Le Spectateur français ou Journal des Mœurs: No IV.
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Lettre.
Fin du No 4.
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Carta/Carta al director
M. le Spectateur, Je viens de
lire une de vos Feuilles, dans laquelle vous déplorez la
décadence de la Peinture. Vous l’attribuez entièrement
aux Peintres ; je crois que cette accusation n’est juste
qu’à moitié. Le Public, le goût du siècle, la rareté des
Amateurs y contribuent au moins autant qu’eux. Il est
vrai que les Peintres ont peut-être à se reprocher de ne
pas donner à leurs études, le temps & l’attention
qu’exige leur Art. Ils négligent une infinité de connoissances, sans lesquelles il est comme
impossible d’atteindre à la perfection. Telle est celle
de l’Histoire, pour le Peintre qui travaille dans ce
genre. Un Peintre qui a choisi son sujet, s’imagine
qu’il lui suffit d’en avoir lû dans le meilleur Auteur
les détails & les circonstances ; mais s’il ne
connoît ni les mœurs, ni les usages du Pays où est la
scène, ni le climat, ni le caractère national ; quelque
connoissance qu’il ait d’ailleurs des caractères
particuliers de ses personnages, quelque énergie qu’il
mette dans l’expression des passions, quelque étude
qu’il ait faite de la nature, il s’expose à commettre
mille fautes contre le costume, il craint
d’errer à chaque pas ; & sa composition qui pourroit
être abondante & majestueuse, est stérile, maigre
& petite. Mais en s’assujétissant à la plus exacte
fidélité de l’Histoire, il pourroit n’être qu’un Peintre
froid & sans génie ; le meilleur moyen d’élever son
ame, & d’exciter son imagination, c’est de se
familiariser avec les Poëtes anciens & modernes. La
Poésie & la Peinture ne sont, pour ainsi dire, que
le même Art. Pourquoi donc y a-t-il si peu de liaison
entre l’étude de ces deux Arts ? Pourquoi les Peintres
s’appliquent-ils si peu à étudier les grands Poëtes ?
Pourquoi les Poëtes, à leur tour, négligent-ils les études & les connoissances des
Peintres ? La plupart des Poëtes saisissent de cet Art
quelques termes qu’ils appliquent mal, & dont ils se
servent à contre-sens, & de manière à faire rire les
connoisseurs. D’un autre côté les Peintres qui ignorent
les ressources dont les Poëtes seroient pour eux, sont
déconcertés dès qu’il est question de rendre une idée
poétique. Il y a une nature particulière pour les Dieux,
les demi-Dieux & les Héros ; où en trouver le
modèle, si ce n’est dans les Poëtes ? Ce n’est pas que
le Peintre ne puisse le trouver dans son génie. Rubens
eut cet avantage. Mais dans la composition & le
coloris, quel Peintre peut s’égaler à
Rubens ? Sans la lecture des Poëtes, le Peintre traitera
l’allégorie d’une manière obscure & inintelligible.
Le paysagiste même trouvera dans Théocrite & Virgile
cette volupté pure, cet abandon, cette simplicité de la
vie pastorale & champêtre. Car ce n’est pas assez
pour le Peintre de rendre des paysages arides ou rians,
des ruisseaux, des prés, des vallons, des bocages, des
rochers escarpés, des volcans, des précipices, des
torrens, des pleines incultes ou couvertes de moissons,
il faut animer tous ces objets, & leur donner pour
ainsi dire la vie. Au Peintre qu’inspire le génie, la
lecture des Poëtes suffit pour lui faire
naître mille idées & pour enflammer son
imagination ; mais celui qui n’a que du talent & du
goût ne sauroit assez les méditer. Il suffit de voir les
tableaux de Rubens, pour s’appercevoir qu’il connoissoit
Homère, & que souvent il l’a égalé. Théocrite &
Virgile semblent avoir formé Vatteau. L’Historien doit
être simple dans ses narrations, exacte & précis
dans ses descriptions ; mais le Peintre d’histoire a
besoin du secours de la Poésie, parce que, comme elle,
il doit saisir la nature dans ses moindres détails,
& faire tout concourir à l’effet & à la vérité.
Une épithète suffit à Homère pour tracer un tableau ; un
Peintre qui a du génie, saisit dans
toute son énergie le trait d’Homère & se
l’approprie. L’étude de la morale n’est point inutile au
Peintre ; c’est dans cette science qu’il trouvera le
véritable caractère des passions. J’aurois encore bien
des négligences à reprocher aux Peintres ; mais il faut
convenir aussi qu’ils n’ont jamais eu tant d’obstacles à
surmonter. Un des plus grands est le défaut de modèles.
J’en distingue de deux genres. Les premiers sont les
tableaux & les statues des plus grands Artistes ;
les seconds sont les modèles vivans. Les Poëtes, les
Orateurs, les Historiens, sans sortir de leur cabinet, peuvent étudier les chefs
d’œuvres des anciens & des modernes ; une
bibliothèque peu nombreuse peut les rassembler tous. Les
Peintres sont obligés d’aller chercher les Ouvrages des
Grands Maîtres hors de leurs <sic> patrie, &
dans mille cabinets particuliers. L’Italie est le pays
qui possède le plus grand nombre de trésors de
l’antiquité. Paris rassemble assez de statues antiques
& de tableaux du plus grand prix, pour former un
Peintre & un Sculpteur. Mais pour étudier ces
tableaux & ces statues, il en coûte aux jeunes
Artistes des soins infinis, & souvent des peines
inutiles. Car ils peuvent en voir quelques-uns au Louvre, au Luxembourg, au Palais Royal
& ailleurs ; mais que de trésors cachés dans les
cabinets & dans les jardins des particuliers ! le
magasin de Versailles en recèle une quantité
prodigieuse, qu’on en voit qu’avec des permissions
particulières. Si les cabinets étoient ouverts aux
Artistes ; si, comme on l’avoit projeté, les tableaux de
la Couronne étoient exposés publiquement dans les
Galeries du Louvre, les Élèves les étudieroient, & à
force de les voir, ils arriveroient presque tout formés
à Rome. Ils connoîtroient les différentes manières des
grands Peintres, leurs beautés, leurs défauts : ils
n’auroient presque rien à faire pour
arriver à la perfection. Un amateur qui recèle un beau
tableau, commet une double injustice. Il ôte aux jeunes
gens les moyens de s’instruire, & prive l’Auteur de
la gloire pour laquelle il a travaillé. Il y a des
tableaux qui ne seront jamais connus de la plupart des
Curieux, que par des estampes souvent infidèles, &
qui, quelque belles qu’on les suppose, ne rendent que
l’à-peu-près des originaux. L’étude de l’antique est le
plus sûr moyen d’arriver à la perfection ; mais comment
les anciens y sont-ils parvenus eux-mêmes ? C’est par la
facilité qu’ils avoient d’étudier la nature. La beauté
étoit presque toujours sous leurs yeux.
