Le Mentor moderne: Discours CXVIII.

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Discours CXVIII.

Zitat/Motto

Frange, miser, Calamos, vigilataque prælia dele,
Qui facis in parva sublimia Carmina cella,
Ut dignus venias Hederis, & imagine macra.

Juven.

Miserable Poëte, qui encavé dans un triste souterrain te casses la tête, pour en arracher des vers sublimes, croi moi, jette tes plumes, & efface ces Batailles, qui t'ont coûté tant de veilles. Quel prix en attends-tu ? Quelques branches de lierre, & peut-être quelque Statuë, qui te fera vivre, quand tu seras mort de faim.

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Comme l’Esprit, selon l’Evêque de Rochester dans un de ses Sermons, consiste dans une vivacité, & dans une étenduë peu communes de l’imagination, on ne sauroit le considerer, sinon comme une qualité excellente, dont nous pouvons tirer de grands secours dans la recherche de la verité.

Metatextualität

Je donnerai aujourd’hui un peu plus d’étenduë à la reflexion de cet habile homme. Et je ferai voir que l’esprit peut être d’un fort grand usage dans le cours ordinaire de la vie.
Cette faculté bien menagée est sur tout très propre dans les jeunes gens, à gagner les bonnes graces de certains grands Seigneurs qui aiment l’honneur de leur de <sic> Pais, & qui font leurs efforts pour y faire briller une Erudition élegante, & polie. La connoissance que j’ai de cette prérogative de l’Esprit me donne beaucoup de compassion, pour certains Auteurs naissans, qui se plaignent de la sterilité d’un talent si agreable, & si digne d’être cultivé ; comme je les ai pris sous ma tutelle, & que ma fortune ne me permet pas de soutenir la leur par de puissans secours, je tacherai de tirer, du thresor de ma Philosophie & de mon experience, de quoi corriger la malignité de leur sort. Incapable de les secourir de mon bien, je les assisterai de mes conseils. Selon moi un jeune homme, qui ne peut pas compter du moins sur cinq mille francs de revenu, ne devroit jamais s’asservir, pour ainsi dire à l’Esprit ; Il feroit bien de ne l’employer que comme un moien d’affermir sa fortune. L’Esprit est d’une utilité considerable dans toutes sortes de Professions ; mais il faut le regarder comme un Domestique, & non comme un Maître. Qu’on s’en fie à la parole d’un homme, qui à <sic> long-tems vécu, & long-tems reflechi ; l’ardeur qu’on se sent pour la reputation dans la premiere jeunesse, perd sa vivacité insensiblement, & d’ordinaire les idées d’une vie aisée & commode effacent, dans l’âge viril, les images enchanteresses de l’honneur & de la gloire. Ceux-là même, qui ont réussi egalement du côté de la gloire, & du côté de la fortune, regrettent, dans un certain âge, les badinages spirituels de leur jeunesse, & ouvrent leur ame à des occupations plus relevées, & plus solides. Cette verité est admirablement bien exprimée, par un Auteur, à qui, dans mon premier Volume j’ai tâché de rendre justice sur ses excellentes Pastorales. Voici comme il parle sur ce sujet.

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Zitat/Motto

Vivacité d’esprit agréable coquette Je cherche loin de toi la sagesse discrette, Ravi de tes appas, dans tes bras enchanteurs, Jeune je possedois mille biens seducteurs. Mais la Reflexion vient conduite par l’âge Elle arrache mon cœur à ce plaisir peu sage La Maitresse, il est tems, doit vuider la maison Je vais me marier à l’aimable Raison.

Exemplum

Cette maxime de sagesse, fut confirmée dans mon esprit, par une petite avanture, qui m’arriva il y a quelques années. Je rencontrai, en me promenant un de mes Amis, Marchand Drappier, qui se distingue des gens de sa sorte par sa politesse & par sa Lecture. Dez que nous nous fumes fait les complimens ordinaires, il tira de sa poche un livre, où il me montra d’un côté plusieurs Apophtegmes, & de l’autre plusieurs petits morceaux de Drap de differentes couleurs. Je louai en homme, qui sait vivre, les échantillons de l’un & de l’autre sorte ; ce qui lui fit tant de plaisir, qu’il eut la generosité de dechirer de son Livre, tous les feuillets remplis de Sentences, & qu’il m’en fit present de la maniere la plus généreuse ; mais avec beaucoup de sagesse, & de prudence, il garda ses échantillons de Drap, dont il pouvoit tirer une utilité plus solide.
Je suis persuadé, que certaines partcularitez de mon Histoire secrette ne féroient que de foibles impressions sur des jeunes gens trop portez à se bercer de magnifiques esperances. J’aime mieux regaler mes spirituels Eleves de l’Histoire d’un ancien Poëte Grec, qui <sic> ma été envoyée de la Bibliotheque du Roi de Fez, où elle se trouve dans un même Volume avec un vieux Manuscript d’Homere, qu’un des Monarques de ce pais à <sic> su faire venir de Constantinople. J’ai traduit très soigneusement la partie la plus interessante de cette Histoire, & je conseille de la lire avec attention, à tous ceux, qui pretendent vivre du revenu de leur esprit.

