Le Mentor moderne: Discours CXXI.
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Discours CXXI.
Citação/Lema
Sua cuique est animi
cogitatio,
Colorque privus. Phædre Chacun a son tour d’esprit, son air particulier.
Colorque privus. Phædre Chacun a son tour d’esprit, son air particulier.
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On a remarqué que nos Compatriotes de
quelque rang, condition, ou profession qu’ils puissent être
surpassent en bon-sens, les Sujets de tout autre Etat, qui sont
du même rang, de la même condition, & de la
même profession ; je croi que cette observation paroîtra aussi
juste que naturelle, à ceux qui sans prévention voudront bien
nous mettre en parallele avec les autres Peuples. Cependant,
quoique notre Nation soit en général si sensée il est très
certain, qu’à peine voit-on parmi nous un seul homme doué de
quelque genie, qui n’ait un tour d’esprit particulier, des
manieres qui lui soient propres, & une humeur originale ; de
là vient que nos Comedies sont enrichies d’une plus grande
varieté de caracteres, que celles qui dépeignent les mœurs de
tout autre Peuple. Il est certain même que dans les Masquarades,
qu’on a vû depuis peu dans cette Ville, quoi que ce fussent des
nouveautez pour nous, on a remarqué que l’invention a été
poussée plus loin, qu’on ne la porte d’ordinaire dans les Païs,
où l’on est accoûtumé à ces sortes de plaisirs, dès l’Enfance.
C’est dans cette Nation, & dans cette Nation seule, qu’on
voit le même degré de génie, les mêmes vertus, & les mêmes
défauts se montrer chez différens individus humains sous des
faces entiérement differentes. De là vient, qu’il est aussi
difficile aux Etrangers de parvenir à une exacte
connoissance du naturel des Anglois, qu’il l’est à tous les
Peuples de la Terre d’apprendre parfaitement la Langue Chinoise,
où chaque mot s’écrit dans un Caractere qui lui est particulier.
Je ne saurois mieux donner une idée de cette varieté, qui est
remarquable dans l’humeur de mes Compatriotes, qu’en la
comparant à ce que les François appellent le Goût du terroir
dans les Vins ; Phrase par laquelle ils expriment ce goût
distinctif, que les Vins contractent de la differente nature des
terres, quand même le raisin seroit cueilli sur des rejettons
d’une même Vigne. Ce Caractere National se fait sentir chez
nous, dans tous les rangs, depuis les personnes de la premiére
qualité & de la plus grande politesse, jusqu’au petit Peuple
le plus ignorant, & le plus grossier. A peine y a-t-il un
Artisan parmi nous, qui par un tour d’esprit singulier, &
par quelque humeur, qui lui est absolument propre ne se
distingue des gens de son métier, & de toute la multitude,
que la Fortune a placée au niveau de lui. Nous avons un
revendeur de Charbon qui de deux Notes, qui sont son cri
ordinaire est monté à une connoissance parfaite de
la Musique, & qui donne souvent des Concerts chez lui, pour
divertir ses amis & ses voisins. On découvre chez certaines
personnes de la plus basse populace, que nous appellons les
Chiens à grand collier, & qui exercent une espece d’empire
sur les gens de leur sorte, un fond inépuisable de traits
railleurs, & de pensées originales. Les Mendians même ont
ici leurs bisarreries d’imagination particulieres ; il y a
quelque tems qu’un de ces éloquens Personnages tout en guenilles
me suivit le long d’une grande ruë, en faisant tous ses efforts
pour me toucher par la Rhetorique ; entre autres traits, qu’il
décocha contre ma bourse, il me dit du ton le plus plaisant ; Un
demi-sol seulement Monsieur, un Liard seulement, mon très cher
Monsieur, & tout pauvre que je suis je prendrai la liberté
de prier le bon Dieu pour vous. Quoi que ce goût singulier, qui
caracterise ici presque chaque personne, nous fasse considerer
par les autres Peuples, comme des gens fantasques, il est
certain qu’il fournit une grande varieté à nos divertissemens,
& qu’il diversifie nos conversations par des agrémens, qu’on
chercheroit en vain dans tout autre Païs. M. le
Chevalier Temple dans son Essai sur la Poësie tâche de
développer les causes de cette varieté d’humeurs qu’on remarque
chez les Anglois, & voici comme il s’y prend.
