Le Mentor moderne: Discours CXXVIII.

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Nivel 1

Discours CXXVIII.

Cita/Lema

Quin potius Pacem æternam, pactosque Hymenæos
Exercimus.

Virg.

Faisons plûtôt une Paix éternelle, & confirmons la par l’Hymenée, dont nous sommes convenus.

Nivel 2

Il n’y a point de maxime dans Longin, que j’admire davantage, que celle qui prescrit à tout Auteur, qui prétend travailler pour l’éternité, de considerer pendant qu’il compose, ce que Platon, Homere, ou quelque autre grand homme de l’Antiquité auroit pu dire sur le sujet en question. J’ai mis fort souvent cette régle en pratique, en rappellant à mon esprit non seulement l’idée des plus fameux Auteurs anciens, mais encore le genie superieur de quelques Ecrivains modernes. Ce n’est pas à moi à juger jusqu’à quel point j’ai réussi par cette méthode ; mais j’ose dire, à l’exemple de M. Dryden, imitateur du stile du celebre Shakespear, que toutes les fois que j’ai pris de grands hommes pour modeles, j’ai trouvé le moyen de me surpasser moi-même. Par ce même moyen j’ai ressuscité, pour ainsi dire, differens genres d’écrire, qui, quoi que amusans & instructifs, avoient été négligez, & presque oubliez dans notre Siécle. Tels sont, par exemple, ces Allegories, où les vertus, les vices, & les passions sont personalisées, & revêtues d’une figure humaine. Ces sortes de fictions ont été familiaires aux plus grands Genies de l’Antiquité, mais dans ce Royaume Spencer a été le dernier Auteur de quelque réputation, qui ait orné des Véritez utiles, de cet habit transparent. Pour qu’une Allegorie soit en même tems utile & divertissante, il faut en premier lieu que rien ne cloche dans la Fable, & qu’elle soit embellie d’une varieté d’incidens propres à surprendre l’imagination. Secondement, il faut que les véritez morales qu’elle enveloppe soient importantes, & qu’elles reçoivent un surcroît de merite par le tour nouveau qu’on y donne, & par l’effort de genie, qu’il a fallu faire, pour les renfermer dans une Embleme bien soûtenuë. Je projettai un jour de composer tout un Chant dans le goût de notre Spencer, & je commençai d’abord par dresser le plan de ma fiction. Elle avoit pour sujet la dispute touchant la superiorité de merite dans les deux Sexes, qui ont trouvé l’un & l’autre un grand nombre d’Avocats parmi les Gens de Lettres.

Metatextualidad

Comme je n’ai pas eu le tems d’executer ce dessein, je veux bien communiquer ici à mes Lecteurs ma Fable, dans toute sa nudité, en réservant pour une occasion plus favorable les ornemens de la Poësie, dont elle peut être susceptible.