Les plus belles femmes de tous les états ne rougissoient
point de servir de modèles aux Peintres & aux
Sculpteurs. Les Grecques étoient généralement belles,
& les hommes offroient à l’œil de l’Artiste les plus
belles proportions. Puisque nos mœurs rendent les
modèles vivans plus rares, puisque les modèles sont
moins beaux, puisqu’en un mot il est si difficile aux
Peintres & aux Sculpteurs de faire un beaux choix de
la nature, il est pour eux d’une indispensable nécessité
de recourir aux statues antiques ; mais nous en avons
peu en France, & le peu que nous en avons est caché
aux yeux de l’amateur. Une des grandes causes de la décadence de la Peinture dans ce siècle,
est la disette d’amateurs. Ils étoient en très-grand
nombre sous le règne de Louis XIV ; & le nombre
prodigieux de chef-d’œuvres qui parurent sous ce règne,
étoit à peine suffisant pour satisfaire leur avide
curiosité. Nos Temples furent ornés de Peintures
admirables, de superbes statues. Louis XIV excitoit les
Artistes & les récompensoit ; son goût pour les Arts
devint le goût général ; pour lui plaire chacun se
piquoit d’être connoisseur ; & comme il y en avoit
beaucoup de véritables, les faux connoisseurs n’osoient
pas trop se hasarder. La Peinture & la Sculpture
étant les plus beaux ornemens des Maisons
Royales, les Grands en ornèrent leurs Palais, les
Seigneurs leurs Hôtels, & le Bourgois aisé sa salle
de compagnie. Mais la perfection où furent ensuite
portées les glaces & les tapisseries des Gobelins,
fit moins rechercher les tableaux, on leur substitua
d’abord les tapisseries ; les tableaux furent bannis de
dessus les cheminées, pour y mettre des glaces. Des
bougies répétées dans cette glace, firent imaginer d’en
mettre une autre vis-à-vis, pour que les lumières se
multipliassent en se réfléchissant d’une glace à
l’autre ; ce coup d’œil parut brillant à la frivolité
Françoise : on mit des glaces par-tout ;
on se débarrassa des tapisseries, qui, faites d’après
les meilleurs tableaux, & sur les dessins des plus
grands Maîtres, conservoient encore le goût de la
Peinture : on leur substitua des tentures de damas
encadrées avec de belles baguettes dorées ; au damas
succédèrent les boiseries, les vernis, les Perses &
les Indiennes : ces Indiennes sont remplacées
aujourd’hui par du papier, à la place duquel je ne sais
ce qu’on mettra sur les murs. Ce luxe extravagant eut
pour prétexte la cherté des tableaux, comme si ces
choses, par leur peu de durée & de solidité,
n’étoient pas cent fois plus ruineuses que des peintures
qui se conservent plusieurs siècles.
L’absence des tableaux dans les appartemens, eut le
double inconvénient de rendre le séjour des Grands &
des personnes aisées, tristes & monotones, & de
faire perdre peu à peu le goût des tableaux relégués
dans les cabinets des Amateurs. Très-peu de personnes
font peindre, & ceux qui occupent les Artistes ne
les emploient qu’à de petits sujets de fantaisie. Qui
est-ce qui veut des tableaux d’histoire ? Qu’en faire
quand on n’a pas une galerie ? Vous voyez, Monsieur, que
tout concourt au découragement des Artistes, & à la
décadence de l’Art, & que ce n’est pas tout-à-fait
la faute des Peintres ; cependant leurs tableaux sont
peut-être plus chers que ne l’étoient au
siècle dernier les chef-d’œuvres du <sic> Poussin.
On fait que ce sublime & modeste Artiste écrivoit
toujours sur la toile le prix de son tableau, que ce
prix étoit très-modique, & que si l’acheteur y
ajoutoit, Poussin renvoyoit toujours ce qu’on avoit mis
au-dessus du prix qu’il avoit fixé. Mais que prouve la
cherté de nos Peintres ? Qu’ils sont peu occupés, &
qu’il faut que l’ouvrage qu’ils font les indemnise de
celui qu’ils ne font point. Soyez assuré que si le goût
des Arts se réveilloit, nos Peintres redeviendroient ce
qu’ils ont été dans le siècle dernier. L’émulation
excite les esprits & développe le génie ;
l’insensibilité du Public pour les beautés
de l’Art, jette les Artistes dans le découragement. En
deux mots voilà l’histoire du dernier siècle, &
celle du siècle où nous vivons. J’ai l’honneur d’être,
&c.
Lettre
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Nivel 3
Carta/Carta al director
Au Spectateur. On vient de me
dire, Monsieur, qu’occupé d’affaires plus importantes,
vous renonciez à vos feuilles. J’en suis fâché. J’aimois
assez votre manière d’appliquer le masque sur le front
de la vérité. J’aurois voulu seulement que l’humeur que
vous témoignez trop constamment contre la perversité des
mœurs, eût été quelquefois tempérée par l’éloge des
honnêtes gens. Vous avez peint nos ridicules, critiqué
nos défauts, blâmé nos vices, mais vous
avez bien rarement loué nos vertus, comme si notre
siècle en étoit entièrement dépourvu. J’ai un bon
répertoire d’actions généreuses, que je me propose de
publier un jour. En attendant, voici l’extrait de
quelques réflexions toutes à l’avantage de notre siècle,
écrites il y a quelque temps par un de mes amis, qui me
rendoit compte de sa manière de penser sur les grands
& sur le peuple ; j’en supprime une foule
d’anecdotes auxquelles il a donné peut-être trop de
valeur.
Cet entretien me rappela cette vérité de M. de
Buffon : Notre
humilité avec les Grands, notre orgueil avec le
Peuple, nous empêchent également d’élever &
d’abaisser nos regards pour rencontrer l’humanité.
Irrité des distinctions, on voudroit,
au gré de l’envie, avilir les Grands, tandis qu’avec
la même légèreté on insulte au Peuple par le mépris.