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Allgemeine Erzählung

Je suis né dans cette délicieuse pleine, qu’on voit au pied d’une montagne de la Grece appellée le Parnasse ;*1Ma Mere lorsqu’elle etoit enceinte de moi ne rêvoit, qu’à des Lauriers, & quand j’étois encore au berceau tout un Essain d’Abeilles se jetta sur mon visage, sans me faire le moindre mal ; on en augura qu’un jour je serois un grand homme, & les espérances que mes Parens fonderent là-dessus, furent bien-tôt confirmées, par les marques d’esprit & de vivacité, que je donnois dez ma premiere Enfance. Il seroit inutile d’entrer ici dans un detail des avantures puériles, qui m’arriverent jusqu’à l’âge de vingt ans ; je les passe son <sic> silence, pour dire, que par venu à cette flœur de la jeunesse je commençai à être susceptible de desirs amoureux. Je conçus une vive tendresse pour une jeune beauté, avec la quelle j’avois vecu dans un commerce aussi familier, qu’innocent, & cette Intrigue fut bien-tot le sujet général de la conversation de tout nôtre Bourg. Cette Passion s’empara tellement de toutes les facultez de mon ame, que je negligeai absolument toutes mes affaires, & même le soin de ma fortune ; On eut beau m’offrir la fille de 2(a) Machaon le Medecin tres riche Heritiere, & celle d’un 3(b) fameux Orateur Grec, à qui il étoit facile de me faire parvenir aux premieres dignitez, je refusai ces deux partis considérables, & je fis le vœu témeraire & précipité de vivre, & de mourir avec la *4charmante Polyhymnie ; c’étoit-là le nom de ma Maitresse. En vain mes Parens me remontrerent que la noblesse de cette Fille, qui tiroit son origine des Dieux, étoit incapable d’étendre les bornes de ma fortune, & qu’elle ne possédoit pas un pied de terre, excepte un joli Jardin & une agréable Cabane faite de branches toujours vertes. En vain me representoient-ils, que quand elle gagneroit un certain Procès touchant le Sommet du Parnasse, dont tant d’autres prétendent être les Proprietaires, je n’en serois pas plus riche ; puisque c’étoit un terroir aussi sterile en fruits que fertile en fleurs ; je n’écoutois que ma passion pour Polyhymnie, & je croyois qu’en la possedant je possedois l’assemblage de tout ce qu’il y a au monde de desirable ! Mon obstination navra le cœur de ma Mere, & il n’y a que trop d’apparence, qu’elle hâta sa mort. Mon Père la suivit au tombeau, peu de tems après. Me voilà en Liberté, &, en dépit d’un grand nombre de Rivaux, Amant favori, & Possesseur de ma Maîtresse. Nos amours étoient répandus par tout le Païs, & tous ceux qui voyoient l’objet de ma tendresse, étoient ravis de ses charmes, & m’envioient le bonheur d’en jouïr ; Nous nous mîmes d’abord à vivre d’une maniere splendide & magnifique ; j’étois persuadé, que c’étoit-là mon veritable intérêt, & que cette somptuosité étoit nécessaire pour soûtenir ma réputation, & pour conserver la beauté de ma Maîtresse, qui devoit, selon moi, m’élever au premier jour à quelque poste éclatant. Je me flatois encore de voir bien-tôt ma maison remplie de presens considerables, que j’attendois de tous les Grands de mon Païs, comme un tribut dû à mon merite ; j’étois si fier des appas de ma Maîtresse, que je me faisois un plaisir de l’exposer aux yeux de tout le monde, & je me rendois même fâcheux & importun à mes Amis, en parlant sans relâche de toutes ses beautez differentes. Elle avoit elle-même une si haute opinion de ses charmes, & de sa maniere de les faire valoir, qu’elle ne cessoit jamais de demander à toutes ses Compagnes, ce qu’elles pensoient de ses attraits, & de sa parure. Si quelqu’une d’entre elles y trouvoit la moindre chose à redire, ma Maîtresse altiere la traitoit d’abord d’envieuse ou de Femme sans goût, & elle la tournoit en ridicule dans toutes Compagnies. Elle brilloit sur-tout par deux rangées de 5* dents parfaitemeist belles, qui