Nivel 3

Alegoría

Autrefois les deux Sexes s’opiniâtrant chacun à s’attribuer la superiorité du merite en vinrent à une Guerre ouverte, qui fut sur tout poussée avec beaucoup de vigueur par les Forces Auxiliaires de l’un & de l’autre Parti. Les deux Armées se rencontrerent dans une Campagne spacieuse, où elles se rangerent en bataille, en laissant entre deux un grand vuide, où leur valeur pouvoit se déployer, sans le moindre embarras. A chaque extrêmité de cet espace il y avoit plusieurs Corps de Troupes neutres, qui attendoient l’événement du Combat, pour se déclarer, & pour prendre le partie le plus convenable. Le Corps d’Armée du côté des Hommes étoit commandé par Courage, & celui des Femmes par Beauté. Courage entama la Bataille, & se jetta sur Beauté avec toute l’intrepidité possible, mais il trouva pour son malheur dans les yeux de son Ennemi un charme si subtil, & si irresistible, que toute sa vigueur l’abandonna. Mille souris fins, mille regards enchanteurs, le percerent comme autant de flêches ; il chancelle, les armes lui tombent des mains. C’en étoit fait de ce Heros, & il auroit été forcé à se rendre au vainqueur, sans le secours du Général Sagesse. Il commandoit l’aîle droite des mâles, & certainement il auroit décidé du sort des Combatans, si on ne lui avoit pas opposé à temps le Capitaine Ruse, qui étoit à la tête de l’aîle gauche des Femmes. C’étoit l’Ingenieur en Chef de cette Armée brillante, où il n’y avoit personne aussi capable, que lui, d’éluder tous les efforts de Sagesse. C’étoit quelque chose de fort amusant de voir le combat de ces deux guerriers, & d’examiner la Conduite de l’un, & les Stratagemes de l’autre. Jamais Combat ne fut plus opiniâtre ; & jamais victoire ne fut mieux disputée ; il étoit presque impossible aux spectateurs de deviner l’evenement, quoique la plûpart fussent du sentiment que l’avantage seroit à la fin du côte <sic> du Champion des Femmes. Dans le même tems la Bataile s’étoit fort échauffée à l’aîle gauche, où la victoire penchoit beaucoup vers les hommes. Ils étoient commandez dans cet endroit par Patience un vieux Soldat tres exprimenté contre lequel l’armée des Femmes avoient faut avancer un Général qui s’est fait connoître dans le monde par le nom de Dedain. Celui-ci combattoit à la maniere des Parthes, toûjours en fuiant, & par là il mit tout l’avantage de son côté pendant plusieurs heures, mais à la fin harassé par les attaques toûjours recommencées & par la poursuite opiniâtre de son ennemi, qui cent fois repoussé avoit cent fois rallié ses forces, il songea à demander quartier, lors que tout d’un coup un des corps neutres s’ébranla. Celui qui le commandoit inspiroit la terreur, par sa figure gigantesque, & par ses afreux regards. Son nom étoit Volupté. Il se conduisit comme un Roland furieux, faisant un ravage égal dans les deux armées sans distinguer entre amis & ennemis. Les Femmes firent marcher contre lui un corps de troupes choisies conduit par un jeune Officier, qui avoit l’air d’un Cherubin ; il s’appelloit Modestie. Cet aimable Heros étoit soutenu par un guerrier d’une mine plus haute & plus fiere ; Les hommes le nomment Honneur, & les Dieux Orgueil. Il se défendit longtems avec toute la valeur possible, & repoussa l’ennemi à differentes reprises, mais à la fin il fut forcé de se rendre à Discretion. Ce Monstre après avoir fait mordre la poussiere dans l’Armée des Femmes, à des bataillons entiers, se jetta avec la même rage sur les troupes des hommes, où il fit un carnage encore plus horrible. Il fut arrêté enfin par Raison, qui ramassant toutes ses forces contre lui, tint pendant une demi-heure la victoire en suspens, mais qui enfin fut obligé de ceder le Champ de Battaille à un si redoutable ennemi. Après avoir fait un ravage afreux dans les deux Armées, elles convinrent d’unir toutes leurs forces contre lui seul, & pour le faire avec succès, elles choisirent de tous leurs guerriers une troupe petite mais invincible, quelle confierent à un Heros nommé Vertu ; ce Guerrier, qu’on peut considerer comme la source de la veritable valeur, attaque le Heros monstrueux avec une intrepidité si sagement conduite, qu’en peu de moments, il l’arrête, le pousse, le desarme, l’oblige à une fuite honteuse. Dans le tems, qu’on se réjouissoit par tout de cet heureux evenement, on vit s’avancer entre les deux Armées un autre Général neutre, dont le nom étoit Amour. Il étoit à la tête de dix mille Garçons aîlez, qui répandoient une nuée de dards & de flêches sur les deux Armées. Les blessures que leurs Armes donnerent, n’étoient point des coups qui sembloient partir d’une main ennemie : Ils plaisoient à ceux, qui en sentoient l’atteinte, & l’effet en étoit si extraordinaire, qu’il produisit egalement dans les deux sexes un esprit de reconciliation, damitié <sic> & de bienveillance. Bientôt les deux Armées animées d’une tendresse sincere l’une pour l’autre se tendirent les mains, en repandant des larmes de joye, & coururent oublier leurs animositez, dans des embrassemens mutuels. La derniere brigade de troupes neutres, qui parut sur le champ de bataille fut commandée par Hymen, qui marchant sur les pas d’Amour affermit son heureux ouvrage, en portant les deux Sexes à joindre les mains, en signe d’une paix stable, & d’une union desormais indissoluble. L’Amour l’accompagnoit par tout, & recommandoit les differents couples à sa bienveillance officieuse. Mais comme il est assez ordinaire à des gens de peu de valeur d’affecter les airs d’un guerrier de distinction, il arriva ici que l’ambition & l’avarice avoient osé prendre des habits sèmblables à celui du Général Amour. Dans cet equipage, il se glisserent plusieurs fois fort adroitement entre ces deux Capitaines, pour presenter à Hymen des couples qu’il n’auroient <sic> jamais unis, s’il n’avoit pas été trompé par les ruses de ces deux Imposteurs.