Je ne puis que souscrire à l’opinion de ce grand Homme ;
il est sûr, qu’il n’y a point de Païs dans l’Univers, ou, comme
dans le notre, chaque homme, riche ou pauvre, ose avoir un
caractere à part, & le découvrir en toute occasion. Je ne
doute pas que ce ne soit cette liberté, & cette maniere de
vivre affranchie de tout ce qui peut gêner les hommes, qui
contribuent le plus à produire ce grand nombre de Genies
distinguez, qui brillent parmi nous dans les Arts, & dans
les Sciences utiles & agréables. On en doit attendre encore
naturellement un autre avantage, qui n’est pas moins
considerable. Cette disposition noble & genereuse dans un
Peuple ne peut que nourrir chez lui une aversion invincible pour
la servitude, & entourer sa liberté d’un rempart imprenable.
Tant que l’esprit empruntera chez nous mille goûts differens, de
mille humeurs differentes ; tant que chacun se piquera d’avoir
sa maniere propre de penser, de parler, & d’agir, il ne faut
pas craindre que la Nation se soûmette à un Prince
élevé dans les principes du Despotisme, & beaucoup moins,
qu’Elle <sic> prenne en échange d’une Religion raisonnable
les absurditez ridicules du Papisme.
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Citação/Lema
« Elle peut avoir sa source
dans la fertilité du Païs, dans l’inégalité du Climat,
& dans la douceur du Gouvernement, qui permet à
chacun d’adopter les opinions qu’il veut, & de se
déclarer pour la Faction, qui convient le plus avec ses
maximes, ou avec son intérêt. Je crois bien que d’autres
Peuples naissent avec les mêmes dispositions ; mais ils
les détruisent à la fin, par la necessité, où ils sont
de les déguiser ; de toutes ces causes réunies, nous
vient ce nombre prodigieux de gens originaux, qui osent
paroître à découvert ce qu’ils sont. Nous avons plus de
caracteres differens que les autres Nations, parce que
chacun suit ici librement ses penchans, & ses
caprices, & qu’il s’en fait un plaisir, & même
une gloire. Dans d’autres Païs où les Habitans sont
généralement pauvres, esclaves, & forcez à un
travail rude, leurs manieres, & leur conduite sont,
pour ainsi dire, tout d’une piéce ; ils
suivent les exemples de leurs Maîtres, aussi-bien que
leurs ordres, ils les imitent dans les manieres avec la
même exactitude, dont ils leur obéïssent par rapport aux
Actions. C’est par là qu’il y a de vastes Etats, dont
tous les Sujets paroissent avoir été jettez dans un même
moule, ou coupez après le même Patron ; ils paroissent
tous régler leur conduite sur les mêmes maximes ; ils se
ressemblent tous en habits, en coûtumes, en tour
d’esprit, en expressions ; s’il y a un moyen de les
ranger en deux classes differentes, ce ne sauroit
qu’être en ces deux générales, le Peuple, & la
Noblesse ; mais alors tout ce que j’ai avancé de la
Nation en général est du moins exactement vrai à l’égard
de chacun de ces deux ordres. Il régne encore une autre
sorte de varieté chez nous, qui vient du Climat, &
des dispositions, qui en sont les effets naturels. Non
seulement nous differons plus les uns des autres,
qu’aucun Peuple, nous avons encore une varieté
prodigieuse bornée dans chaque individu. Nous
ressemblons fort peu à nous-mêmes, ce que nous devons à
l’inconstance de l’air que nous respirons,
& de laquelle seule il faut dériver plusieurs de nos
autres qualitez, bonnes & mauvaises. »