ne paroissoient jamais mieux à leur avantage, que quand elle étoit en colere ; aussi s’y mettoit-elle fort souvent pour les moindres raisons, simplement afin de montrer les dents au premier venu. Par cette conduite imprudente, il arriva non seulement, que nous dépensâmes tout ce que nous avions au monde ; mais encore, que nous perdîmes tous nos Amis. Je me trouvai ruïné sans être plaint d’ame qui vive, & tout le monde disoit, que je n’avois que ce que je meritois, puisque j’avois été assez inconsideré pour me livrer entiement <sic> à une créature si impertinente & si capricieuse. Tous ces discours n’étoient pas capables de diminuer la tendresse, que j’avois pour elle, & ils ne m’arracherent que des exclamations contre l’injustice, & contre l’aveuglement des hommes. D’ailleurs le moyen de rompre avec mon aimable Enchanteresse ! J’avois plusieurs Enfans d’elle, & je ne pouvois que souhaiter d’en avoir davantage, parce que le dernier me paroissoit toûjours le plus beau. J’étois tellement fier de leur prétendu merite, qu’un grand Seigneur m’ayant offert une somme considerable, pour avoir la satisfaction d’être le Parain d’un d’entr’eux, je le refusai tout net de la maniere la plus dédaigneuse. Cependant il falloit vivre, & le vent de l’orgueil n’est pas un mets fort nourrissant. Ce n’est pas tout ; ma Maîtresse ne vouloit pas entendre parler de retrancher la moindre chose de ses grands airs, & il falloit un argent terrible pour les soûtenir ; afin de fournir à tous ces differens besoins réels & imaginaires, elle me mena à la Ville 6* d’Athènes, où elle me fit jouer cent personnages differens, pour gagner quelque chose ; quelquefois elle m’habilloit à l’antique, me mettoit un Diadême sur la tête, & me forçoit à amuser une grande populace par des déclamations pompeuses, & par un galimathias magnifique, qu’elle appelloit le langage des Dieux ; d’autrefois elle me poussoit à rouler les yeux, à jetter une épaisse fumée de la bouche, & à invoquer les Divinitez du Ciel & de l’Enfer, en un mot à affecter une certaine Frenesie, que les Atheniens nomment le Pindarisme. Souvent encore elle me mettoit une Houlette à la main, & me persuadoit, que le Galetas, que nous habitions, étoit une Vallée d’Arcadie. Quand elle vit, que tous ces projets ne répondoient point à son attente, elle fit courir le bruit tantôt que j’étois un 7* vieux Astrologue, tantôt, que j’étois un 8† homme muet, tantôt que j’étois métamorphosé en 9Lion, & ces dernieres inventions eurent plus de succes que tout le reste. On sera surpris sans doute d’apprendre que j’aye pu trouver le moyen de m’affranchir d’un esclavage si rude, & de secouer un joug, dont je ne connoissois pas moi-même la pesanteur. Mais on cessera de s’en étonner, quand on saura que pendant une de ces trois dernieres métamorphoses je fus assez fortuné pour faire connoissance avec une Dame appellée Sophie, dont les charmes supérieurs me refroidirent tout d’un coup pour mon ancienne Maîtresse. Dès qu’on vit que je ne lui faisois plus ma cour avec mon assiduité ordinaire, on publia dans le monde, qu’elle étoit lasse de moi, & qu’elle m’avoit planté là ; mais ces Calomniateurs furent bien-tôt réduits au silence, & couverts de honte par mon mariage formel avec l’adorable Sophie, qui eut assez de grandeur d’ame pour n’être jalouse en aucune maniere de l’ancien objet de ma passion. Elle voulut bien se servir de l’aimable Polyhymnie comme de sa Fille suivante, & celle-ci devenuë plus sage & moins altiere, n’a pas dédaigné depuis ce tems-là d’employer toute son adresse à habiller mon épouzée, & à relever sa beauté par une parure ingenieuse & bien ménagée.

1* C’est une Histoire Allegorique de la vie de l’Auteur lui-même.

2(a) L’Etude de la Medecine.

3(b) L’Etude du Droit.

4* Le Bel Esprit.

5* La Satyre.

6* Londres.

7* Le Jaseur.

8† Le Spectateur.

9Le Mentor.