Le Mentor moderne: Discours CXV.
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Nível 1
Discours CXV.
Citação/Lema
Sanctus haberi
Justitiæque tenax factis, dictisque mereris ?
Agnosco Procerem.
Justitiæque tenax factis, dictisque mereris ?
Agnosco Procerem.
Juven.
Méritez-vous par vos actions, & par vos discours les titres d’homme juste, d’Homme respectable ? Vous êtes noble ; j’y souscris.Nível 2
Horace, Juvenal, Boileau, &
presque tous les grands Poëtes de tous les Siécles ont développé
avec tout l’esprit & tout le bon-sens imaginables le
ridicule d’un homme, qui se fait un merite de ses Ancêtres ; ils
ont fait les plus grands efforts pour prouver, que la Noblesse
consiste dans la Vertu, & qu’elle est indépendante de la
naissance. Cependant, avec tout le respect que je
dois à des Personnages si dignes de mon admiration, il me paroît
qu’ils sont allez un peu trop loin ; un principe de gratitude
doit, selon moi ; nous porter à payer quelques hommages à la
Posterité de ceux, qui ont augmenté le bonheur ou la réputation
de leur Patrie, & qui par leurs travaux ont contribué à nous
rendre nous-mêmes plus fortunez, plus habiles, ou plus vertueux.
D’ailleurs il est naturel que la naissance soit bien souvent la
cause du merite. Il est plus raisonnable d’attendre de grands
sentimens d’un homme, qui se sent descendre d’une longue suite
d’illustres Ayeux, que d’un autre, qui sort d’une Famille basse
& obscure. Voilà les raisons, qui me font croire, qu’un
homme de merite, qui sort d’une Maison noble, doit s’attirer
plus de respect, qu’une personne, qui a le même degré de merite,
destitué d’une gloire heréditaire. J’ose soûtenir même, qu’une
personne qui ne se distingue, ni par ses vertus, ni par ses
vices, & qui n’a rien de considérable, que les vertus de ses
Ancêtres, doit s’attirer de nous une certaine vénération, qu’on
auroit tort d’accorder à des gens, dont la naissance & le
caractére sont également communs. Après avoir
assigné de cette maniere le véritable degré de respect, qu’il
faut payer à la Noblesse, je me trouve obligé de reprimer
l’orgueil de ces Nobles, qui ne renferment pas, dans de justes
bornes, les prérogatives de leur naissance ; ce sont d’abord
ceux, qui ne conçoivent pas assez bien que le vice &
l’ignorance gâtent le sang le plus beau, & qu’une conduite
lâche les abbaisse davantage, qu’ils ne sont élevez par le
merite de leurs Ayeux. En second lieu, j’ai en vûë ces Nobles,
qui se mettent dans l’esprit qu’un homme nouveau d’un merite
distingué ne merite pas de plus grands hommages, qu’un homme
sans caractere, qui compte parmi ses Ancêtres, un grand nombre
de Héros & de Bienfaiteurs de la Patrie. On ne sauroit
imaginer rien de plus déraisonnable que ces personnes, qui
regardent d’un œil de mépris, un homme semblable aux premiers
fondateurs de leurs Maisons desquels seuls ils empruntent toute
leur gloire. On a suffisamment dévoilé le ridicule qu’il y a
dans ces deux caractéres ; c’est pourquoi je m’adresserai sur
tout à un troisiéme genre de Nobles, qui font surnager leur
naissance sur tous leurs discours, & sur
toutes leurs actions. Vous lisez la Genealogie d’un tel homme
dans ses yeux, dans ses soûris, dans la démarche, dans tout son
