Zitiervorschlag: Jean Castilhon (Hrsg.): "No V.", in: Le Spectateur français ou Journal des Mœurs, Vol.3\005 (1776), S. 301-381, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4361 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours.

Ebene 2► Diogène, le plus heureux des hommes, si pourtant quelqu’un a joui du bonheur sur la terre, depuis qu’elle est sortie du chaos, Diogène, qui s’étoit délivré de tout ce qui rend l’homme malheureux, & qui néanmoins ne croyoit pas au bonheur parfait, rioit des vaines disputes des Philosophes sur le bonheur. Ebene 3► Dialog► Vous n’êtes pas, je le crois, leur disoit-il, plus malheureux que les autres ; mais aussi je ne présume pas que vous soyez guère plus heureux ; peut-être un peu plus [302] fous, voilà tout : vous cherchez une chose impossible à trouver. Ne pouvant pas rencontrer le bonheur en vous-mêmes, vous ne le voyez que dans autrui ; & le plus grand Philosophe n’est pas plus avancé que le plus sot des Athéniens. En quoi fais-tu consister le bonheur, demanda Diogène à l’un des Philosophes qui l’environnoient ? A vivre comme toi, sans inquiétude & sans souci, répondit celui-ci. Eh ! bien, reprit Diogène, je parie que tu en es dévoré. – Il ne tiendroit qu’à moi ; mais par le secours de la Philosophie, je sais me mettre au-dessus de ces vaines foiblesses. = Je veux bien croire que tu fais tout ce [303] que tu peux pour cela, & c’est un souci de plus. Es tu marié ? = Je m’en félicite ; j’ai une femme jeune, belle, charmante, & deux enfans qui lui ressemblent. Il est vrai que je ne puis la rendre aussi heureuse que je le desirerois, car je suis pauvre ; & j’avoue que si je n’étois Philosophe, cette idée troubleroit mon bonheur. = Mais, ta femme qui n’est pas obligée d’être Philosophe comme toi, partage-t-elle ton infortune avec courage ? = C’est une Héroïne ; son amour pour moi, lui tient lieu de Philosophie : appliqué à son ménage, elle soutient ses enfans du travail de ses mains ; elle n’a d’autre distraction que Polyclès, [304] notre voisin & notre ami, qui vient quelquefois lui faire compagnie. = Qu’est-ce que Polyclès ? = C’est un jeune homme aimable, plein d’esprit ; je lui sais bon gré de sacrifier auprès d’elle des momens qu’il pourroit employer ailleurs. Il y a mille Athéniennes qui ne demanderoient pas mieux, & ma femme qui est la vertu même . . . = J’entends, tu es un peu jaloux, & tu cherches à te rassurer par l’éloge de leurs vertus. Mon ami, tu as raison de faire consister le bon heur <sic> à vivre sans souci. = Et toi, demanda Diogène à un autre, en quoi fais-tu consister le bonheur ? = Dans un hymen bien assorti. = Es-tu marié ? = Non. [305] = Eh-bien ! marie-toi, & tu viendras, un ou deux ans après, me dire ce que tu penses du bonheur. Et toi, dit-il à un troisième ? = Je crois que le bonheur consiste à pouvoir satisfaire tous les desirs que nous n’avons pas la force de réprimer ; c’est donc, ou dans les richesses qu’il faut le chercher, parce qu’elles nous procurent toutes sortes de jouissances ? = Es-tu riche ? – Beaucoup. = Tu es donc fort heureux ? = Oui, mais encore moins par mes richesses que par le secours de la Philosophie. – Fort bien ; c’est-à-dire que tes desirs sont au-dessus de tes richesses. Vas, tu aurois celles de Crésus, que tu desirerois encore. – Et toi, [306] qui ricanes me diras-tu ; en quoi consiste le bonheur ? = Dans une heureuse médiocrité, entre l’opulence & la pauvreté ; ni trop riche, ni trop pauvre : voilà ma Philosophie. = Par Jupiter, je la trouve très bonne, si tu sais bien garder l’équilibre. = Qu’appelles tu ta médiocrité ? = Je ne possède rien ; je dis seulement ce que je desirerois, si j’avois des desirs à former. – Je me suis bien douté que tu étois au-dessus ou au-dessous. Tu me prouves seulement que tu es moins ambitieux qu’un autre ; mais, crois-moi, si tu obtenois cette médiocrité dont tu es si loin encore, le bonheur te paroîtroit être au-delà ; & si tu parvenois aux ri-[307]chesses, tu t’y accoutumerois, & tu croirois le voir au-dessus de la médiocrité même. = Diogène appelle un vieillard qui paroissoit content & gai. Es-tu heureux, lui demanda-t-il ? = Si je le suis ! Ah ! plus que je n’aurois osé l’espérer. = Bon ! tu me diras donc en quoi le bonheur consiste. = A avoir des enfans tels que les miens. Tu connois Ariston ? = Oui, Athênes le regarde comme un de ses plus braves défenseurs. = Eh-bien ! je suis son père ; mais tu ne peux pas connoître Cléonide sa sœur, la plus belle & la plus sage des Athéniennes. Ces pauvres enfans semblent n’avoir d’attention que pour leur père ; qu’ils justifient bien l’a-[308]mour que j’ai pour eux ! = Je sens ta félicité, puisse-t-elle durer long-temps ! = Il est vrai que je suis vieux, & je vais bien-tôt leur manquer ; je m’afflige d’avance de notre séparation, & du chagrin que leur causera ma perte. Artémon jouit du même bonheur que moi ; il a des enfans aussi estimables que les miens ; mais Artemon a vingt ans de moins : il peut espérer de voir, dans leur adolescence, les enfans de ses enfans. = J’en conviens, intérompit Artemon qui se trouvoit présent ; mais dans vingt ans, qu’il se passe de choses ! & qui sait, dans cet intervalle, si mes enfans ne changeront point ! Il ne faut qu’un moment pour ternir [309] la réputation de la femme la plus respectable & la plus respectée. Quand à mon fils, sa jeunesse est entourée de si grands dangers ! Philistor est comme assuré de ne pas survivre à la perte de la vertu de ses enfans, s’ils étoient assez malheureux pour se démentir. = Bonnes gens, leur dit Diogène, que de pères voudroient avoir vos chagrins ! Mais enfin ces chagrins, tout chimériques qu’ils sont, vous empêchent d’être heureux. Envain Diogène demandoit en quoi consiste le bonheur, on lui donna de belles définitions, mais point d’exemples ; on lui fit les plus beaux raisonnemens du monde ; mais tous étoient démontés par l’ex-[310]périence. Enfin, rien ne le satisfaisoit. Il vit Théognide ; il lui fit part de son inquiétude. Vous m’étonnez, lui dit Théognide : quoi ! un Philosophe tel que Diogène, ne sait pas que le bonheur véritable consiste dans la vertu ? = Mais, qu’entendez-vous par vertu ? lui demanda Diogène. = Allez, vous savez mieux que moi, que la vertu est cette force qui élève l’ame au-dessus de tous les événemens, qui nous rend supérieurs aux saveurs & aux disgrâces de la fortune, insensibles aux maux qui nous affligent, & bienfaisants envers les autres. = De sorte que vous ne regarderiez pas comme vertueux, celui qui se laisse-[311]roit abattre par la douleur ; qui s’affligeroit d’une calamité ; qui se réjouiroit d’un héritage inespéré ? = Théognide parut embarrassé. Il voulut interprêter ce qu’il avoit dit, fit des distinctions, & convint que la vertu pouvoit s’accorder avec cette sensibilité, mais que l’excès étoit un vice. Diogène prétendoit qu’il y avoit des vertus auxquelles cette force & cette élévation de l’ame étoient étrangères ; que la piété envers les Dieux, l’amour envers ses parens, la fidélité conjugale, la pudeur, étoient les vertus exercées, & souvent portées au plus haut degré par des femmes, des enfans, & des gens de la lie du peuple ; les personnes les plus [312] douces & les plus complaisantes étoient souvent les plus timides. Mais Théognide avoit combattu vaillamment ; il avoit été fait prisonnier, & avoit mieux aimé subir le joug de l’esclavage, que de passer au service de l’ennemi. Ayant obtenu sa liberté, il eût pu parvenir aux premières dignités de la République, s’il eût voulu les acheter par un peu de souplesse ; mais il avoit préféré de vivre dans l’obscurité, plutôt que de demander ce que le mérite seul devoit obtenir. Taïs passa comme ils disputoient encore. = Pourrois-tu me dire, lui demanda Diogène, en quoi consiste la vertu ? Mais c’est suivant, répondit Thaïs ;la vertu dépend des [313] circonstances ; ce qui est un effort sublime de vertu dans une femme, n’est pas même un mérite dans un homme ; ce qui est vertu à Sparte est un crime à Athènes : dans notre sexe, je crois que la vertu consiste à être douce, bonne, complaisante, à rendre service à ses amis, à pardonner les foiblesses des autres, à supporter leurs défauts, à ne pas soupçonner trop légèrement.

