nous engage nôtre profession, nous pouvons nous appliquer à la méditation, à de bonnes Lectures, à des conversations instructives, à l’examen & à la pratique des devoirs de la Religion. Quelle infamie de s’ennuyer, lors qu’on peut donner un noble exercice à toutes ses facultez dans la recherche illimitée de la verité & de la vertu, & qu’on peut employer chaque heure de son tems à se rendre plus habile & meilleur.

Après avoir été plongé pendant quelque tems dans ces reflexions, je voulus les éloigner de mon esprit par quelque lecture amusante, conformement à ma coûtume de détendre mon ame, pour ainsi dire, avant que de me mettre au lit. Le livre, qui me rendit ce service étoit Lucien, ou, pendant une petite heure je promenai mes pensées parmi des morts de differents characteres ; ce fut là, selon toutes les apparences, la source du songe suivant.

Je crus me trouver à l’entrée du Royaume de Pluton, où je vis Radamante un des Juges des Enfers assis sut son Tribunal, à sa gauche se tenoit le Gouverneur du noir Tartare, & à sa droite celui des Champs Elizées. Il avoit destiné toute cette Séance à examiner la conduite des femmes, & à fixer leur destinée en leur assignant leur sejour éternel. Je fus fort surpris en lui entendant adresser à toute l’Assemblée une seule & même question, savoir, à quoi vous êtes-vous occupez pendant vôtre vie ? Les personnes, que cette question concernoit, en parurent aussi étonnées, que moi ; un morne silence régnoit parmi elles, & elles se regardoient d’un œil effaré, comme si elles ne savoient que répondre. Là-dessus Radamante changea de methode, & trouva à propos de faire cette demande à chacune à part ; Vous, Madame, dit-il à celle qui étoit la plus proche de lui, vous avez été sur la terre pendant cinquante ans, à quoi vous y êtes-vous occupée ; Occupée ? réponsit-elle, Helas, Monsieur, en bonne verité je ne sai pas à quoi je m’y suis occupée ; donnez-moi je vous prie le tems de me recœuillir. Après avoir rêvé pendant une demi-heure, elle dit à la fin, qu’elle s’étoit occupée à jouer à l’Ombre, & à Quinquille ; là-dessus le Juge fit signe à l’Officier qui étoit à sa main gauche, de s’en saisir, & de l’emmener. Et vous, Madame, continua Radamante, vous qui avez dans la Phi-sionomie une langueur si douce, & si insinuante, je croi que vous êtes sortie du monde à l’âge de dix-neuf ans ; quelle a été vôtre occupation pendant tout ce tems. J’ai eu toûjours beaucoup d’affaires, Monsieur, répondit-elle ; les douze premieres années de ma vie, je me suis occupée à ajuster mes Poupées, & pendant tout le reste j’ai lû un nombre prodigieux de Comedies & de Romans ; fort bien, répondit le Juge, vous avez fait là un usage admirable de vôtre tems ? Qu’on l’amene, & qu’on la place auprès des gens de sa sorte. Il s’adressa ensuite à une Villageoise qui avoit un air fort simple ; & vous, ma bonne Femme, lui dit-il, à quoi vous êtes-vous occupée là Haut ; ne v’sen <sic> deplaise, Monsieur, dit-elle, je n’avois pas encore tout à fait quarante ans quand je suis defuncte, & stanpandant, j’ai fait pour mon homme sept filles grandes comme Pere & Mere, & plus de neuf mille fromages ; je lui ai laissé nôtre ainée pour prendre garde à ses affaires, pendant que je n’y fis pas, & c’est bien la meilleure minagere de tout le Village da ; Radamante soûrit à la simplicité de cette honnête personne, & ordonna au Gouverneur du sejour des Bienheureux d’avoir soin d’elle. Pour vous, ma belle Dame, poursuivit-il, à quoi vous êtes-vous occupée pendant les trente-cinq années de votre vie ; je puis vous assurer, Monsieur, repartit-elle, que je n’ai pas fait le moindre mal à ame, qui vive. Voila qui est bien, repliqua-t-il, mais quelles ont été vos bonnes actions ? La Dame fut extrêmement troublée de cette seconde demande ; confuse, honteuse, embarassée elle ne savoit qu’y répondre, & les deux Officiers partirent en même tems pour s’en saisir ; l’un la prit par la main, pour la conduire aux Champs Elizées, & l’autre la tira à lui pour la mener au Tartare ; mais l’équitable Radamante découvrant dans tout son air une modestie naïve & prévenante, commanda qu’on la laissât en repos, jusqu’à ce qu’il l’eut examinée une autre fois plus à loisir.