Ainsi on hait le Grand qui nous dédaigne, & l’on
dédaigne le Peuple qui nous haît. Forcé de se
concentrer en lui-même, le Grand s’indigne de ce que
jamais on ne lui montre cettre franchise ouverte qui
inspire la confiance, & cette simplicité aimable
qui excite la familiarité. Le Peuple nous ferme son
cœur, révolté par la supériorité dont on use sans
cesse avec lui : l’homme reste donc toujours caché ;
& lorsqu’il se montre dans l’une ou l’autre de
ces deux classes, on s’interdit le
plaisir de le considérer. On a la folle prétention
d’être exclusivement homme, pour se réserver
toujours l’inutile & jalouse malignité de
fronder les Grands, & le droit injuste de se
mettre, par excellence, au-dessus du Peuple ; &
à cet égard, telle est l’absurdité de notre
aveuglement, que nous sommes seuls à n’être pas
hommes. Chez le Peuple, la nature dans toute sa
candeur ; chez les Grands, l’honneur, & ce
projet si louable de perpétuer un nom sans reproche,
& déjà fameux, sont les ressorts qui donnent de
l’activité à ces deux classes. Le cœur a peu
d’énergie dans les ordres mitoyens :
on n’en trouve que chez le guerrier & chez
l’homme de lettres, parce que l’un & l’autre
sont également excités par l’amour de la gloire. Il
n’y a que ce sentiment & celui de l’humanité qui
puissent, avec un caractère de noblesse, communiquer
un mouvement honnête aux passions. Tout est étouffé
par les conventions dans les rangs intermédiaires.
Si l’on y voit peu de grands crimes, on n’y
rencontre que de foibles vertus. L’intérêt
pécuniaire en est le grand mobile. On lui sacrifie
tout, & l’intérêt n’opère jamais de grandes
choses. Il en est peut-être parmi les
Grands, qui, sans desirs comme sans jouissances,
indifférens à l’honneur, insensibles aux plaisirs,
sont aveugles & sourds aux charmes des talens ;
qui d’un cœur avide & desséché, ne sauroient
arracher une larme pour la confondre avec celle des
malheureux . . . . Sybarites inutiles, ne sont-ils
pas assez punis par l’insipidité d’une existence à
peine végétative ? Mais, dans l’espace immense qui
sépare les Grands d’avec le Peuple, la nature
n’a-t-elle pas ses automates ? N’est-ce pas dans cet
ordre intermédiaire qu’on trouve celui qui, sans
croire même à la vertu, ne conçoit pas
comment il est possible que l’homme de génie
s’occupe du bonheur public & chante l’humanité,
si ce n’est sur la table de Seneque avec la lyre
d’Amphion ? On y trouvera celui qui, sans descendre
du siége de son opulence, se révolte à l’aspect d’un
ancien ami qui l’implore, & qui fermant
l’oreille au récit de ses revers, envoye un
Gentilhomme au mousquet des Colonies, ou à la pioche
des travaux publics, pour avoir du pain. On y
rencontrera cet Ecclésiastique doucereux, qui,
pouvant être médiateur entre un opprimé & sa
famille injuste, n’offre des soulagemens qu’à titre d’aumône, à l’infortuné qu’il pourroit
tirer d’oppression. C’est-là qu’on trouve, nageant
dans le luxe, étalant son faste sous ses lambris
étincelans & dans ses jardins, où, à prix d’or,
il contrecarre la nature & les saisons, l’homme
insolent, qui préférant les primeurs insipides, à
remplir des obligations que toutes les Loix lui
imposent, est assez atroce pour rendre odieux &
pour accabler des traits de la calomnie, ceux même
auxquels il doit sa fortune. Chez les Grands, la
bienfaisance n’est point une vertu, mais seulement
une jouissance, dont la privation seroit un malheur pour eux ; j’ose même comparer
un Grand sans bienfaisance, à ces plantes parasites
qu’il faut se hâter d’arracher. Elles font languir
toutes les cultures sans procurer aucune substance
utile. Le peuple ne regarde point la bienfaisance
qu’il exerce comme une vertu, lorsqu’il n’y sacrifie
point son nécessaire. Je n’appelle point Grands ces
êtres élevés aux honneurs & à la fortune, par la
bassesse & la cupidité, par la fourberie &
par l’intrigue. Je n’appelle point Peuple l’Ouvrier,
parce qu’introduit chez d’honnêtes citoyens, il peut
y voir des scènes de sentiment, en
état de développer ou de donner du ressort aux
siens ; c’est par-là qu’avec le Marchand &
l’Artisan il tient aux classes moyennes. J’appelle
Grands, les gens de la Cour, nés pour la Cour, avec
une fortune propre à y soutenir continuellement leur
rang, indépendamment des places & de la faveur,
& dont les enfans, comme les pères, ont la même
destinée. J’appelle Peuple, l’homme de la dernière
classe, supportant les travaux les plus pénibles, né
sans état, grandi sans éducation, tels que l’homme
des ports, les gens de la halle, revendeurs de
comestibles, &c. Dans ces deux
classes je saurai toujours trouver l’humanité, &
y ramasser assez de faits pour la rendre tout à la
fois plus glorieuse, plus touchante, plus honorée.
Quant à présent, je me borne aux suivans :
Portant sur tout
un coup d’œil perçant, voulant tout voir par
lui-même, ordonnant & dirigeant toutes les
dispotions nécessaires pour repousser la descente
d’un ennemi qui ne l’entreprend qu’avec des forces
redoutables ; ce guerrier vainqueur à S. Cast, au
plus fort du combat, parlant à Monsieur le Comte de
la Tour d’Auvergne, recule trois pas
pour donner passage à un boulet à ricochet, en le
saluant : Monsieur, dit-il, un grand homme a dit (ce
grand homme est Turenne, dont M. le Comte de
d’Auvergne est le petit neveu) qu’un coup de canon
valoit bien un coup de chapeau . . . N’est ce pas là
le calme de Socrate, relevé des qualités brillantes
d’Alcibiade ? J’étois un
soir à souper avec des gens de lettres de mon âge ;
chacun citoit son anecdote de bienfaisance ;
quelques une les prenoient dans les premiers rangs,
d’autres parmi le peuple. La suivante parut belle à
tous, & fort indécente à l’un des Abbés qui
étoit de la partie, & qui sollicitoit un Bénéfice à la Cour.
Nous admirions tous la générosité de cette
femme, lorsqu’un jeune homme qui n’avoit pas encore
parlé, nous pria avec une modestie intéressante,
d’écouter le trait qu’il avoit à raconter.
Nous fûmes attendris par le récit de ce jeune
homme, nous l’embrasâmes tous ; & si nous
admirâmes la générosité de Mabire, nous ne donnâmes
pas moins d’éloges à la sienne ; car les aveux de la
reconnoissance honorent autant celui qui les fait,
que le bienfaiteur même. » Voilà, M. le
Spectateur un morceau que je ne crois
point étranger à vos Feuilles. Si par hasard vous veniez
un jour à les reprendre, je vous promets des secours de
ce genre en abondance. Je suis fâché de ne vous les
avoir pas offerts plutôt. Tous les gens de bien auroient
dû concourir au succès & au travail de votre
Ouvrage, il auroit pu devenir un dépôt précieux. C’étoit
le seul Journal de morale ; mais dans la décadence des
mœurs, les Romains aimoient mieux aller au Cirque,
repaître leurs yeux des combats d’athlètes & de
bêtes féroces, que de s’occuper de la vertu, comme au
temps de la République. Nous n’avons ni Cirque ni
Gladiateurs ; mais les querelles
indécentes des Gens de lettres, les libelles atroces
qu’ils publient les uns contre les autres, leurs
diffamations mutuelles, font les délices de leurs
Lecteurs, qui s’embarrassent peu de votre morale. J’ai
l’honneur d’être, &c.