Thaïs n’avoit que dix-huit ans. Arsinoë qui en avoit quarante, s’approcha dans ce moment : En quoi faites vous consister la vertu ? Belle question pour un Philosophe, répondit-elle en regardant Thaïs de travers ; la vertu consiste à remplir les devoirs de [314] son état. les <sic> devoirs d’une femme sont d’être sévère dans ses mœurs ; de ne rien voir & de ne rien souffrir qui blesse la pudeur & le décence ; d’avertir charitablement ceux qui peuvent former des liaisons dangereuses avec certaines personnes, de leurs vices cachés ; d’élever sa famille dans les mêmes principes, & de fuir l’abord <sic> des femmes scandaleuses. Je vais profiter de l’avis, dit Thaïs, en riant au nez d’Arsinoë, & en s’en allant. Voilà, dit Diogêne, des vertus qui ne s’accordent guères. J’en consulterois mille, que je ne serois pas plus avancé. ◀Dialog ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

[315] Cassiodore. *1

Ebene 2► Ebene 3► Fremdportrait► Théodoric, fils de Valamir, s’étant rendu maître de toute l’Italie, choisit Boëce pour son principal Ministre. C’étoit l’homme le plus propre à l’affermir dans ses nouveaux états. Boëce ne fut [316] point ébloui par l’élévation. Il avoit épousé Rusticienne, fille de Symmaque, l’un des plus grands hommes de son temps. Ses deux fils étoient décorés de la pourpre consulaire ; ses richesses étoient considérables ; il jouissoit de la confiance du Souverain, des applaudissemens du Sénat, & des louanges du Peuple.

Mais, quel Ministre peut se flatter de conserver jusqu’à la [317] mort, l’amitié de son maître ? La vertu ne garantit point des disgrâces. Boëce en fit l’épreuve. Il eut bien tôt besoin de tout son courage. Cyprien, Trigilla, Conigaste, ne purent souffrir si près du Trône, un homme dont l’œil étoit toujours ouvert sur leurs projets ambitieux, & dont la prudence & l’équité savoient en détourner les effets. Ils formèrent le projet de le perdre. Ils supposèrent des lettres de Boëce à l’Empereur Justin, & l’accusèrent d’avoir tramé avec Symmaque, le complot de soustraire la ville & le Sénat Romain au pouvoir des Gots. Opilion, Basile, & Gaudence, dont Boëce avoit réprimé les injustices & les excès, appuyèrent cette horrible calom-[318]nie. Théodoric étoit le meilleur des Princes ; mais il détestoit les traîtres, & le moindre soupçon le rendoit implacable. . . L’artifice étoit trop bien conduit, pour qu’il ne crût pas son Ministre coupable. Il l’abandonna à ses ennemis, sans lui permettre de se justifier.