air ; sa Noblesse seule donne quelque occupation à ses pensées ;
sans sa naissance son ame seroit entiérement desœuvrée. Le rang
est pour lui la matiére la plus importante ; le droit de
préséance fournit à ses discussions mille points aussi curieux
qu’intéressans. En un mot, un Noble vuide de tout, &
uniquement rempli de sa Noblesse, est l’homme du monde, dont le
commerce est le plus desagréable & le plus fatiguant. Un
Cavalier de ce tour d’esprit, Membre du Parlement, sous le Régne
de Charles Second, commença un jour une Harangue dans cette
illustre Assemblée, par les paroles suivantes : Messieurs, j’eus
l’honneur de naître dans un tems. . . . Là-dessus un Gentilhomme
d’une franchise un peu brusque l’interrompit : Je ne comprens
pas ce que Monsieur veut nous dire : Y a-t-il un seul Membre de
tout ce Corps, qui n’a pas eu l’honneur de naître, aussi-bien
que lui ? Le bon-sens, qui régne dans notre Nation, plus que
dans toute autre, a passablement réussi à bannir cette bizarre roideur de la conduite de nos gens de qualité,
qui ont vû le monde, & qui savent que tous ceux, que nous
appelons Gentilshommes, veulent être traitez par les plus grands
Seigneurs, sur un certain pied d’égalité. Mais il y a des gens
de distinction qui sont élevez parmi des Femmes, des Vassaux,
& des Adulateurs, & qui prétendent de tout le monde les
mêmes respects, où ils se sont accoûtumez. Qu’arrive-t-il ? à
force d’en exiger d’excessifs, on ne leur rend pas même ceux qui
leur sont dûs, & bien souvent leur Noblesse ne sert qu’à les
tourner en ridicule. Il
n’y a rien de plus aisé que de démêler un homme, dont le cœur
est tout plein de sa famille. Le caractere ridicule se trouve le
plus souvent dans ces esprits foibles, qui ont emprunté tous
leurs sentimens de leur Nourrice ; dans des Cadets de Famille,
qui dépensent leur petit revenu dans une molle oisiveté ; &
dans certains Vieillards, qui du naufrage de tous leurs loisirs,
n’ont sauvé que celui de chatouiller leur imagination par
quelques chimeres creuses.
Retrato alheio
Mylord N. a
été tellement bercé de son rang & de ses titres, qu’il
se conduit dans les circonstances les plus ordinaires de la
vie conformement à un Systême de Ceremonies, qu’on lui a
fourré dans la tête dès son enfance. Chaque mouvement de son
corps a sa mesure & sa régle, dans la qualité de la
personne, avec laquelle il a affaire ; je l’ai vû parcourir
successivement tous les degrez de révérences possibles,
depuis le signe de tête familier jusqu’à l’inclination du
corps la plus basse & la plus humble. Je me trouvai un
jour chez lui avec quatre autres personnes, qui connoissoient aussi-bien que moi son humeur & ses
manieres ; comme il n’étoit pas encore venu nous joindre, un
railleur de la troupe nous dit, que nous allions voir une
Scene des plus divertissantes dans la maniere, dont il nous
distingueroit, en nous saluant. A peine avoit-il lâché ces
mots, que voilà notre jeune Seigneur, qui entre, & qui
nous parcourt d’un regard circulaire. Mylord un tel, dit-il,
je suis votre très humble Serviteur ; Votre humble Serviteur
Monsieur le Chevalier ; Monsieur Mentor, je suis fort votre
Serviteur. Comment vous portez-vous, Monsieur Duker ? Ha !
vous voilà, l’ami Jacques ! Comment va la santé ?