Extrait d’une Lettre de M. Mingard.
Nivel 4
Relato general
« Je dînois jeudi avec
l’Abbé de * * * chez un homme d’esprit, mais
inquiet & fâcheux dans son humeur : rien
n’alloit à son gré : il trouvoit chaque mets
détestable, sa maîtresse laide, son vin d’un
déboire affreux ; il grondoit ses gens, &
toujours mal à propos. L’Abbé ne pouvant plus y
tenir, lui demanda à qui il en avoit. = A qui ? à
toute la terre, lui répondit-il, en nous
conduisant dans son cabinet : vous savez l’objet
qui m’occupe depuis long-temps. M. le Duc de * * *
a paru s’y intéresser ; il m’en a
toujours parlé d’une manière à me faire tout
attendre de sa protection, & jamais encore je
n’en ai pu obtenir une lettre satisfaisante.
Depuis trois mois qu’au lieu de l’importuner de
mes visites, je suis avisé de lui écrire, voilà
notre correspondance. Jugez si c’est là le ton
d’un homme qui prend part à ce qui nous touche.
Voilà les Grands ; tête-à-tête ils sont charmans,
prêts à tout entreprendre pour vous : faut-il
agir ? ils sont de glace. Vous écrivent-ils ? leur
fierté reprend le dessus, ils craignent de se
compromettre. Les paroles s’envolent ; mais les
écrits restent ; ce seroient des
témoignages contre eux. Après avoir parcouru les
lettres & les réponses. Vos lettres sont trop
flatteuses, lui dit l’Abbé. Les Grands accoutumés
à ce jargon de flatterie, laissent à leurs
Secrétaires le soin d’échanger cette fausse
monnoie. = Mais le ton de ces Lettres ? = N’est ni
affectueux ni sincère ; & il l’a apprécié ce
qu’il vaut. Les réponses sont du Secrétaire, qui
fait consister la dignité de son Maître, dans le
ton impérieux & peu honnête qu’il lui fait
prendre. Ainsi les fautes que nous attribuons aux
Grands, ne sont presque toujours que celles de
leurs subalternes, auxquels ils accorddent une confiance aveugle. Comparez les billets
écrits de la main du Duc, aux lettres du
Secrétaire : observez dans les uns la politesse,
l’aménité, la cordialité même, & toujours
cette expression délicate d’un protecteur qui
estime son protégé. = Moi, je n’y vois rien de
tout cela, & vos observations ne me feront
point changer d’avis sur le compte des Grands, que
j’ai connus trop tard. Je tiens que leur hauteur
est aussi ridicule, que la grossièreté du peuple
est insupportable ; & si j’avois à choisir, je
ne sais si la préférence seroit pour les premiers.
= Et moi, Monsieur, je vous déclare qu’il m’est aussi impossible de voir sans
indignation, la morgue avec laquelle on traite le
peuple, que d’entendre sans ennui, les vaines
déclamations qu’on fait contre les Grands. Il
survint du monde & nous nous séparâmes.
Cita/Lema
Nous sommes
presque toujours au-dessus ou au-dessous de ceux
que nous avons à célébrer ; néanmoins il faut être
de niveau pour se bien connoître.
Retrato ajeno
C’étoit un Grand. Cet
homme sensible, qui, allant à Versailles, voit au
Cours un Soldat qui conduisoit un très-beau chien.
Ce Grand aimoit beaucoup ces animaux. Celui-ci le
frappe par sa beauté. Il fait arrêter sa voiture,
& appelle le Soldat ; combien, lui dit-il,
veux-tu vendre ton chien ? Mais, Monsieur, répond
en hésitant le maître, il n’est pas . . . Un
Valet-de-pied le tire par derrière ;
ne vois-tu pas, lui dit-il, que c’est Son Altesse
Monseigneur le Duc de Bouillon, un Prince ? Il est
bien à votre service, Monseigneur, reprend le
Soldat. = Seras-tu content de quinze louis ? =
Comme il vous plaira, Monseigneur. = Les
voilà . . . mets ton chien dans ma chaise . . .
Mais je crois que tu pleures. = Ah ! Monseigneur,
comment voulez-vous que je me sépare sans peine de
ce pauvre animal, que j’ai élevé, qui m’est si
attaché ? = Ah ! reprends ton chien, mon ami,
& ne pense pas que je veuille jamais
satisfaire une fantaisie qui puisse coûter une
larme à quelqu’un . . . Le Soldat
enchanté, s’empresse de reprendre son chien, &
de chercher dans sa poche les quinze louis qu’il a
reçus ; mais il est bien plus étonné, lorsqu’un
signe au postillon fait partir la chaise, &
lui laisse le chien & l’or.
Retrato ajeno
C’étoit un Grand, le
Maréchal de Noailles qui daigna m’honorer de ses
bontés, & m’en donner la preuve, par cette
familiarité qu’il aimoit à porter dans la société.
Un jour qu’il étoit question de conduite, d’état,
d’étude, il s’adressa à moi à cause de mes
vingt-un ans. As-tu, me dit-il, cinq doigts dans
la main ? = Oui, M. le Maréchal, & les voilà.
= Eh bien, il ne faut que cela &
très-peu de mémoire, pour arriver à tout. Ecoute :
ne t’égares point dans les labyrintes de la
métaphysique, au sortir desquels tu ne seras pas
plus avancé qu’à la fin d’un ménuet, qu’il faut
toujours terminer comme on l’a commencé. Brûle
tous tes livres, remplace-les par mon Catéchisme,
le Catéchisme de ma maison. Il n’est que de cinq
mots : Religion, honneur, santé, affaires,
plaisirs. Avec cela, sans rien changer à l’ordre
des doigts, on fait son chemin. on <sic>
jouit de l’estime publique, comme de son
existence, & l’on arrive en paix à son dernier
moment . . . J’avouede <sic>
bonne foi que si je n’eusse jamais interverti cet
ordre, feu M. le Maréchal Noailles auroit été pour
moi un bienfaiteur plus signalé que tous mes
parens, mes maîtres & ces insipides censeurs
dont le monde fourmille.
Ejemplo
N’est-ce pas un Grand, ce Montmorency (M. le
Prince de Tingry) qui ne doutant point du cœur de
son Roi, l’estime assez & le croit assez
homme, pour lui demander avec confiance, au bout
de quatre jours, & dès qu’il le peut, la
permission d’aller consoler, dans
son exil, un illustre disgracié. Louis XV plus
magnanime qu’Alexandre, loin de s’en irriter, est
touché de retrouver dans sa Cour un autre
Lysimaque, assez courageux pour donner à
Calisthène les consolations de la reconnoissance,
de l’estime & de l’amitié.
