Le Mentor moderne: Discours CXXX.
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Nivel 1
Discours CXXX.
Cita/Lema
Omnia transformant sese in
miracula. Virg. Ils revêtent toutes sortes de figures
prodigieuses.
Nivel 2
Metatextualidad
Je ne doute point que la Lettre
suivante n’amuse agréablement ceux, qui ont été au dernier
Bal de l’Ambassadeur de France, en rappellant à leur esprit
plusieurs agréables particularitez, dont ils ont été témoins
oculaires ; elle ne fera pas moins de plaisir apparemment, à
ceux, qui ne s’y sont pas encore trouvez, & qui pourront
puiser dans cette Relation l’idée nette d’un divertissement,
qui est si fort à la mode.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur. Depuis quelque tems
je ne me suis trouvé dans aucune Compagnie, où je n’aye
entendu parler de Monsieur l’Ambassadeur ,
de la politesse des divertissemens, qu’il donne, de
l’excellence de ses Vins de Champagne, & de
Bourgogne, & de la gayeté variée de ses Bals
embellis de mille habits de masque les plus surprenans
& les plus extraordinaires. Le bruit que font ces
divertissemens par toute la Ville excita à la fin ma
curiosité, & je pris la résolution d’en juger par
mes propres yeux, d’autant plus que j’y étois excité,
par une Dame à qui je faisois la cour, & qui graces
à la vivacité de son imagination, est extrêmement
entêtée de ces sortes de plaisirs nouveaux. Pour
executer ce dessein, je fis faire mon habit de masque au
plus vîte, & le Tailleur seconda si bien
l’impatience, où j’étois d’être initié dans ces
misteres, que j’eus chez moi tout ce qu’il me falloit,
huit jours avant que de m’en servir. Ma précipitation ne
me fut pas inutile pourtant ; pendant toute la Semaine,
qui préceda le Bal, je mettois mon habit tous les
matins, pour étudier mon rôle devant un grand Miroir ;
& j’ose dire que cet exercice me rendit aussi
habile, que ceux qui ont souvent paru sur cette agréable
Scene. Vous saurez, Monsieur, que j’avois choisi le personnage d’un Diable, fondé, ce me
semble, sur de très bonnes raisons ; ayant l’apparence
d’un membre de cette Societé infernale, je m’attendois à
une très favorable reception de ce qu’il devoit y avoir
de plus poli, & de mieux élevé dans cette
Assemblée ; d’ailleurs le frequent commerce, que ces
noirs Messieurs ont avec les hommes, leur a procuré le
titre d’Esprits-familiers, & je crus pouvoir inserer
de là qu’en jouant ce rôle je pourrois prendre mille
petites libertes, & entrer sans façon dans tout le
secret de ces Masquarades. Pour augmenter encore mes
droits, je fis attacher à mon habit une très longue
queuë, afin de me donner par là l’air d’un Diable de
distinction. Pour vous parler plus serieusement ; ce qui
m’avoit sur tout engagé à me déguiser de cette maniere,
c’est que j’avois entendu dire à une Dame fort entenduë
dans ces matieres, que ceux qui choisissoient ce
déguisement étoient le plus souvent des drôles qui ne se
mouchoient pas du pied. Toute une grande compagnies
<sic> de Dames souscrivit à sa décision, & en
voila plus qu’il n’en falloit pour me déterminer à ce
choix. Enfin le jour qui devoit ouvrir à mes yeux ce vaste theatre de plaisirs, arriva, &
je me transportai à dix heures du soir vers le Palais,
qui devoit être le sejour de tant de merveilles. C’est
là que je trouvai toute la Nature sans dessus dessous.