Un penchant naturel m’avoit lié avec Boëce ; je vivois avec lui dans la plus grande intimité. Il m’enseignoit la vertu. Chaque jour j’apprenois à la respecter davantage Si je suis bon, c’est-à-lui que je le dois.

Allgemeine Erzählung► Un jour que j’allois chez lui, selon ma coutume, je vis une multitude de peuple qui gémissoit devant sa porte : j’en demande le sujet : on me répond que Boëce [319] venoit d’être arrêté, qu’on l’a chargé de chaînes, & qu’on l’a conduit dans un cachot. J’entre aussi-tôt dans son palais, j’apperçois Rusticienne répandant des pleurs, agitée par le désespoir & l’effroi ; elle disoit sans cesse : « Ah ! si je pouvois partager ses peines ; si je pouvois être misérable avec lui ! si l’on veut que je vive, que l’on me permette au moins de le voir. » Ses deux fils erroient comme des furieux : « Ah ! si un acte de violence ne retomboit sur lui, s’écrioient-ils ; nous étoufferions ces sentimens d’humanité qui nous mettent en contradiction avec nous-mêmes ; comme des tigres impitoyables, nous égorgerions notre proie ; nous serions in-[320]flexibles comme les auteurs de nos larmes ; leurs tourmens feroient nos plaisirs. » Le vieux Symmaque mêloit sa voix à leur foiblesse, il partageoit leur fureur : animé par le désespoir, il appeloit la vengeance, il gémissoit de la foiblesse qui l’obligeoit de l’attendre d’une main étrangère.

Emu de compassion, je quitte la famille désolée, & je vole vers les prisons de Pavie : je demande la permission de parler à Boëce, on me l’accorde. « Je vous salue, illustre malheureux, lui dis-je en l’abordant : pour avoir excité la jalousie des méchans, on vous charge de fers ; pour avoir déplu à des scélérats, on vous prépare des supplices ; vous [321] seriez comblé d’honneurs, si vous aviez partagé leurs crimes ; & voilà comme la vertu est récompensée.

Cassiodore, me dit-il, le témoignage d’une bonne conscience me suffit ; si je suis ici, je sais que c’est pour avoir aimé la justice. J’ai résisté à Conigaste, parce qu’il opprimoit les foibles ; j’ai encouru la haîne de Trigilla, parce que j’ai blâmé son avarice & ses larcins : Cyprien est encore mon ennemi, parce que j’ai garanti Albin de la peine que sa fausse accusation lui préparoit ; pendant la famine qui désoloit l’Empire, j’ai contredit le Préfet du Pré-[322]toire, & je lui ai reproché d’en être l’auteur. J’ai pris défense du peuple contre ces oppresseurs. Voilà mes crimes. On ne parle pas moins aujourd’hui que de m’enfermer dans une cage de fer, pour y servir de pâture aux animaux les plus voraces. J’adore la main de ce grand Dieu qui gouverne toutes choses : les Juifs disent qu’il ordonna à Abraham de sacrifier son fils ; il pouvoit également ordonner qu’Abraham se sacrifiât aussi lui-même. Celui qui lui sera le plus soumis, lui sera toujours le plus agréable. Pour vous, Cassiodore, vos talens vous ont placé auprès du Prince ; ne lui parlez jamais que selon votre conscience ; restez tou-[323]jours ferme dans la voie de la vérité ; servez-le par amour. Évitez sur toutes choses, de lui faire connoître mon innocence ; il a été trompé ; épargnez-lui des remords. Si cependant vous cherchez le repos, préférez la pauvreté indépendante, à l’esclavage brillant des Cours. Si vous trouvez l’occasion de quitter vos emplois, ne la négligez pas. Mon exemple vous instruit. Au reste, retirez-vous, & ne revenez plus ».*2

[324] Je luis obéis, touché de son sort, indigné contre ses ennemis, & plein de mépris pour les rangs & pour les dignités. Que de vertu ! me disois-je à moi-même ! la mauvaise fortune n’a pu flétrir son cœur, ni l’opprobre abattre son courage ; je cours la même carrière ; mais si jamais on me croit coupable pour n’avoir pas voulu céder au crime, puis-je espérer d’être aussi vertueux ? Ma folle vanité ne se révolteroit-elle pas contre l’humiliation ? Les dernières paroles de mon ami me [337] furent toujours présentes ; elles me soutinrent contre les épreuves auxquelles je fus exposé. Je sentis sur-tout l’importance du conseil qu’il m’avoit donné, lorsque je le quittai, & j’attendis avec impatience le moment où je pourrois le suivre. ◀Allgemeine Erzählung

Quelque temps après, Boëce mourut. Attaché à Théodoric, je l’ai servi avec un zèle infatigable ; je n’ai jamais fait de mal, & j’ai toujours sollicité le bien ; mais à dire vrai, j’ai essuyé bien des chagrins & des ennuis. J’ai reconnu que les dignités ne servoient, le plus souvent que de masque à l’intérêt, & de sauvegarde à l’hypocrisie ; que les richesses ne satisfaisoient point l’a-[338]varice, & que les hommes n’avoient rien de bon. J’ai eu des jaloux ; je me suis vu exposé à la haine & près d’en être la victime. Le bon Théodoric est mort, c’est Vitiges qui règne. ◀Fremdportrait Je me suis retiré dans un coin des Alpes, pour y passer le reste de mes jours.

Aujourd’hui, que je ne suis point dans un état remarquable, je me ressouviens de Boëce ; je me rappelle ses instructions ; je sens que je suis à ma place ; je trace le plan de mon jardin, je le cultive & je fais des horloges.*3 ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

[339] Discours.