Celle, qui se trouva alors devant le Tribunal étoit une Vieille d’une mine farouche & orgueilleuse. Etant interrogée sur la nature de ses occupations, j’ai vêcu, répondit-elle, pendant soixante & dix années dans un monde pervers & corrompu, & j’ai été si choquée de la conduite d’un tas de précieuses, & de coquettes, que j’ai passé la plus grande partie de mon tems à déclamer contre les extravagances, qui avoient la vogue dans le monde ; je me suis fait une occupation serieuse de mettre dans leur jour le plus bideux les défauts des hommes, afin d’en détourner, par une horreur salutaire, ceux, qui ne s’y étoient pas encore abîmez. Fort bien, repartit Radamante, mais veillâtes vous avec la même exactitude scrupuleuse sur vos propres actions ; Eh mais, repliqua-t-elle, j’étois tellement attâchée à publier les mœurs déréglées des autres, que je n’avois pas le loisir de faire attention aux miennes. Defilez du côté gauche, s’il vous plaît, lui dit le Juge d’un front sourcilleux. Et vous, Madame, vous avez bien quatre-vingts ans si je ne me trompe, vous venez d’entendre la question, qu’y répondez-vous. Helas, Monsieur, dit celle-ci, je vous avouë naturellement, que j’ai fait la plûpart du tems ce que je ne devois pas faire, mais j’avois pris une ferme résolution de changer de conduite, je n’avois pas été enlevée de la terre par une mort prématurée. Belle résolution, repartit le Juge, avec un souris mocqueur, ayez la bonté, Madame, de suivre vôtre Conducteur ; jettant ensuite les yeux sur une personne qui paroissoit à peu près du même âge, il l’interrogea de la même maniere. Voici ce que cette Matrone lui répondit. J’ai été l’Epouse d’un homme de merite qui dans sa vieillesse m’étoit aussi cher qu’à la flœur de son âge. J’ai été Mere, & mes Enfans ont beaucoup contribué à ma félicité, ils m’ont récompensé par leur bonne conduite des efforts, que j’avois faits pour leur inspirer, dès le berceau, les sentimens les plus vertueux ; Mon fils aîné s’attire la benediction de tous les pauvres, & l’estime de tous les gens de bien ; je me suis toûjours renfermée dans ma famille, occupée principalement de mes affaires domestiques, que j’ai laissées en meilleur état, que je ne les avois trouvées. Radamante qui connoissoit tout le merite de la Dame, & la verité de son Discours l’honora d’un souris gracieux, qui fut d’abord compris par l’Officier qu’il avoit à sa droite ; dès qu’il eut pris la main de cette venerable Matrone, ses rides s’évanouïrent, un feu nouveau anima ses yeux, un rouge aimable se répandit sur ses jouës, & elle étala à mes regards toute la beauté qui convient au Printems de l’âge.

Une jeune Femme remarquant, que ce Guide des Bienheureux avoit le pouvoir de donner tant de charmes à celles qu’il touchoit seulement, souhaita avec ardeur de tomber entre ses mains, & fendit la presse, afin de voir au plûtôt chez elle une si heureuse métamorphose. Elle répondit à la question ordinaire, que depuis sa treiziéme année jusqu’à l’âge de vingt-cing, elle n’avoit rien négligé, pour se rendre aimable, & pour s’attirer un grand nombre d’Adorateurs. Pour y réussir, continua-t-elle, j’ai employé presque tout mon tems à mettre en bouteilles de la rozée du mois de Mai, à inventer des fards, à couper, & à bien placer des mouches, à consulter mon Miroir, à assortir mes ajustemens à mon teint, à découdre mon tour de gorge, à baisser mon corps, à hausser. . . . Le Juge ne lui donna pas le tems d’achever, & il fit signe au Gouverneur du Tartare de l’enlever au plus vîte ; à peine se fut-il approché de cette Coquette, qu’on la vit changer entierement ; sa couleur devint pâle & livide, ses yeux s’éteignirent, son embonpoint disparut, une laideur affreuse se répandit sur toute sa figure, & on la cherchoit en vain dans elle-même.