Nivel 5
Ejemplo
Marguerite
Cressonnier, Harangère, pauvre & vivant de la
revente de ses pommes, de ses choux & de ses
harengs, âgée de 25 ans, à la fin de la campagne
de 1759, apperçoit à l’entrée du marché aux
poirées, M. D. G. vieux Chevalier de S. Louis,
manchot d’un bras, ayant alors l’autre en écharpe
des suites d’une blessure encore nouvelle,
gémissant & se plaignant ; elle accourt à
lui ; je voudrois bien pouvoir vous être utile, M.
le Chevalier, lui dit-elle, vos blessures, je le
vois, vous font cruellement souffrir. Disposez de
moi. = Hélas, ma bonne femme, vous ne voyez que l
<sic> moitié de mes maux. =
Ah ! bon Dieu ! comment donc ? = Depuis que j’ai
été blessé, je suis attaqué d’une rétention
d’urine ; & ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’á
présent que je crois pouvoir être un peu soulagé,
je ne sais où trouver mon Domestique qui me
suivoit, & qui ne connoissant point Paris, se
sera égaré en me perdant de vue. = Vous ne
souffrirez pas long-temps, Monsieur le Chevalier,
passez dans cette allée, & dites-moi seulement
ce qu’il faut faire. Après que Marguerite eut
prêté tous les secours dont M.G. avoit besoin, il
la pria de prendre dans sa bourse tout ce qu’elle jugeroit à propos ; elle parut
révoltée de cette proposition. Voyez, dit-elle,
aux personnes qui s’étoient assemblées, ce
Monsieur, qui croit que le service que je lui ai
rendu peut se payer avec de l’argent. M.G.
rougissoit encore deux ans après, en mourant, de
l’insulte qu’il avoit faite à la vertu. »
Nivel 5
Ejemplo
« Un homme honnête
& malheureux, nous dit-il, vivoit obscurément
dans le Fauxbourg de S. Marceau ; sa
délicatesse, malgré de grands talens, nuisit
toujours à sa fortune. Chargé d’une nombreuse
famille, il ne ressentoit que trop souvent avec
elle les horreurs de la misère. Un jour que, dans
sa désolation, il attendoit que l’on vînt enlever
ses meubles pour les vendre sur la place, il
entend sonner, frémit & se traîne en tremblant
jusqu’à la porte. Il l’ouvre, ce n’étoit point
l’Huissier ; mais un Dieu tutélaire, qui, d’abord
pour le tranquilliser, déchire un billet de 750
liv. dont il est porteur ; puis exigeant qu’on ne
lui réplique point, il demande s’il est vrai qu’il
y ait Sentence pour les meubles.
Informé qu’il y a Sentence, & que la
condamnation est de 1500 liv. il assure qu’il va
tout arranger ; fait promettre que l’on continuera
à se fournir chez lui, comme si l’on avoit
l’argent à la main, annonce un changement prochain
de destinée, & part sans donner le temps de
répondre, & de lui rendre grâces. En effet,
les quittances de l’Huissier sont renvoyées le
soir même, & le lendemain M. l’Archevêque de
* * * se présente, dit au père qu’il a besoin de
ses services ; & pour qu’il soit plus à
portée, le Prélat l’engage à prendre, avec toute
sa famille, un logement dans son
Hôtel, ce qui s’effectue dans la semaine. M.
L’Archevêque, assez noble pour se soustraire à la
reconnoissance, ne put cependant point taire à la
famille malheureuse, qu’elle lui a été indiquée
& recommandée par le zèle & par les soins
de celui qui a prévenu l’enlèvement des meubles.
Cette famille honnête & infortunée est la
mienne, Messieurs, & notre bienfaiteur est M.
Louis Mabire, Boucher, rue des Bourguignons,
fauxbourg S. Marceau. Né au sein de la pauvreté,
cet homme respectable vint à Paris dès son
enfance, pour y être Garçon Boucher. Par sa
sagesse & son intelligence, il a
fait une fortune considérable. Quoiqu’il se soit
chargé de l’entretien de tous ses parens qu’il a
appelés, nous ne sommes pas les seuls à le bénir.
Adoré dans son quartier, peuplé des misérables, il
les soulage, & chaque jour est marqué par de
nouveau bienfaits.
Réflexions.
Nivel 2
L’État actuel de la République des
Lettres, paroîtra fort singulier, lorsqu’après quelques siècles
de barbarie, le siècle de lumières reviendra. Tout le monde fait
qu’après le siècle d’Auguste, vint celui de la Philosophie &
du bel esprit. Nous avons vu les mêmes choses ; mais ce qu’on ne
vit point lors de la décadence du goût chez les Romains, c’est
cette manie de Journaux qui, comme une épidémie, s’est emparée
des Gens de Lettres. Le Lecteur le plus intrépide auroit bien de
la peine à les parcourir tous. Les Écrivains qui
ont le plus déclamé contre ce genre, sont précisément ceux qui
l’adoptent avec le plus de fureur. Ceux qui se sont acquis de la
réputation par leurs ouvrages, s’érigent en Journalistes ; il
est vrai qu’ils ne renoncent point à leurs premières
occupations. Il y a des gens qui prétendent que leur but est de
s’ériger à eux-mêmes un monument d’éloges ; d’autres disent que
ce sont des contre-batteries pour démonter celles de l’ennemi.