Ebene 2► De toutes les folies qui ont passé dans la tête des hommes, celle du doute absolu est la plus absurde ; & je ne vois pas de meilleur argument contre le Pyrrhonisme, que les coups de bâton que le Poëte comique donne au Pyrrhonien qui doute de sa propre existence. Qu’étoient, que prétendoient être Pyrrhon, Sextus Empyricus & tant d’autres ? Ils n’en savoient rien ; & cependant ils avoient un systême suivi ; ils avoient acquis des connoissances ; ils avoient une méthode, [340] & ils l’enseignoient à leurs Disciples, qui pouvoient leur dire : Ebene 3► Il est fort inutile que nous nous appliquions à la Philosophie, s’il est vrai, non-seulement que nous ne savons rien, mais encore que nous ne pouvons rien savoir. Pour vous convaincre de l’absurdité de votre supposition, nous vous demandons si vous existez. Vous qui doutez, vous qui pensez, vous sentez d’abord qu’il faut nécessairement que vous existiez, puisque le rien, ou ce qui n’existe point, ne peut ni penser, ni douter. Toute substance qui doute, toute substance qui pense, existe donc certainement, au moins dans le temps qu’elle doute & qu’elle pense. Vous êtes frappé [341] de ces vérités ; cependant, au lieu de nous répondre directement, vous nous dites : Je me trompe peut-être, quand je crois douter, quand je crois penser ; mais alors le même raisonnement revient, & nous disons : pouvez-vous être trompés, ou vous tromper vous-même, en doutant que vous existez ? le rien peut il se tromper ?

Ces Disciples pouvoient ensuite dire à leurs maîtres : supposons pour un moment qu’il existe hors de nous-mêmes un tout composé de différentes parties ; le tout sera plus grand qu’aucune de ses parties prises séparément, comme la moitié, le tiers, le quart ; & ses parties ainsi divisées, seront plus petites que le tout ; toutes [342] les parties prises ensemble seront égales au tout.

Si, à des choses égales, vous ajoutez des choses égales, les touts seront égaux. Si de choses égales, vous retranchez des parties égales, les touts seront encore égaux.

Une chose ne peut être & n’être pas en même-temps. S’il y a une figure placée, dont tous les points de la circonférence soient également éloignés d’un point qu’on appelle centre, tous les rayons ou toutes les figures tirées de ce centre à la circonférence, seront égales.

Il y a un rapport nécessaire d’égalité entre 2 & 2 & le nombre 4, & entre le 4 fois 4 & le nom-[343]bre 16. Pour peu que vous fassiez attention à ces propositions & à beaucoup d’autres semblables qui se présentent en foule à notre esprit, vous ne pouvez douter que chacune de ces propositions ne cautionne une vérité constante, & vous ne pouvez pas vous refuser à la lumière qui vous frappe. ◀Ebene 3

Pourquoi ne peut-on refuser son acquiescement ou son consentement à ces vérités ? C’est que l’on conçoit évidemment, clairement & distinctement que ces choses ne peuvent être autrement qu’elles ne sont représentées dans ces propositions. Ainsi l’on peut établir pour règle générale, que tout ce que l’on conçoit claire-[344]ment & nettement être compris dans l’idée d’une chose, peut être affirmé de cette chose comme une vérité.

L’évidence est donc une règle sûre pour distinguer le vrai du faux ; & la seule crainte que l’on puisse avoir dans la recherche de la vérité, seroit de regarder quelquefois comme évident, ce qui ne le seroit pas. La Logique donne des moyens sûrs pour distinguer la véritable évidence de celle qui n’est qu’apparente. ◀Ebene 2

[345] Discours.

Ebene 2► Les Moralistes regardent comme une folie dans l’homme, de former des projets plus étendus que sa vie ; de desirer plus qu’il ne peut obtenir. Mais ces projets, ces desirs, cette espérance, ils ne font point attention qu’il <sic> sont autant de bienfaits de la nature, qui multiplient nos jouissances, & des distractions sur l’heure fatale qui doit faire évanouir nos chimères. La certitude de la mort seroit une idée trop affligeante pour nous, si elle n’etoit contre-balancée par l’incertitude du mo-[346]ment où elle doit arriver. Nous sommes physiquement certains que nous n’irons point au-delà d’un certain nombre d’années : cependant, comme dans cet espace nous ignorons le point où nous nous arrêterons, à peine pensons-nous que nous devons nous arrêter. Promettez à l’homme la plus grande longevité, mais fixez-lui l’heure où elle doit finir, vous empoisonnerez tout le bonheur de sa vie ; & l’homme qui n’auroit vécu que trente ans avec l’incertitude de la mort, auroit vécu plus long-temps que celui qui mourroit à cent ans, avec l’assurance, que le dernier jour de sa centième année, sera le dernier de sa vie. L’imagination du [347] premier ne lui a laissé voir la mort que dans un éloignement indéterminé, vague, incertain ; au lieu que l’autre a toujours eu devant les yeux le dernier jour de sa centième année.

La nature, si sage en tout, semble avoir épuisé sa sagesse dans ce qui regarde la mort. Il semble qu’il y ait une contradiction entre cette loi générale & immuable, que tout ce qui vit doit mourir, & l’horreur que tout être a pour sa destruction. Mais celle-ci est une conséquence de l’autre. Cette crainte naturelle de la mort est la source des précautions que nous prenons pour garantir notre vie des dangers innombrables qui l’assiégent. Plus cette vie est fra-[348]gile, plus la nature devoit nous inspirer la crainte de la perdre.

Cette horreur de notre destruction, dont l’ame la plus intrépide semble être accablée pour peu qu’elle y réfléchisse, la nature a pris tant de soin de nous en distraire, que nous mourons sans nous en appercevoir. Dans le cours ordinaire de la vie, elle fait précéder la mort par la vieillesse & par une gradation de douleurs & d’affoiblissement, comme pour nous accoutumer insensiblement à finir. Ainsi la destruction arrive lentement, sans que nous nous en doutions, & la mort n’en est que le dernier terme. Il n’y a presque point d’intervalle, ni de différence entre ce point [349] & celui qui le précède, entre celui-ci & le point qui l’a devancé ; ainsi de suite, en rétrogadant. Dans les morts qui terminent les maladies aiguës, ces intervalles sont malheureusement supprimés ; mais plus la douleur est violente, moins elle nous laisse penser au moment de la destruction ; ou si elle nous permet de l’entrevoir, c’est pour le desirer. Quand la mort est subite, nous ne le sentons point ; ainsi la mort est quelquefois un bien, & n’est jamais un mal réel.