Dans ce même moment mes oreilles furent frappées, du bruit encore éloigné, que faisoit une grande troupe de Femmes, qui sembloient avancer, en dansant, en chantant, & en poussant de grands éclats de rire. J’étois fort curieux de savoir la reception que leur feroit Radamante, & je craignois bien qu’il ne rabatit terriblement leur joye. Mais à mesure qu’elles aprochoient le bruit devint si éclatant, que j’en fus réveillé.

En reflechissant sur un Songe si particulier je ne pus m’empêcher de me demander à moi-même très serieusement ; & vous, de quoi vous occupez-vous ? Que pouvois-je me répondre, sinon que je m’occupois à faire des feuilles volantes ; pourvû que le Public veuille bien seconder mes intentions, & en faire un aussi bon usage, que je le souhaite, j’ose esperer qu’elles ne me chargeront pas la conscience, comme les fruits d’un travail inutile.

Qu’en dites-vous, Messieurs mes Lecteurs ? Feriez-vous trop mal de vous faire de tems en tems la même question ? Vous n’y manquerez pas, si vous m’en croyez ; c’est le vrai moyen, de vous arrêter dans vos amusements infructueux, & dans vos occupations criminelles ; je dis plus, c’est le vrai moyen de vous animer à tout ce qui est grand & ver-tueux, & de corriger de jour en jour ces habitudes vicieuses, dont les meilleures Chrêtiens ont encore des restes mortifians.

Discours CXXXII. Gnossius hæc Radamantus habet durissima regna,Castigatque, auditque dolos, subigitque sateri,Quæ quis apud superos, furto lætatus inani,Distulit in seram, Commissa piacula, mortem. Radamante gouverne ce triste Royaume ; il écoute les ombres, & leur inflige les punitions que leurs crimes ont meritez : il les force à avouër les forfaits, qu’elles ont été charmées de dérober aux yeux des hommes, mais qu’après la mort elles s’efforceroient en vain à cacher à ses regards penetrants. Une rélation que j’avois lûë touchant la République des Fourmis, me fit comparer hier la diligence des hommes avec celle des brutes, il me fut impossible de ne pas remarquer, que quoique nôtre raison nous oblige à une activité continuelle, comme les animaux y sont poussez par leur instinct, nous ne laissons pas de leur être fort inferieurs à cet égard. Nous sommes d’autant plus inexcusables sur cet article, qu’une plus grande variété de toutes sortes d’affaires semble nous éveiller à chaque instant, & nous exciter au travail. La raison ouvre devant nous un vaste champ d’occupations, dont les autres animaux sont entierement incapables ; Les Bêtes considerées dans une liberté absoluë partagent d’ordinaire tout leur tems entre le travail, & le sommeil ; elles sont occupées, ou endormies, & tout le tems qu’elles veillent est employé à chercher leur nourriture & à s’en servir. Il n’y a que les hommes, qui ont du tems de reste, témoin ces indignes plaintes, je m’ennuie ; je ne say à quoy m’amuser ; je voudrois que ce jour fut deja fini : murmures infames dans la bouche d’un Etre, qui ose prendre le titre de raisonnable. Expressions monstrueuses, pour de creatures, à qui l’ame aussi bien que le corps, peut fournir des occupations utiles & agréables ! Outre les affaires particulieres, ou nous engage nôtre profession, nous pouvons nous appliquer à la méditation, à de bonnes Lectures, à des conversations instructives, à l’examen & à la pratique des devoirs de la Religion. Quelle infamie de s’ennuyer, lors qu’on peut donner un noble exercice à toutes ses facultez dans la recherche illimitée de la verité & de la vertu, & qu’on peut employer chaque heure de son tems à se rendre plus habile & meilleur. Après avoir été plongé pendant quelque tems dans ces reflexions, je voulus les éloigner de mon esprit par quelque lecture amusante, conformement à ma coûtume de détendre mon ame, pour ainsi dire, avant que de me mettre au lit. Le livre, qui me rendit ce service étoit Lucien, ou, pendant une petite heure je promenai mes pensées parmi des morts de differents characteres ; ce fut là, selon toutes les apparences, la source du songe suivant. Je crus me trouver à l’entrée du Royaume de Pluton, où je vis Radamante un des Juges des Enfers assis sut son Tribunal, à sa gauche se tenoit le Gouverneur