Le Mentor moderne: Discours CXVI.
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Discours CXVI.
Un homme sensible à la véritable
gloire, aimeroit mieux perdre la vie, que de commettre une
action, qui fera rougir ses descendans, lors qu’il sera réduit
en poussiere, & qui étendra son infamie sur des personnes
qui existeront plusieurs Siécles après sa mort.
Rien au contraire procure une satisfaction plus vive, à un homme
d’un merite distingué, que la certitude, où il est, que ses
derniers Neveux seront honorez pour l’amour de lui, & que
l’éclat de sa gloire rejaillira sur ses descendans les plus
éloignez. Puisque je viens de faire mention de ce passage de
Virgile, je ne saurois m’empêcher d’y développer une beauté
particuliére, où je ne croi pas qu’aucun des
Commentateurs de ce grand Poëte ait fait attention. Ce Catalogue
de Héros sert ici, sans doute, à faire honneur en général au nom
Romain ; mais il tend sur-tout à faire le Panegyrique d'Auguste
le Protecteur & l’ami de Virgile. Anchise montre à son Fils
la plûpart de ses Descendans dans le même ordre, où ils devoient
paroître dans le monde ; ce n’est qu’en faveur d’Auguste, qu’il
rompt cette chaîne brillante de grands Hommes ; il le tire de
pair, dès qu’il a parlé de Romulus, & par là il nous force à
le considérer comme le Personnage le plus illustre, qui devoit
briller dans l’Empire, dont le Fils de Mars seroit le premier
Fondateur. Il paroît animé d’une noble impatience, à placer d
abord <sic> sa Posterité dans son plus beau jour, & à
la representer élevée au plus haut point de gloire. Pour cet
effet, il saute une longue suite de Conquerans, pour venir tout
d’un coup jusques à Auguste, qu’il distingue par là d’une
maniere aussi fine que noble, comme le plus grand homme, qui dût
faire l’appui & l’ornement d’une Nation maîtresse de
l’Univers. Par ce tour ingenieux, il ne donne pas
seulement à son Empereur la louange la plus magnifique, qu’il
soit possible d’imaginer ; mais il détourne encore le Lecteur de
faire un Parallele, qui auroit été peu avantageux à Auguste,
s’il avoit été placé dans l’ordre naturel après Pompée &
César, qui le surpassoient infiniment, par rapport à la gloire
des armes. Quoi qu’on ait dit de plus belles choses d’Auguste,
que de tout autre mortel ; quoi que tous les Beaux-Esprits de
son Siécle se soient disputé l’honneur de le louer le mieux, il
est certain que jamais on ne lui a donné un éloge comparable, à
celui dont il s’agit ici, pour la delicatesse du tour & pour
la grandeur de la pensée. L’original est inimitable, mais on ne
laissera pas d’en entrevoir la beauté dans une foible
traduction.
Les Rabbins ont inventé ce Conte, pour exprimer la haute
vénération, qu’ils ont pour cet homme selon le cœur de Dieu, à qui tout le Peuple, d’Israël a toûjours payé les
hommages les plus respectueux. Un Prophete son Contemporain n’a
pas pu le nommer seulement sans un espece de transport ; lors
qu’il parle des dernieres productions poëtiques de ce Roi, il
l’appelle David, le Fils de Jessé, l’homme qui étoit haut élevé,
l’Oint du Dieu de Jacob, le doux Psalmiste d’Israël.
Citazione/Motto
Incenditque animum famae venientis
amore.
Virg.
Il anime son cœur par la gloire, qui couronnera ses travaux dans les âges futurs.Livello 2
Metatestualità
La varieté est la chose du monde,
où je m’attache le plus, dans le cours de mes Dissertations
quotidiennes. Par là chacun de mes Lecteurs est sûr d’y
trouver de tems à autre, quelque sujet conforme à son goût,
& à ses intérêts ; par la il n’y a pas un seul de mes
Discours, qui ne trouve pas de l’appui & de la
protection auprès de quelque classe
particuliére d’hommes. C’est cet innocent artifice, qui
augmente de jour en jour le debit de mon Ouvrage, qu’une
pesante uniformité condamneroit bien-tôt à la prison
perpetuelle d’un Grenier ou d’un Magazin. Je traite mes
Lecteurs, comme un homme habile à ordonner un Festin régale
ses Convives ; il sait toûjours réveiller leur appetit par
quelque entremets ragoûtant, où ils ne s’attendoient pas. Si
par cette méthode je réussis à faire de tout mon Livre une
agréable & utile Rapsodie, je parviens justement à la
fin que je me suis proposée. J’ai fait voir dans mon
Discours de hier, que les belles actions de nos Ancêtres
nous servent de peu de chose, si elles n’excitent dans notre
ame l’amour de tout ce qui est grand & vertueux ;
aujourd’hui je remarquerai que la consideration de la
posterité doit produire les mêmes effets sur une ame noble
& genereuse.