Ainsi, les Moralistes déclament presque toujours à contresens, faute d’avoir étudié la nature. Que n’ont-ils pas dit contre l’amour, qu’ils regardent comme [350] le fléau le plus funeste, au lieu de le regarder comme le lien général de tous les êtres, la chaîne qui perpétue les espèces depuis la création jusqu’à la destruction générale de l’Univers ? Sans doute, l’Amour a des suites cruelles pour la plupart des individus ; mais, est-ce la faute de l’amour & de la nature ? N’est-ce pas celle ou de nos conventions, ou de l’éducation, ou de mille autres choses qui sont étrangères à l’un & à l’autre. Distinguons donc ce qui est un bienfait de la nature, de ce que notre corruption en a rendu la honte. Presque tous les maux qui nous affligent sont notre ouvrage ; elle ne nous a formés que pour le bonheur. ◀Ebene 2

[351] Prédiction

Pour l’Année 1778, tirées de l’Almanach ou du Manach de Liége, qui ne sera imprimé qu’à la fin de Décembre 1777.

Ebene 2► Ebene 3► Nos alarmes ont cessé. L’année funeste est révolue ; le siècle de fer expire ; le temps a ramené Rhée sur des aîles de plomb. L’aurore de l’âge d’or commence à poindre.

Janvier. Grande révolution dans les coëffures. Les Panaches ont passé de la tête des femmes sur celles des maris. Égalité dans les fortunes. Les Publicains ouvrant [352] leurs trésors au mérite indigent, à la beauté dans l’infortune, à la vertu souffrante ; le tout sans prétentions, sans intérêt, sans vanité.

Février. Paix dans la République des Lettres ; Injures supprimées de tous les écrits, même des Journaux. Restitutions volontaires de pensions usurpées par le crédit des Protecteurs. Philosophie respectée, Philosophes modestes. L’Artiste consulte l’Artiste. Le Peintre embrasse le Peintre, & profite de sa critique.

Mars. Enfin on a reconnu l’abus des règles ; le Théâtre François reprend sa première forme ; Garnier & Jodèle en ont banni pour jamais Corneille & [353] Molière. Les Arts redeviennent ce qu’ils étoient dans leur origine. Progrès rétrogrades. Racine & Voltaire aux abois ; sots Partisans de la routine & de l’extravagance, fuyez ; Crébillon proscrit ; Mystères rétablis ; Mère sotte, Enfans de la joie reparoissez ; vengez-nous de la difformité burlesque de nos Tragédies uniformes.

Avril. Courtisanes désintéressées ; faveurs à juste prix ; Grands sans flatteurs ; Prélats résidens ; Militaires instruits ; Marchands de bonne foi ; succès sans cabales ; Poëtes sans vanité ; Savans sans orgueil ; Comédiens sans insolence ; Auteurs sans intrigues ; critique sans fiel ; Bals [354] sans ennui ; ménages sans querelles ; amitiés sans nuages ; triomphe sans rivalité ; piété sans fanatisme ; Courtisans sans bassesse. ◀Ebene 3

Ici finit le Manuscrit de Mathieu Landsberg ; mais nous savons de science certaine, que dans l’Almanach ou Manach de la St Jean, il publiera les Prophéties & Pronostications de toute l’année. ◀Ebene 2

[355] Dialogue.

Darviane et Saint-Far.

Ebene 2► Ebene 3► Dialog►

Darviane.

Non, Saint-Far, je n’approuverai jamais vos déclamations contre le Luxe. Sans lui nos Arts seroient-ils jamais parvenus à ce degré de perfection où nous les avons portés ? Cette perfection rend toutes les Nations nos tributaires. Cette espèce de conquête ne vaut-elle pas toutes celles que nous pourrions faire par les armes ?

Saint-Far.

Mon ami, je conviens qu’elle est moins funeste aux Peuples conquis ; leur défaite ne leur coûte que leur argent ; mais, pour le [356] Peuple conquérant, vous conviendrez qu’il y perd ses mœurs, & par conséquent sa félicité ; & certes, aux yeux, je ne dis pas du Philosophe, mais de l’homme qui a un peu de sens dans la tête, & de justice dans le cœur, le gain que la nation conquérante fait d’un côté, ne vaut pas ce qu’elle perd de l’autre.

Darviane.

Je ne vois pas ce que les mœurs ont à démêler avec l’Artisan & le Laboureur.

Saint-Far.

Ne confondons point ; quand je parle des Arts, ce n’est point des Art utiles. Une Nations les perfectionnera tant qu’elle voudra, sans exciter ni l’envie, ni l’émulation des Nations voisines ; [357] je parle de ceux que vous appelez Arts par excellence, inventions du Luxe & de la frivolité, dont les productions trop multipliées varient sans cesse dans leurs formes, parce que le goût qui les dirige est absolument arbitraire, & n’est fondé ni dans la nature, ni dans la raison.

Darviane.

Oh ! voilà par exemple ce que vous auriez de la peine à me persuader. L’Art est d’abord informe & grossier : mais il me semble qu’il n’approche de la perfection, qu’autant qu’il se rapproche de la nature.

Saint-Far.

Voilà précisément contraire de la marche des Arts de Luxe. Plus ils s’éloignent du sens com-[358]mun, & plus on les trouve parfaits. Ce n’est pas pour ces Arts-là qu’on cherche le beau dans la nature, & les grâces dans la simplicité. Le caprice, la bizarrerie, voilà leurs principes : des formes qui plaisoient hier ne plaisent plus aujourd’hui.

Darviane.

Mais, savez-vous qu’il n’y a rien sur quoi on soit moins d’accord, que ce beau simple, ce beau naturel ? Pourriez-vous m’en assigner un modèle, qui ne soit point sujet à contestation ? un modèle dont toutes les Nations conviennent ? L’idée de la beauté ne varie-t-elle point relativement aux Pays ?