du noir Tartare, & à sa droite celui des Champs Elizées. Il avoit destiné toute cette Séance à examiner la conduite des femmes, & à fixer leur destinée en leur assignant leur sejour éternel. Je fus fort surpris en lui entendant adresser à toute l’Assemblée une seule & même question, savoir, à quoi vous êtes-vous occupez pendant vôtre vie ? Les personnes, que cette question concernoit, en parurent aussi étonnées, que moi ; un morne silence régnoit parmi elles, & elles se regardoient d’un œil effaré, comme si elles ne savoient que répondre. Là-dessus Radamante changea de methode, & trouva à propos de faire cette demande à chacune à part ; Vous, Madame, dit-il à celle qui étoit la plus proche de lui, vous avez été sur la terre pendant cinquante ans, à quoi vous y êtes-vous occupée ; Occupée ? réponsit-elle, Helas, Monsieur, en bonne verité je ne sai pas à quoi je m’y suis occupée ; donnez-moi je vous prie le tems de me recœuillir. Après avoir rêvé pendant une demi-heure, elle dit à la fin, qu’elle s’étoit occupée à jouer à l’Ombre, & à Quinquille ; là-dessus le Juge fit signe à l’Officier qui étoit à sa main gauche, de s’en saisir, & de l’emmener. Et vous, Madame, continua Radamante, vous qui avez dans la Phi-sionomie une langueur si douce, & si insinuante, je croi que vous êtes sortie du monde à l’âge de dix-neuf ans ; quelle a été vôtre occupation pendant tout ce tems. J’ai eu toûjours beaucoup d’affaires, Monsieur, répondit-elle ; les douze premieres années de ma vie, je me suis occupée à ajuster mes Poupées, & pendant tout le reste j’ai lû un nombre prodigieux de Comedies & de Romans ; fort bien, répondit le Juge, vous avez fait là un usage admirable de vôtre tems ? Qu’on l’amene, & qu’on la place auprès des gens de sa sorte. Il s’adressa ensuite à une Villageoise qui avoit un air fort simple ; & vous, ma bonne Femme, lui dit-il, à quoi vous êtes-vous occupée là Haut ; ne v’sen <sic> deplaise, Monsieur, dit-elle, je n’avois pas encore tout à fait quarante ans quand je suis defuncte, & stanpandant, j’ai fait pour mon homme sept filles grandes comme Pere & Mere, & plus de neuf mille fromages ; je lui ai laissé nôtre ainée pour prendre garde à ses affaires, pendant que je n’y fis pas, & c’est bien la meilleure minagere de tout le Village da ; Radamante soûrit à la simplicité de cette honnête personne, & ordonna au Gouverneur du sejour des Bienheureux d’avoir soin d’elle. Pour vous, ma belle Dame, poursuivit-il, à quoi vous êtes-vous occupée pendant les trente-cinq années de votre vie ; je puis vous assurer, Monsieur, repartit-elle, que je n’ai pas fait le moindre mal à ame, qui vive. Voila qui est bien, repliqua-t-il, mais quelles ont été vos bonnes actions ? La Dame fut extrêmement troublée de cette seconde demande ; confuse, honteuse, embarassée elle ne savoit qu’y répondre, & les deux Officiers partirent en même tems pour s’en saisir ; l’un la prit par la main, pour la conduire aux Champs Elizées, & l’autre la tira à lui pour la mener au Tartare ; mais l’équitable Radamante découvrant dans tout son air une modestie naïve & prévenante, commanda qu’on la laissât en repos, jusqu’à ce qu’il l’eut examinée une autre fois plus à loisir. Celle, qui se trouva alors devant le Tribunal étoit une Vieille d’une mine farouche & orgueilleuse. Etant interrogée sur la nature de ses occupations, j’ai vêcu, répondit-elle, pendant soixante & dix années dans un monde pervers & corrompu, & j’ai été si choquée de la conduite d’un tas de précieuses, & de coquettes, que j’ai passé la plus grande partie de mon tems à déclamer contre les extravagances, qui avoient la vogue dans le monde ; je me suis fait une occupation serieuse de mettre dans leur jour le plus bideux les défauts des hommes, afin d’en détourner, par une horreur salutaire, ceux, qui ne s’y étoient pas encore abîmez. Fort bien, repartit Radamante, mais veillâtes vous avec la même exactitude scrupuleuse sur vos propres actions ; Eh mais, repliqua-t-elle, j’étois tellement attâchée à publier les mœurs déréglées des autres, que je n’avois pas le loisir de faire attention aux miennes. Defilez du côté gauche, s’il vous plaît, lui dit