Esempio
C’est par cette
réfléxion, que dans l’Eneïde Anchise anime son Fils à
pousser avec vigueur ses nobles entreprises ; il ouvre
devant lui la satisfaisante perspective des Héros de sa Race
qui jouïront de ses conquêtes, & qui égouillonnez par sa
gloire, les étendront peu à peu jusques aux bouts de
l’Univers : il appuye l’effet que cette ravissante vûë
devoit faire sur l’ame d’ par
cette belle réfléxion.
Citazione/Motto
Et dubitamus adhuc virtutem extendere
factis. Poursui donc tes travaux ; Quoi !
refuserois-tu
D’étendre à tes Neveux ta gloire, & ta vertu.
D’étendre à tes Neveux ta gloire, & ta vertu.
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Citazione/Motto
Ouvre les yeux, mon Fils, à
l’éclat de ta gloire Voi tes Romains par tout suivis de
la Victoire, Le digne Sang de Jule, & l’Auguste
César En triomphe attacher tout le monde à son Char. Le
voilà ce Heros, ce César admirable Cent & cent fois
promis par le fort immuable : Par ses nobles travaux
refleuriront encor Ces beaux champs où Saturne amena
l’âge d’or Plus loin doivent voler ses
Aigles triomphantes. Que les Peuples de l’Inde, &
les moirs Garamanthes ; Jusqu’où du grand Atlas le front
audacieux ; Soûtient les feux brillans, qui roulent dans
les Cieux. Même jusqu’aux Climats que l’œil de la
lumiere Apperçoit au delà de sa vaste carriere : A son
avenement par les Dieux annoncé Je vois l’Hyrcanien
d’épouvante glacé, Je vois saisis d’effroi les froids
climats de l’Ourse Et le Nil étonné s’arrêter dans sa
course. Moins de terres aussi par ses Tygres trainé
Courut le Conquerant de Pampre couronné ; Moins en a
traversé le magnanime Alcide Qui fit sentir par tout sa
valeur intrepide. Heros, qui d’Erymanthe assura les
Forêts Et vit l’Hydre tomber sous l’effort de ses
traits. Peux-tu des champs Latins differer la Conquête ?
Ah mon Fils voi l’honneur que le Destin t’apprête,
Cours, poursui tes travaux ; quoi ! refuserois-tu
D’étendre à tes Neveux ta gloire, & ta vertu.
Metatestualità
Il me seroit aisé de tirer
d’autres Poëtes des passages, où le Héros du Poëme passe,
pour ainsi dire, en revûë toute sa Race future ; mais j’aime
mieux finir ce Discours par une Histoire Rabinique, qui est
relevée par un certain goût oriental, & qui a beaucoup
de rapport à la fiction de Virgile, de laquelle nous venons
de décourvir les beautez differentes.
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Citazione/Motto
« Adam, quelque tems après sa
création, eut devant lui la vûë générale de tous les
Hommes, qui devoient sortir de ses reins, & se
suivre sur la surface de la Terre. Après en avoir
contemplé attentivement un grand nombre, il arrêta ses
yeux sur David. Il fut tellement transporté d’une
apparition si belle & si frappante, qu’il ne put en
détourner ses regards ; mais il apprit avec la plus
grande mortification, qu’une Créature si charmante
devoit vivre à peine parmi les hommes l’espace d’une
année entière ; là-dessus ne voulant rien negliger, pour
procurer une vie plus longue à ce chef-d’œuvre de la
Nature, & sachant de quelle étenduë seroit l’âge des
hommes du tems de David, il pria qu’on retranchât du
sien soixante & dix ans. Ses vœux furent accomplis,
& c’est pour cette raison qu’il manqua jusques aux
mille ans destinez à faire l’âge d’Adam, l’espace de
soixante-dix années, qu’il avoit cédées à son plus
illustre Descendant. »