C’étoient des femmes transformées en hommes, & des
hommes en femmes, des Enfans à la bavette hauts de sept
bon pieds, des Courtisans devenus Villageois, des
Demoiselles du Parc changées en Saintes, enfin des gens
de la premiere qualité metamorphosez en Bêtes brutes, ou
bien en Dieux & en Déesses. Il y en avoit encore,
qui ne ressembloient à rien de réel, & qui
representoient ces monstres, dont la fabuleuse Antiquité
nous a donné des descriptions si étonnantes. Dans une
des chambres je rencontrai d’abord un homme couvert d’un
Drap mortuaire, ce qui me fit penser à la coûtume des
Egyptiens de l’Antiquité, qui dans leurs plus grands
Festins plaçoient toûjours une tête de mort sur un des
endroits de la table ; je vous avouë, Monsieur, qu’un
déguisement si étrange me fit de la peine, & que je
ne pus m’empêcher de demander à ce masque la raison d’un
choix si bizarre ; ce n’est que par un esprit de ménage,
Monsieur, me dit-il ; il faudra bien que
cet habillement me serve un jour, & en voila la
dépense toute faite comme vous le voyez. Près de ce
Cadavre animé je vis une femme d’une taille gigantesque,
coëffée d’une fontange, qui s’élevoit comme un clocher
au dessus des têtes de toute l’Assemblée. Dans le tems
que j’admirois cette figure j’eus le malheur de marcher
sur les pieds d’une personne, qui avoit tout l’air d’une
Quaqueresse. Mais je fus bien surpris de lui entendre
lâcher des discours qui démentoient entierement son
Caractere emprunté, que le Diable vous emporte, que la
Peste vous creve, double maraut, me dit-elle, avec tout
l’emportement imaginable. J’oubliai aussi mon rôle pour
ce coup, & je me mis à lui faire une severe
reprimande sur un discours si contraire à la
bienséance ; tu as raison, mon Frere, me répondit-elle
d’un ton radouci, je me suis laissée aller à un reste de
corruption, mais aussi tu m’avois attaqué rudement du
côté de la chair ; quelques momens après je courus grand
risque d’être assomé par une Bergere, à qui par hazard
j’avois donné un peu vivement du coude dans l’estomac ;
elle juroit comme un Dragon, & vomit mille injures,
& autant de menaces contre moi, d’un
ton de voix des plus mâles. Je lui aurois peut-être
répondu dans des termes, qui auroient fait paroli aux
siens, si je n’en avois pas été détourné par un Ministre
Presbyterien, qui me dit avec un nasillonement fort
dévot, qu’il me croyoit un fort aimable Garçon, &
qu’il souhaitoit fort avoir une petite Conference avec
moi, dans un certain Jardin fort propre aux misteres de
l’Amour. Notre conversation fut interrompuë par un
Ramoneur de Cheminée, habillé de crêpe noir & de
velours, & tenant dans la bouche un des plus gros
Diamans que j’aye jamais vûs ; il étoit fort occupé à
compter fleurettes à un fort joli Papillon. Je me
trouvai ensuite envelopé dans une grande troupe de
Chathuants, de Chauve-Souris, & d’Avocats, mais ce
qui me frappoit le plus dans toute cette bande, étoit
une figure toute couverte de plumes blanches, &
representant parfaitement bien un Cigne. Cet animal
avoit grande envie de trouver une certaine Leda parmi
les Dames, mais il n’y en eut point, qui semblât se
plaire à cette Metamorphose, & je puis dire que
notre Cigne étoit le plus malheureux Oiseau de toute la
Compagnie. Dans ce tems-là j’avois lié
conversation avec un Coureur, & comme je le traitois
sur le pied de ce qu’il paroissoit être, je fus joint
par un Sultan Turc, qui me pria d’agir avec son Seigneur
& Maître d’une maniere un peu plus honnête. A peine
m’eut-il dit ces paroles à l’oreille, que mes yeux
furent frappez par une grande figure de femme toute
couverte de petites glaces de Miroir ; une foule de gens
l’environnoit & la suivoit par tout, mais elle
auroit eu grand tort de s’enorgueillir, puis qu’on ne
l’accompagnoit pas tant pour la contempler, que pour se
voir soi-même. Cette apparition s’étant évanouïe je me
trouvai par hazard auprès d’une Religieuse, qui donnoit
un rendez-vous à un Dieu Payen, car je leur entendis
nommer plusieurs lieux des plus suspects. J’avois
cependant un chaud terrible, & j’étois extrêmement
alteré, en sorte que je fis tous mes efforts pour
approcher du Buffet où l’on prodiguoit le Vin à tous
ceux qui en demandoient ; dès que je me trouvai à
portée, un Magicien, qui étoit à mon côté se mit à faire
un grand cercle autour de moi, & à me faire de
grandes reverences, comme pour me rendre hommage.