le Juge d’un front sourcilleux. Et vous, Madame, vous avez bien quatre-vingts ans si je ne me trompe, vous venez d’entendre la question, qu’y répondez-vous. Helas, Monsieur, dit celle-ci, je vous avouë naturellement, que j’ai fait la plûpart du tems ce que je ne devois pas faire, mais j’avois pris une ferme résolution de changer de conduite, je n’avois pas été enlevée de la terre par une mort prématurée. Belle résolution, repartit le Juge, avec un souris mocqueur, ayez la bonté, Madame, de suivre vôtre Conducteur ; jettant ensuite les yeux sur une personne qui paroissoit à peu près du même âge, il l’interrogea de la même maniere. Voici ce que cette Matrone lui répondit. J’ai été l’Epouse d’un homme de merite qui dans sa vieillesse m’étoit aussi cher qu’à la flœur de son âge. J’ai été Mere, & mes Enfans ont beaucoup contribué à ma félicité, ils m’ont récompensé par leur bonne conduite des efforts, que j’avois faits pour leur inspirer, dès le berceau, les sentimens les plus vertueux ; Mon fils aîné s’attire la benediction de tous les pauvres, & l’estime de tous les gens de bien ; je me suis toûjours renfermée dans ma famille, occupée principalement de mes affaires domestiques, que j’ai laissées en meilleur état, que je ne les avois trouvées. Radamante qui connoissoit tout le merite de la Dame, & la verité de son Discours l’honora d’un souris gracieux, qui fut d’abord compris par l’Officier qu’il avoit à sa droite ; dès qu’il eut pris la main de cette venerable Matrone, ses rides s’évanouïrent, un feu nouveau anima ses yeux, un rouge aimable se répandit sur ses jouës, & elle étala à mes regards toute la beauté qui convient au Printems de l’âge. Une jeune Femme remarquant, que ce Guide des Bienheureux avoit le pouvoir de donner tant de charmes à celles qu’il touchoit seulement, souhaita avec ardeur de tomber entre ses mains, & fendit la presse, afin de voir au plûtôt chez elle une si heureuse métamorphose. Elle répondit à la question ordinaire, que depuis sa treiziéme année jusqu’à l’âge de vingt-cing, elle n’avoit rien négligé, pour se rendre aimable, & pour s’attirer un grand nombre d’Adorateurs. Pour y réussir, continua-t-elle, j’ai employé presque tout mon tems à mettre en bouteilles de la rozée du mois de Mai, à inventer des fards, à couper, & à bien placer des mouches, à consulter mon Miroir, à assortir mes ajustemens à mon teint, à découdre mon tour de gorge, à baisser mon corps, à hausser. . . . Le Juge ne lui donna pas le tems d’achever, & il fit signe au Gouverneur du Tartare de l’enlever au plus vîte ; à peine se fut-il approché de cette Coquette, qu’on la vit changer entierement ; sa couleur devint pâle & livide, ses yeux s’éteignirent, son embonpoint disparut, une laideur affreuse se répandit sur toute sa figure, & on la cherchoit en vain dans elle-même. Dans ce même moment mes oreilles furent frappées, du bruit encore éloigné, que faisoit une grande troupe de Femmes, qui sembloient avancer, en dansant, en chantant, & en poussant de grands éclats de rire. J’étois fort curieux de savoir la reception que leur feroit Radamante, & je craignois bien qu’il ne rabatit terriblement leur joye. Mais à mesure qu’elles aprochoient le bruit devint si éclatant, que j’en fus réveillé. En reflechissant sur un Songe si particulier je ne pus m’empêcher de me demander à moi-même très serieusement ; & vous, de quoi vous occupez-vous ? Que pouvois-je me répondre, sinon que je m’occupois à faire des feuilles volantes ; pourvû que le Public veuille bien seconder mes intentions, & en faire un aussi bon usage, que je le souhaite, j’ose esperer qu’elles ne me chargeront pas la conscience, comme les fruits d’un travail inutile. Qu’en dites-vous, Messieurs mes Lecteurs ? Feriez-vous trop mal de vous faire de tems en tems la même question ? Vous n’y manquerez pas, si vous m’en croyez ; c’est le vrai moyen, de vous arrêter dans vos amusements infructueux, & dans vos occupations criminelles ; je dis plus, c’est le vrai moyen de vous animer à tout ce qui est grand & ver-tueux, & de corriger de jour en jour ces habitudes vicieuses, dont les meilleures Chrêtiens ont encore des restes mortifians.