Ceci me rappelle les temps de l’Anarchie féodale, où chaque
Seigneur avoit sa petite armée, son château, ses fortifications,
se tenant tantôt sur la défensive quand les Seigneurs voisins
venoient l’attaquer, & faisant des irruptions
sur leurs terres, dès qu’il trouvoit une occasion favorable. La
Sentinelle qui veilloit nuit & jour dans son donjon,
l’avertissoit à propos du moment où il falloit sortir, & de
celui où il falloit prendre des mesures pour se défendre. Parmi
ces petits Souverains, il y en avoit qui, après s’être acquis
beaucoup de réputation dans les Armées, la perdoient en
combattant pour leur compte. Nous avons vu des Écrivains, qui,
après avoir obtenu les suffrages du Public par de très-bons
ouvrages, ont vu flétrir leurs lauriers & se sont couverts
de ridicule, dès qu’ils ont voulu s’ériger en Juges de la République. Leur morgue magistrale a révolté. Le
Public, confondant le génie qui produit, la raison froide qui
juge, & l’envie qui égare la raison, a fini par les
mépriser, & comme Auteurs, & comme Journalistes. De tout
temps les Auteurs ont été très-sensibles à la critique ;
prévenus en faveur de leur propre mérite, un peu jaloux les uns
des autres, & sujets à mille petites foiblesses que la
Philosophie ne guérit pas toujours. Leur naturel ressemble
beaucoup à celui des femmes ; une grande irritabilité de nerfs,
un amour-propre fort exalté. Avec de la flatterie, des soins
& de l’adresse, on persuade tout ce qu’on veut
aux femmes ; avec quelques applaudissemens, on mène un Auteur où
l’on veut ; la critique la plus juste l’irrite & le corrige
rarement. Les Gens de Lettres ont toujours été redoutés des
Grands qui ne sont que Grands ; car parmi eux, on en trouve qui
font grand cas des Lettres, & qui les cultivent ; des riches
en général, des ignorans & des sots, classe immense, qui
comprend les gens à préjugés, les hypocrites, les ambitieux
& tant d’autres. La Philosophie, qui combat peut-être avec
trop peu de ménagement les préjugés & les passions, augmenta
cette antipathie. Le travail de l’Encyclopédie,
fait par une Société de Gens de Lettres, fit craindre une
confédération générale. Que deviendrons-nous, dirent les Gens de
qualité qui n’avoient d’autres droits à la considération
publique, que les honneurs & les titres de leurs naissance,
si ces gens-là ouvrent les yeux sur la vanité de nos chimères ?
De quel œil nous regardera-t-on désormais, disoient les lourds
Financiers, si l’on va démontrer aux honnêtes gens, qu’avec un
peu de modération dans les desirs, on peut absolument se passer
de richesses & mépriser les riches qui ne le sont que pour
eux, si l’on veut nous assujétir à être humains & généreux, pour être estimés ? Les ignorans & les
sots ont tremblé d’être couverts de ridicules ; les vicieux ont
frémi d’être obligés de renoncer à leurs habitudes, sous peine
d’être avilis & méprisés. Il y eut d’abord une acclamation
générale contre les Gens de Lettres ; on proscrivit leurs
ouvrages, on les tracassa. Ces manœuvres ne produisirent pas
grand chose ; on se retourna ; &, ce qu’on n’auroit pas dû
attendre de la cohue ignorante, on imagina de susciter des
guerres civiles dans la République ; de rendre l’homme de
Lettres ennemie de l’homme de Lettres, le Sçavant du Sçavant ;
on profita de leurs foibles ; on les excita les uns contre les
autres, comme des dogues qu’on veut faire
battre. On n’y réussit que trop bien : des partis se formèrent,
on s’isola, on se critiqua, la haîne éclata, & les Gens de
Lettres faits pour donner des loix au monde, servirent de
spectacle aux sots, qui dirent à leur tour : le Philosophe est
fait pour nos menus plaisirs.
Lettre.
Nivel 2
Nivel 3
Carta/Carta al director
Ce ne sera pas moi, Monsieur
le Spectateur, qui vous accuserai d’exagérer, lorsque
vous nous dites que le nombre des hommes diminue de jour
en jour, & que nous approchons d’une dépopulation
générale : malheureusement cette plainte est fondée. Les
effets doivent être en proportion avec leurs causes :
or, qui ne voit avec douleur que celles de la
dépopulation se multiplient ? Oui, l’espèce humaine va
dégénérant sensiblement ; &, grâces au luxe, à la
mollesse, au libertinage, elle éprouve un
dépérissement dont les progrès sont effrayans : l’œil le
moins attentif en est frappé. Mais que faire ? crier,
écrire, moraliser ? on se lasse enfin. Depuis bien des
siècles, le Philosophe & le Médecin s’épuisent en
efforts inutiles pour nous rendre meilleurs dans le
physique & dans le moral. Mais qu’est-ce que la
Philosophie d’un homme privé ? C’est une foible digue
contre le torrent de la coutume. Il n’y a qu’une
révolution dans les mœurs, qui soit capable de détruire
les causes intrinsèques de la dépopulation ; mais cette
révolution, cette époque si heureuse pour l’humanité,
comment la faire naître ? est-il même permis de la demander ? . . . . . De qui dépend-t-elle ?
Au reste, le mal a encore d’autre principes, & celui
dont je vais tâcher de faire sentir l’influence, sans
annoncer au premier coup-d’œil autant de ravages que la
guerre ou le célibat, ne laisse peut-être pas d’y
contribuer autant que ces deux choses ; c’est l’usage où
l’on est depuis plusieurs années, de confier aux soins
d’un seul homme l’exploitation d’un terrein d’une grande
étendue. Sur une terre de dix mille livres de revenu
annuel, il n’y a très-souvent qu’une famille ; & si
cette famille est nombreuse, ce n’est qu’en domestiques
célibataires. On peut dire la même chose
d’une ferme de mille écus. Quand quelques particuliers
possèdent encore dans ces cantons quelques morceaux
d’héritage, que le Propriétaire ou Fermier du Domaine
voisin n’a pas achevé d’absorber ; alors, si ces
malheureux ne font pas à vil prix les travaux de la
grande ferme, ils sont du moins obligés d’acheter du
gros Fermier, le grain nécessaire pour la plus grande
partie de leur subsistance, & les fourages pour
l’entretien de leurs bestiaux, si pourtant ils peuvent
en avoir. Il arrive de-là que l’homme puissant augmente
ses richesses aux dépens du pauvre, qui, par une
conséquence nécessaire, est forcé de vendre son
patrimoine que l’homme riche achète :
c’est ce qu’il appelle s’arrondir ; & le terme n’est
malheureusement devenu que trop familier. Je ne blâme
point l’acquisition des terres, mais je combats la
réunion fréquente des fermes & des métairies. Chaque
réunion expatrie nécessairement une famille actuelle,
qui auroit été la source de beaucoup d’autres. Je sais
bien que l’époux & l’épouse, pour avoir vendu leur
patrimoine, ou perdu leur métairie, ne sont pas
eux-mêmes, dès ce moment, perdus pour la société : mais
seront-ils jamais en état d’établir leurs enfans ? Non,
sans doute ; ces enfans passeront au service du gros
Fermier ou du Bourgeois fastueux ; voilà
les Célibataires dont je viens de parler, & ils le
seront toujours ; car ordinairement les maîtres aussi
intéressés qu’ambitieux, n’aiment point d’avoir à leur
service des hommes mariés, de peur que, distraits par
les soins de leur petit ménage, ils ne négligent les
ordres de ceux qui les payent ; Que
deviendront donc tant de domestiques, s’ils veulent
s’établir ? Les villes sont déjà trop peuplées. De
telles gens ne feroient qu’augmenter le petit nombre de ceux qui y souffrent dans une
vertueuse pauvreté, ou la multitude des mandians, ou le
nombre plus grand encore des vagabons & des
domestiques de ville. Les champs n’offrent plus de
ressources au mariage des pauvres. Que d’obstacles ! les
plus invincibles sont, Io. la difficulté de s’établir
& de travailler pour soi à côté d’un tyran qui
n’aime point à avoir de voisins, & qui, pour
recueillir tous les fruits d’une contrée, veut que tout
se fasse en son nom. 2o. La crainte de devenir sujets
aux taxes & aux impôts & d’en être surchargés.