Cette Ceremonie fut d’un assez heureux
effet pour m’attirer l’attention des Domestiques de
l’Ambassadeur, & pour me procurer un bon verre d’un
excellent Vin de Champagne. Lors que je l’eus vuidé
l’Enchanteur dit, qu’il me reconnoissoit pour un esprit
d’une nature chaude & seche, & qu’on ne feroit
pas mal de me donner un second verre d’un plus grand
calibre rempli de la même liqueur ; je l’eus dans le
moment, & l’ayant vuidé à la santé de cet honnête
Enchanteur, je me trouvai par là un tel surcroît de
gayeté, que je pris mon Camarade par la main, & que
je fus danser avec lui un Rigodon dans une autre
Chambre ; tout en dansant une espece d’Arlequin vint me
donner de son épée sur les oreilles, en me criant de
toutes ses forces, arriére de moi, Satan. Je trouvai
cette maniere d’agir assez cavaliere, mais dans le tems
que je me consultois moi-même pour savoir si je devois
me vanger de cette action comme d’un affront, je fus
arraché à mes pensées vindicatives par une figure
parfaitement bien tournée, dans l’équipage d’un de ces
Officiers Subalternes, qui pendant la nuit font l’Office
d’un Orloge ambulant. Pour bien faire ce personnage
elle se mit à crier à haute voix,
qu’il étoit minuit passé. Ces paroles me firent songer
qu’il étoit tard, & que je ne ferois pas mal de
m’aller coucher. Conformement à cette pensée, je fis
tous mes efforts pour percer jusqu’à la porte, mais dans
le tems même que je voulus sortir je fus arrêté par un
Roi Indien ; c’étoit un homme assez grand & d’une
taille fort dégagée, tout habillé de plumes de cent
differentes couleurs. Après m’avoir examiné
attentivement il me demanda, qui je venois de tenter.
Dès que j’entendis cette voix, il se fit dans mon cœur
une espece de remu-menage, dont je ne comprenois pas la
cause, & à mesure qu’il me parloit ce desordre
devenoit plus grand. Pour ne vous pas amuser plus
long-tems, je vous dirai, que je découvris à la fin que
Sa Majesté Indienne n’étoit autre chose que ma chere
Leonore qui ayant sû la maniere dont je devois être
déguisé n’avoit pas voulu me laisser sortir, sans me
faire voir qu’elle me reconnoissoit. Le croiriez-vous,
Monsieur ? le bonheur de la rencontrer au Bal fit plus
pour moi qu’une année entiere d’assiduité, & celle
qui s’étoit refusée pendant douze mois à un Cavalier
bien mis, se donna alors au Diable en
moins de rien : la tendresse que je lui inspirai fut si
vive, & si impatiente, qu’elle a bien voulu
m’épouser le lendemain matin : si ce n’est pas une
affaire un peu scabreuse de prendre un femme au sortir
du Bal, c’est ce que je ne saurois vous dire ; j’espere
pourtant que tout ira bien, puis que Leonore m’a assuré
que c’étoit la premiere fois qu’elle s’étoit trouvée à
pareille fête, & que ce seroit la derniere. Après
vous avoir donné une Relation si étenduë de cette
soirée, qui reste dans ma mémoire plûtôt comme un Songe,
que comme une réalité, j’ose vous prier, Monsieur, de
vouloir bien régaler le Public d’une petite Dissertation
sur ces sortes de divertissemens ; plusieurs personnes
de merite seroient ravis de savoir, jusqu’à quel point
ils sont avantageux à la Société, & quelle est
l’idée, que la raison veut qu’on s’en forme. Je ne
saurois finir sans vous parler de quelques avantures
très burlesques, où l’on m’a assuré que ces Bals ont
donné occasion. Un Avocat au sortir du premier de ces
divertissemens alla coucher, avec une Vestale, & à
l’heure qu’il est il se trouve enceint ;
ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est qu’un
Vieillard avec une grande barbe grise est sur le point
de devenir Mere, par les œuvres d’une jeune Villageoise.
Je ne sai si ces Histoires scandaleuses sont bien
veritables, mais il est certain qu’elles ne manquent pas
de vrai-semblance ; quels prodiges ne peut-on pas
attendre d’une pareille confusion de Sexes, d’âges,
& de rangs ! Encore un coup, vous ne sauriez nous
rendre un plus grand service, qu’en rectifiant nos idées
sur ces Fêtes brillantes. Je suis.