Saint-Far.

Connoissez-vous, je ne dis pas quelque Peuple policé, mais quel-[359]qu’homme ayant un cœur & des yeux, qui conteste la beauté à l’Apollon du Belvedere, à la Vénus de Médicis, à l’Antinous, & à quelques autres Statues de ce genre ? Si quelqu’un vous accusoit d’avoir dit que vous les trouvez d’un mauvais goût, n’en seriez-vous pas offensé ? Ne chercheriez-vous pas à faire cesser ces mauvais bruits ?

Darviane.

Oui, sans- doute ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit. Vous cherchez à m’écarter de mon sujet. Les modèles dont vous venez de me parler, retracent les plus belles proportions ; c’est la beauté toute nue ; & il est question des Arts de Luxe qui donnent des [360] grâces à la beauté & même à la laideur.

Saint-Far.

C’est précisément à quoi je veux en venir. Pensez-vous que ces Artistes sublimes, qui ont si bien saisi le vrai point de la beauté des proportions du corps-humain, aient été assez aveugles pour n’avoir pas senti en quoi consistoit cette beauté accessoire, la parure, qui convenoit à ces modèles ?

Darviane.

Quand cela seroit, que pourriez-vous en conclure ?

Saint-Far.

Que l’élégante simplicité des Grecs & des Romains, sans cesse reproduite à nos yeux dans les figures antiques ou modelées d’a-[349]après l’antique, est plus favorable à la beauté, que tant de fatras de haillons, sous lequel nos femmes s’engoncent. Comme rien n’est plus simple que de belles proportions, il faut que tout ce qui les accompagne soit simple comme elles. Je sais que la plupart de nos femmes auroient trop à perdre, sous une tunique flottante & légère, qui laisseroit appercevoir leur sein à moitié découvert, & qui ne descendroit que jusqu’à mi-jambes ; mais au moins, ne devroient-elles pas faire tellement disparoître le nud, qu’elles semblent plutôt avoir été faites pour leurs habillemens, que leurs habillemens pour elles. Chez nous, une femme n’est que l’accessoire de sa pa-[350]rure. Par quelle manie étrange adoptent-elles ces bisarres ornemens, de préférence à des vêtemens qui laisseroient à leurs grâces naturelles toute la liberté de se déployer ? Parmi les dix mille modes en tout genre, qui, depuis onze ans, ont mis à la torture le génie des Inventeurs, il y en a trois ou quatre que leur simplicité m’ont fait conserver, mais ce sont celles qui ont passé le plus vite.

Darviane.

Mon ami, croyez-moi, les femmes savent mieux ce qui leur va, que nous-mêmes ; elles ont un instinct d’amour-propre qui met en défaut les plus belles réflexions de la Philosophie.

Saint-Far.

Oui, c’est-là leur préjugé ordi-[351]naire, c’est ce qu’elles répondent toujours à nos reproches. Nous ne nous parons que pour vous plaire, disent-elles. En vain leur proteste-t-on qu’elles nous plairoient mille fois davantage avec moins d’art & plus de simplicité ; elles affectent de n’en rien croire, & n’en vont pas moins leur chemin.

Darviane.

Il faut espérer qu’à force de chercher les moyens de plaire, de combiner, de varier les modes, cette simplicité Grecque & Romaine, dont vous êtes affolé, reviendra quelque jour.

Saint-Far.

Et moi au contraire, je pense que la bizarrerie, en fait de modes, [352] sera portée à un tel excès, que la France sera regardée par les Nations voisines, comme les petites maisons de l’Europe. Il n’y a rien de si ridicule dans ce genre à quoi l’on ne doive s’attendre. Ecoutez un petit conte de Fées que ma fille a appris de sa gouvernante.

Ebene 4► « Il y a environ dix ans, que la manière de se coëffer étoit simple & élégante. Il sembloit que nous allions voir une révolution dans les coëffures, qui auroit entraîné celle des habits, & peut-à-peu celle des mœurs ; car tout cela se tient. C’étoit vers ce temps qu’il y eut une assemblée générale de Fées. » ◀Ebene 4

Darviane.

Des Fées ! il y a dix ans . . . . Il me paroît qu’en fait d’Anachronismes la gouvernante de votre fille n’est [353] pas difficile. Il y a quatre siècles qu’on ne croit plus aux Fées. Elle auroit dû remonter à des temps plus reculés.

Saint-Far.

En fait de Contes, peu important les lieux & les temps : & en fait de modes, les événemens se multiplient & se succèdent si rapidement, que dix ans établissent une antiquité plus reculée que ne le seroit un fait politique, qui se seroit passé depuis dix siècles.

Ebene 4► « Il y eut donc une assemblée générale de Fées, à minuit, dans la Rotonde du Wauxhall de Torré, qui ne s’en doutoit guères. » ◀Ebene 4

Darviane.

Mais elle est donc folle, votre gouvernante : quel mélange ! Des [354] Fées dans le Wauxhal de Torré ! tout cela n’a pas trop le sens commun.

Saint-Far.

Vous vous trompez encore. Il falloit transporter ma fille dans des lieux qu’elle connût, & elle connoissoit le Wauxhall de Torré : il falloit que ces lieux eussent une apparence de magnificence pour y revoir les Fées, qu’elle connoissoit encore par mille petits contes. Vous voyez que la gouvernante n’est pas aussi inconséquente qu’elle vous l’a paru d’abord. Je reprends mon histoire, & ne m’interrompez pas, je vous prie : faites seulement attention que c’est un enfant à qui l’on parle, & qu’on veut instruire en l’amusant.

Darviane.

Je ne dis plus rien, je vous écoute.

Saint-Far.