Crainte qui n’est que trop bien fondée ; car si l’impôt
est juste & légitime dans son premier objet, c’est-à-dire, dans le secours que les
citoyens doivent à l’État & au Roi, il est presque
toujours injuste dans la répartition qui s’en fait en
dernier ressort sur chacun des Particuliers. Car dans
une Paroisse, les Habitans le plus en état de payer,
sont toujours ceux qui, eu <sic> égard à la
pauvreté des autres, payent le moins. L’un obtient une
Commission de la Poste aux chevaux, l’autre une place de
Garde de haras, ou de Garde-étalon ; celui-ci taxé
d’office, paye très-peu ; cet autre privilégié ne paye
rien ; que sais-je ? & qu’est-ce que ces priviléges,
sinon le droit de détourner sur autrui le poids de la
Loi ? Ce n’est assurément pas-là l’intention du Souverain. Quoi ! tandis qu’il veut
sincèrement faire de l’agriculture l’appui de ses États,
la base du commerce, & pour tout dire en un mot, la
source de la population, on autorise, on protège, on
privilégie des hommes, qui, à force d’éloigner &
d’exclure toute espèce de concurrens, obtiennent à la
fin d’exister seuls dans un vaste pays ! N’est-ce pas là
autoriser à cacher le secret de l’agriculture ? Les gros
brochets dépeuplent les étangs ; les grands
propriétaires étouffent les petits, dit l’ami des
hommes ; & moi j’en dis autant des gros Fermiers.
Pour nous en convaincre, jetons un coup d’œil sur l’état
actuel des campagnes : point de
village, point de hameau où l’on ne trouve des masures
abandonnées ; c’étoient autrefois des métairies, des
fermes, des habitations où l’espèce humaine trouvoit des
hommes, la société des membres, & l’État des Sujets.
Que sont-ils devenus, où sont leurs descendans ? Un
Fermier ambitieux, un bail général à la main, est venu
dire à dix ou douze familles. Hac mea sunt veteres
migrate Coloni. Les villes, dit on, y ont gagné,
tant-pis, puisque le Royaume y perd. Tout citoyen doit,
selon son pouvoir & sa force, concourir au bien général de l’État. Ne rien faire dans
l’État, c’est y faire un grand mal. Dans les villes, que
de membres inutiles ! Or, tout membre qui refuse le
service au corps, est nuisible aux autres membres, dont
il dérange l’harmonie. L’État, soit Monarchique, soit
Républicain, par la vicissitude perpétuelle des
générations, est une Colonie sans cesse renaissante pour
l’entretien & les progrès de laquelle il faut que
les Colons aiment le climat & espèrent d’en partager
les fruits. Dans les villes, & sur-tout dans les
capitales, ceux qui les habitent sont des passagers
inquiets, qui n’attendent qu’un vent
favorable pour aller tenter fortune sur des côtes
inconnues. Sont-ce-là des citoyens ? Comment
dédommageront-ils le Royaume des pertes qu’il souffre
dans les campagnes ? Ce qui se passe dans nos Colonies,
est l’image de ce qui nous arrive journellement. On
transporte sans cesse des millions d’hommes de la côte
de Guinée en Amérique ; & il se fait tous les ans,
de France en ce pays, des émigrations considérables,
j’ose presque dire, sans espérance de retour. Malgré
tout cela, les Colonies sont si peu peuplées, que la
France, quelque besoin qu’elle ait de ses soldats, pour
l’intérieur du Royaume, est encore obligée
de les envoyer en sentinelle sur les côtes de la
Martinique & de la Guadeloupe. Nous ne recueillons
que du café, du tabac & du sucre, des vastes
contrées où nous avons, pour ainsi dire, semé des
hommes. Il faut convenir que c’est acheter bien cher des
drogues dont notre luxe nous a fait des besoins. Le
fruit de quelques plantes étrangères, échangées pour des
hommes, quelle compensation ! L’Amérique ne devroit-elle
pas aujourd’hui nous rendre avec usure les familles dont
nous lui avons confié la propagation ? D’où vient cette
perte ? De ce que quelques ambitieux ont envahi la
culture & le commerce des Colonies, au
point qu’il est plus difficile à un passager de trouver
aujourd’hui un établissement à Saint-Domingue, que dans
les environs même de Paris. Une douzaine de Négocians du
Cap-François, suffit pour faire exploiter tout l’Isle.
Les autres familles s’épuisent en efforts inutiles,
& bien-tôt elles s’éloignent faute de soutien &
d’espérance. On dit qu’il y a plus d’un Créole riche de
dix millions. Ne seroit-il pas plus avantageux qu’il y
eût cent familles riches chacune de cent mille livres ?
Le premier fait souffrir dans les fers cinq cens
malheureux Nègres. Les cent familles seroient pour
l’Etat, un fonds inepuisable de bon <sic>
citoyens. Cependant, dit l’ami des hommes,
Quelle que soit la
force de cette objection, quelque admiration que j’aie
pour celui qui l’a faite, j’ose y répondre, Io. Il n’est
pas croyable que parmi tous ces nouveaux cultivateurs de
Colonies par égale part, il ne s’en trouve plusieurs en
qui l’émulation, les talens ou l’esprit d’intérêt ne compensentle <sic> défaut de
puissance. Il y a en France des millions de Marchands :
doit-on, pour quelques faillites qui arrivent de temps à
autres, prononcer un anathême général, & remettre
tout le commerce entre les mains seulement d’une ou de
deux douzaines de Négocians ? De combien de fortunes ne
tariroit-on pas la source ? En effet, combien de
personnes parviennent tous les jours, d’un simple détail
de boutique, à un commerce immense par leur seule
économie, par leur travail, leur industrie, & le
crédit des gros Marchands ; 2o. Si dans les Colonies,
les faillites étoient une suite de la division des biens
par égale part, pourquoi ne pas faire
cette division en parties proportionnelles, selon les
familles de ceux qui se présenteroient ? Par-là, on
préviendroit tout inconvénient ; & alors, s’il
arrivoit quelques infortunes à un des Colons, l’autorité
publique pourroit l’éloigner ou le secourir comme il le
mériteroit ; & en cas de malversation, manqueroit-on
de plus honnêtes gens pour les remplacer ? 3o. Enfin,
qu’on fasse attention que je parle de la division des
Fermes en métairies, des grands domaines en Fermes
moyennes, sans toucher à la propriété, comme l’entend
l’ami des hommes par la division des biens par égales
parts. Qu’on partage donc les plantations
des Colonies ; qu’au moins on en confie l’exploitation à
des hommes libres ; que ces hommes puissent se promettre
un établissement sûr & honnête, & l’on verra
bien-tôt l’émulation & la liberté propager l’espèce
humaine, dans des climats où, depuis quelques siècles,
l’avarice, la tyrannie & l’ambition n’entretiennent
que d’infortunés Célibataires. La nature reprendra ses
droits, & des Citoyens naîtront en foule, où des
esclaves rebelles périssoient sans postérité. Cette
révoluton <sic> sera, pour le genre-humain, ce que
le retour du Printems est pour le genre végétal. Quoique cette digression sur les Colonies,
ne soit nullement étrangère au sujet que je traite,
j’avouerai cependant que je ne me la serois pas permise,
si les principes n’en étoient applicables à l’intérieur
du Royaume, où tant de vastes plaines mal cultivées,
& même tout-à-fait incultes, comme le dit M.