Retrato alheio
J’avois
autrefois une Tante appellée Mademoiselle
Ironside, Marthe#F::Marthe Ironside] , qui n’avoit jamais
voulu se mesallier, & qu’on doit supposer être morte
Fille, dans la quatre-vingtiéme année de son âge ; c’étoit
la Chronique vivante de notre Famille, & elle passa les
quarante derniéres années de sa vie à raconter l’antiquité
de la Maison des Ironsides, leurs Exploits, leurs Dignitez,
leurs Mariages, & leurs Alliances. Ladite Demoiselle ne
frequentoit, qu’un tas de vieilles Filles, qui se piquoient
de Noblesse, comme elle, & qui avoient maltraité force
Galans au commencement du dernier Siécle. La plus humble de
ces vieilles Guenons étoit du moins aussi fiere que
Lucifer ; elles ne laissoient pas de dire leurs priéres deux
fois par jour, & sans leur Noblesse ç’auroient été les
meilleurs personnes du monde. Si elles voyoient dans
l’Eglise une belle Jupe, elles ne manquoient pas de mettre
en capilotade tout l’Arbre Genéalogique de celle, qui la
portoit ; quand elles trouvoient qu’elle n’étoit que
l’arriére petite-Fille d’un honnête Artisan, elles levoient
les yeux vers le Ciel, comme pour l’appeller à témoin de
l’insolence de cette petite Roturiere. Il est impossible de
peindre de couleurs assez fortes leur pieuse
indignation à la vuë d’un homme, qui vivoit noblement d’un
Bien, qu’il avoit acquis lui-même par une industrie
légitime ; elles se livroient à des transports de zele,
quand elles entendoient, qu’une Fille entroit dans une
Famille illustre, uniquement par sa beauté, par son merite,
ou par son argent. En un mot, il n’y avoit pas une femme à
quatre lieuës à la ronde, qui fut en possession d’une Montre
d’or, d’un tour de Perles, ou d’un bel Habit, qu’elles
n’examinassent par quel titre elle étoit en droit de s’en
orner. Dans ma jeunesse ma bonne Tante m’a grondé mille
& mille fois, de ce que je m’apprivoisois trop avec des
gens d’une certaine naissance, & quand elle se trouvoit
à quelque Festin dans une place au dessous de son rang, elle
seroit plûtôt morte de faim, que de manger le moindre
morceau ; elle étoit Fille à me regarder de travers pendant
une heure entiére, quand j’étois assez lâche pour céder la
place d’honneur à tout homme, qui ne fut pas du moins
Chevalier Baronnet. Un jour que je lui parlois d’un riche
Bourgeois, dont elle avoit refusé autrefois la main, elle me
déclara en s’enflant d’une noble fierté, qu’elle auroit plûtôt épousé un homme de qualité en chemise,
que le plus riche Marchand de la Bourse, dans un Carosse à
six chevaux. Elle prétendoit que notre Maison fût alliée du
côté des femmes à une demi-douzaine de Pairs du Royaume ;
mais comme aucun de ces Seigneurs n’en savoit rien, nous
avons toûjours trouvé bon de garder cette particularité par
devers nous comme un secret de Famille. Peu de tems avant sa
mort elle me fit, comme de coûtume, l’Histoire de mes
Ancêtres ; mais la voyant s’arrêter fort long-tems sur le
Chevalier Gilbert Ironside, qui eut un cheval tué sous lui à
la Bataille de Edghill, je ne pus m’empêcher de lâcher un
malheureux Bon ! & de lui demander, ce que tout cela
faisoit à moi ? Là-dessus elle se tût tout court, se leva
brusquement, & se retira dans son Cabinet, où elle
s’occupa à écrire pendant plus de quatre heures
d’arrache-pied. J’ai sû dans la suite, que justement dans ce
tems-là elle avoit effacé mon nom de son Testament, pour
laisser tout ce qu’elle avoit au monde à ma Sœur une fine
Piéce, qui étoit accoûtumée à lui faire depuis le matin jusqu’au soir des questions sur son
Grand-Pere, & sur son Bisayeul. Elle est enterrée à
présent parmi ses illustres Ancêtres de Ironsides, ayant sur
son Tombeau une large pierre, qui apprend au Lecteur
benevole, qu’elle est morte Fille, à l’âge de quatre-vingt
ans, & qu’elle descend de l’ancienne Famille des
Ironsides. Au dessous de cette Inscription on lit, si on le
veut bien, sa Généalogie, dressée de sa propre main.