[355] Ebene 4► « Les avenues du Wauxhal étoient éclairées par des milliers de lampions dans des vases de crystal de toutes couleurs. Le Génie, maître des cérémonies, sans rien déranger de l’Architecture de la Rotonde qui est très-belle, s’étoit contenté de changer les colonnes en pierres transparentes & lumineuses ; les lampions des corniches étoient des escarboucles ; les tapis des travées, les guirlandes de fleurs, & tout ce qui n’est que peint & figuré, fut changé en objets véritables. En un mot, la Salle étoit digne de l’assemblée. J’ignore quel en étoit le sujet. C’est un mystère qu’il ne m’a pas été possible de [368] pénétrer. Tout ce que je sais, c’est que les Fées étoient superbement parées dans le costume du temps. Alors les femmes étoient coëffées d’une manière plus naturelle qu’aujourd’hui, & par conséquent plus agréable & plus favorable à leur beauté. Une guirlande de fleurs naturelles ou artificielles, soutenoit les cheveux relevés en boucles. Brillantine fut la seule Fée qui, au lieu de fleurs, avoit employé des diamans : elle fixoit tous les yeux, lorsque Persiflette, qui se faisoit attendre depuis une heure, parut enfin en Polonoise puce, garnie de plumes de héron. Sa coëffure étoit de son invention. Elle avoit pris pour modèle la tête de Méduse, qui, la première, ce jour-là, s’offrit à [369] ses yeux sur le bouclier d’une Pallas qu’on avoit trouvé dans les décombres d’un vieux château, & dont on rafoloit à la Cour du Génie, Amant de Persiflette. Je ne sais quel charme elle trouva dans la coëffure de la Gorgone ; mais elle résolut de l’imiter, sans doute, d’après ces vers de Boileau, dont elle s’imagina de faire l’application.

Zitat/Motto► Il n’est point de serpent, si de monstre odieux,

Qui, par l’Art imité, ne puisse plaire aux yeux. ◀Zitat/Motto

Quoi qu’il en soit, Persiflette parut, les cheveux hérissés sur le front, soutenus par des aiguilles de diamans, d’un pied de haut ; un bonnet chargé d’aigrettes, de [370] plumes & de fleurs, étoit plané presque à pic sur une tête bouffie d’une vingtaine de grosses boucles empruntées. Persiflette, en arrivant, fit deux tours de rotonde, pour se faire admirer ; mais au lieu d’applaudissemens, il partit de tous côtés de si grands éclats de rire, qu’elle en fut déconcertée ; elle se remit cependant, fronça le sourcil, regarda les Fées d’un air dédaigneux & malin : elle leur demanda ce qu’elles trouvoient de si plaisant dans sa parure, & leur prouva qu’elles n’avoient aucun goût ; qu’elle avoit à force de recherches, trouvé la coëffure la plus favorable à la beauté par l’Art des contrastes ; qu’elle se doutoit bien qu’il y en avoit encore pour long-temps, avant que cette mode ne prît, parce [371] que le vrai ne se fait sentir qu’à la longue ; mais qu’elle prendroit enfin ; & qu’avant dix ans, il n’y auroit pas une Fée qui ne fût coëffée comme elle l’étoit. Les Fées la prirent pour folle ; Ricaneuse marmottoit entre ses dents : est-ce qu’elle imagine que la tête nous tournera ? Il ne faut jurer de rien, interrompit Bobinette. Mon Dieu ! que sait-on ? j’ai tant vu de choses ! Le bizarre nous paroît d’abord ce qu’il est ; l’habitude nous le rend supportable, & finit par nous faire trouver rempli de sens & de raison, ce qui d’abord nous paroissoit pitoyable & ridicule. Il n’y a rien à quoi l’on s’accoutume, comme au mauvais goût. Bobinette eut beau dire, on n’en rit [372] pas moins de la coëffure de Persiflette. Bobinette leur assignant une assemblée dans dix ans, au même lieu, elles se séparèrent, & ne songèrent plus au rendez-vous. Mais, il y a deux mois que Bobinette, qui n’oublie rien, les a mandées. Comme elles ne se souvenoient plus du sujet de l’assemblée, toutes s’y sont trouvées dans le costume du jour ; Persiflette y est venue avec la coëffure & les parures simples qu’elles portoient lors de la première assemblée ; elle a voulu prendre sa revanche, & rire à son tour de la coëffure dont elles s’étoient moquées ; mais ce sont elles qui ont ri comme des folles, de l’antique parure de Persiflette : Je vous le disois bien, [373] leur a dit Bobinette, le beau devient ridicule avec le temps ; avec le temps aussi, le ridicule devient beau. » ◀Ebene 4 ◀Dialog ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

[374] Adieu à mes Lecteurs.

Ebene 2► Metatextualität► J’avois résolu, mes chers Lecteurs, de ne me séparer de vous qu’à la mort ; je m’étois dit, avant d’entrer dans la carrière, quand je devrois les importuner, je ne cesserai de mettre sous leurs yeux le miroir de la vérité ; je les forcerai de s’y contempler & de rire d’eux-mêmes. S’il y en a quelqu’un qui, dans son dépit, casse la glace, j’en ramasserai les morceaux, &je les lui représenterai encore. Quand je peindrai leurs défauts, j’aurai soin de varier la peinture à l’infini ; j’emprunterai tour-à-tour le pinceau des graces, celui de la folie, ceux de la gaité, [375] de la plaisanterie, du bon sens ; jamais celui de la mélancolie & de l’austérité. Que je les fasse rire ou raisonner, qu’importe, pourvu qu’ils assagissent ? Jusqu’aujourd’hui je n’ai fait que broyer mes couleurs, & préparer ma palette ; je commençois à jeter les premiers traits sur la toile ; j’avois fait un grand nombre d’esquisses : mais je suis obligé de tout abandonner.