Fourneaux dans son mémoire sur le plantage, sont les
véritables Colonies qu’il nous importe de cultiver. J’ai
quelquefois regretté de n’être pas riche & grand
Seigneur, parce que je me suis toujours imaginé qu’il
est facile, dans ce rang-là, de contribuer au bien
public, & d’être, en son particulier, aussi heureux
que la nature humaine le comporte. Pour en
venir à bout, j’aurois voulu présenter dans mes
campagnes un asyle sûr & honnête au patriotisme
sincère, que le luxe & la vanité chassent de nos
villes. J’aurois donc distribué mes terres en fermes
moyennes ; j’aurois placé dans chacune au moins une
famille ; & j’aurois voulu, sur-tout, que mes
Fermiers eussent gagné à mon service, de quoi me bien
payer. Car j’aime à croire que leur aisance, outre
qu’elle auroit assuré la mienne par l’exactitude des
paiemens, par l’entretien & l’amélioration de mes
terres, m’auroit encore procuré une sorte de plaisirs,
qui, pour être inconnus de nos jours, ne laissent pas
d’être d’un grand prix. J’aurois engagé
quelques Artisans de toute espèce à venir partager
l’aisance qui auroit régné sur mes Domaines ; & je
suis sûr qu’en peu de temps on y auroit travaillé les
meubles les plus solides, & fabriqué les meilleures
étoffes. Si les honneurs du rang où je me suppose élevé
n’eussent rien changé à ma façon actuelle de penser
& de sentir, avec quelle satisfaction j’aurois vu
tous les premiers ouvrages de ces petites manufactures
établies & distribuées par mes soins ! Je ne sais si
je me trompe ; mais je ne puis m’empêcher de croire que
cette sorte de plaisirs est infiniment supérieure à la
joie qu’on feint de ressentir, en tirant
d’une serre chaude, ou une cerise précoce, ou une fleur
étrangère dont tout le prix consiste à être là contre
l’ordre de la nature. Cette réflexion n’est point une
satyre. Au contraire, j’applaudis au goût de ceux qui
savent réunir dans un petit espace, les plantes
curieuses de l’Univers. Mais que les personnes en état
de faire de pareilles dépenses, me permettent de leur
rappeler ce principe de politique & d’économie, que
l’agréable doit toujours être subordoné <sic> à
l’utile, sans quoi le plaisir est factice &
illusoire. J’ai vu quelques plantes étrangères
entretenues à grands frais au milieu de grandes bruyères
& de plaines stériles en friche ; je regardai ces
jardins-là comme un diamant monté avec
la plus grande dépense sur une table de plomb. Est-ce
que le plaisir ne seroit pas plus satisfaisant &
plus durable, si la population & la fertilité du
voisinage annonçoient la magnificence du jardin, qui
seroit alors ce qu’est un cabinet de curiosités dans un
riche palais ? On dira, sans doute, car l’inconséquence
ne manque plus de prétextes : on dira que les plaines en
question sont naturellement stériles, & les terres
réfractaires au point de ne rien produire ; Entreprendre, quoiqu’en petit,
d’imiter d’aussi grands hommes, c’est la véritable
ambition, sur-tout quand on ne la satisfait qu’au grand
avantage de l’humanité. D’ailleurs, quelqu’ingrat qu’on
suppose un terrein, il sera toujours plus facile de lui
faire produire des grains ou des plantes nationales, que
des fleurs ou des fruits des Indes. Au rapport même des
Jardiniers chargés du soin de ces jardins de fantaisie,
il en coûteroit souvent moins pour
défricher une lieue quarrée, ou pour en bonifier &
améliorer deux ou trois, que pour se procurer & pour
entretenir deux douzaines de plantes étrangères. Quelle
différence pourtant, même pour le coup-d’œil ! Qu’on se
représente, au temps de la moisson, cinquante chariots
qui reviennent de cette terre nouvellement ensemensée,
chargés de milliers de gerbes, deux cens moissonneurs
marchant à la suite, bénissant le ciel d’une récolte si
abondante ; & qu’on ose comparer à ce spectacle,
celui d’une petite maîtresse, qui, tenant à la main une
fleur d’Arabie, sort nonchalament de la
serre chaude, dont elle ose à peine, une fois par
saison, soutenir l’air étouffant qu’on y respire. Je le
répéte encore, je ne blâme point la cultivation de
plantes étrangères ; mais je crois que si ce goût venoit
à se répandre au préjudice du défrichement des landes,
de l’amélioration des terres, & de la population, ce
seroit un abus funeste. En un mot, j’aimerois mieux, par
la division de mes fermes & par l’établissement de
quelques Manufactures, imiter le Comte de Laval, du
Misantrope corrigé, que les folles entreprises de
quelques voluptueux qui semblent tenir en
main la baguette des Fées. J’ai l’honneur d’être, avec
les sentimens les plus sincères, Monsieur, votre
très-humble & très-obéissant serviteur. l’Abbé
Morand.
Cita/Lema
il est vrai, dit M. Pluche, qu’il y a un
célibat édifiant ; mais, continue-t-il, celui que la
misère occasionne, est la ruine de la République ;
il la dépeuple comme feroit la désertion.
Cita/Lema
si l’on ordonne dans
les Colonies, la division des biens par égal
partage, il se trouvera, qu’au lieu d’un
Propriétaire en état de faire les frais nécessaires
pour l’exploitation, il en arrivera quatre ou cinq
foibles, qui vendront le mobilier, & laisseront
en friche l’immeuble.
Ejemplo
mais, Frédéric &
Pierre le-Grand, n’ont-ils pas sçu trouver, l’un
dans les marécages de Pétersbourg, l’autre dans les
landes de la Prusse d’excellens
pâturages, de magnifiques jardins, où de riches
plantations qui ont en même-temps servi de retraite
& d’entretien à des millions de nouveaux
Sujets ?