Mes Concitoyens ont daigné jeter leurs regards sur moi, & me confier leurs intérêts ; ils m’ont cru digne de servir ma patrie. A leur voix, les pinceaux ont échappé de ma main. Je leur sacrifie le plaisir de vous entretenir de vos ridicules & des miens. Pourrois-je leur refuser ce sacrifice ! J’ai si souvent reproché à ma nation d <sic> [376] n’avoir pas pour la Patrie cette ardeur, cet enthousiasme qu’elle a fait éprouver à nos pères, & qu’elle faisoit sentir aux Peuples qui se sont rendus célèbres par leurs vertus. Je me suis si souvent élevé contre ce détestable égoïsme, destructeur de toute société ; ce monstre dont le poison froid éteint dans les cœurs ce sentiment d’amour que la nature y avoit imprimé pour les lieux qui nous ont vu naître. J’ai si souvent combattu les Sophismes de l’intérêt personnel, qui, sous prétexte d’un amour universel pour les hommes, dédaigne le patriotisme comme un sentiment mesquin & borné. Eh ! qui doute qu’on doive aimer tous les hommes, quelque désert, quelque terre, quelque climat qu’ils [377] habitent ? Mais, quoi ! parce que vous avez une foule de parens à des degrés fort éloignés, devez-vous en aimer moins ceux qui vous ont donné la vie & l’éducation, votre épouse, vos enfans, vos frères & vos sœurs ? Si quelqu’un d’eux est exposé au même danger que votre arrière cousin ; aurez-vous, pour sauver celui-ci, le même empressement ; vous inspirera-t-il le même intérêt ? L’Univers, on l’a dit, est une grande famille ; regardons tous les hommes des parens éloignés & inconnus, mais regardons la patrie comme la maison paternelle. Celui qui a dit qu’il falloit aimer tous les hommes comme nous-mêmes, & plus que nous-mêmes, a dit une vérité divine ; mais celui qui [378] osa ajouter que l’amour de la patrie énervoit cette affection universelle, n’aimoit ni la patrie, ni l’humanité. Il supposoit, sans doute, que le patriotisme étoit un sentiment exclusif, comme si l’amour paternel, l’amour filial, l’amour fraternel, n’étoient pas des affections qui disposent l’ame à les aimer & à les respecter dans autrui. Ces rapports, cette conformité de sentimens, furent, entre les individus, les premiers liens qui constituèrent la famille ; quand elle se divisa, ils subsistèrent entre les familles qui se formèrent de la première, & qui composèrent la société ou la patrie & ce sont ces liens qui forment la famille universelle. L’amour de l’humanité suppose donc [379] l’amour de la patrie, comme celle-ci suppose l’amour de ses proches. Je l’avoue, dût-on traiter mon aveu de pusillanimité ; je commençai d’aimer, mon pays avant de savoir ce que c’étoit que la patrie. Plus de cinq lustres se sont écoulés depuis que je l’ai quittée, & je n’ai jamais cessé de l’aimer, & de respirer après mon retour dans son sein ; le luxe, la liberté, la magnificence da la capitale, ses spectacles, ses ressources, ne m’ont jamais distrait de cet amour ; puissé-je répondre à l’idée qu’elle a, non de mes talens, mais de mon zèle. Je la servirai, je l’aimerai toujours, dût-elle être ingrate. Ingrate ! . . . la Patrie peut-elle jamais l’être ? N’a-t-elle pas, pour ses enfans, [380] la tendresse d’une mère ? N’attribuons jamais à la Patrie, les haines, les jalousies, les injustices de quelques compatriotes ; non, ce ne fut point la Patrie qui condamna Socrate : Coriolan fut un homme injuste envers la Patrie ; l’un fut la victime de ses ennemis, l’autre fut persécuté par ses rivaux. Quoi ! parce que mon compatriote m’a privé de la seule fortune que mes travaux m’avoient acquise, dois-je en faire un crime à ma Patrie ? Ce compatriote adroit, qui profite des circonstances pour me ravir cette foible ressource, étoit aussi mon ami ; il m’accabloit de caresses le jour qu’il faisoit expédier l’acte qui m’enlevoit ma subsistance. Faudra-t-il, parce que [381] son avidité a étouffé en lui tout sentiment d’amitié, que j’abhorre même les sentimens de l’amitié ? Hélas ! son procédé n’a pas même pu exciter en moi, celui de la haine.

Adieu, mes chers Lecteurs ; je vous quitte à regret ; mais si contre mon intention, j’aiavancé <sic> dans une longue carrière, quelque principe qui vous ait blessés, effacez-le de votre mémoire ; mais si j’ai pu vous inspirer quelqu’amour pour le bien, conservez-le jusqu’au dernier soupir. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1* J’ai retrouvé ce morceau parmi mes papiers ; on me l’avoit envoyé pour être inséré dans ces feuilles, traduit de Cassiodore même, qui est censé écrire dans sa retraite : je doute que ce soit une traduction ; mais je ne sçais s’il est imprimé ailleurs, ni de quelle main est sorti cet Ouvrage. Magnus Aurelius Cassiodorus d’une famille illustre de Calabre, fut le principal Ministre de Théodoric, qui lui dût en partie la gloire de son règne. Cassiodore, après avoir été Consul, exerça la Préfecture sous Althalaric, Théodat & [316] Vitiges. Après la défaite de celui-ci, il se retira dans un Monastère qu’il avoit fondé. Il y vêcut autant en Philosophe qu’en Moine. Il y composa des ouvrages de Théologie & de piété, des traités Philosophiques & la chronique de son temps : il se délassoit de la composition & de l’étude, par la culture des Arts qu’il fit servir à embellir sa retraite. Il mourut en 562, âgé de plus de 93 ans. On a recueilli ses Ouvrages.

2* Boëce eut la tête tranchée en 525. Il composa dans sa prison son livre de la Consolation de la Philosophie. On a aussi de cet infortuné Philosophe, quelques ouvrages de Théologie. Boëce étoit d’une [324] des plus illustres familles de Rome. Théodoric étoit un excellent Prince ; mais quel Prince peut se flatter de ne pas être trompé ? L’intrigue entoure tous les Trônes du monde.

3Cette Anecdote est de M. D * * *.