Le Spectateur français ou Journal des Mœurs: No II.

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Nivel 1

Reflexions politiques, sur la Censure des Livres.

Traduites d’une Lettre Espagnole de D. Hermand Lopez de Zopito, à D. Augustin del Ponte, Inquisiteur.

Nivel 2

Nivel 3

Carta/Carta al director

Vous me consultez, mon cher ami, sur une matière bien délicate ; je sais tout ce qu’on risque à dire son avis, quand il ne se trouve pas d’accord avec l’opinion générale ; mais je sais que je puis compter sur votre amitié ; je vais donc vous parler à cœur ouvert, comme si je m’entretenois avec moi-même. Il est vrai que j’entends bien des gens se plaindre de la sévérité des Inquisiteurs, à l’égard de la censure des livres. Cet objet me paroît plus important qu’on ne pense. Je ne suis point Auteur, vous le savez ; je n’ai jamais eu la vanité de me croire assez habile pour instruire ou pour amuser mes semblables ; je déteste tout ce qui peut affliger ou corrompre les mœurs, tout ce qui peut porter quelqu’atteinte à la Religion de l’Etat, tout ce qui attaque le Gouvernement ou la réputation des personnes, quelles qu’elles soient ; ainsi ma façon de penser doit vous paroître, comme je vous jure qu’elle me le paroît, exempte de tout préjugé ; mais il me semble que cette sévérité, si elle étoit poussée à l’excès, seroit un grand mal. Il en résulteroit nécessairement, à la longue, ou le découragement des Ecrivains, l’anéantissement des lumières, & l’ignorance avec tous les malheurs qui l’accompagnent ; ou, ce qui seroit plus affligeant encore, la licence la plus effrénée dans les écrits. La première proposition n’a pas besoin de preuve ; car qui est ce qui ne sent point avec quel dégoût, quel embarras & quelle pusillanimité doit écrire un Auteur, qui à chaque mot craint de déplaire à son censeur ? C’est lui qu’il a toujours sous ses yeux, & non le Public ; il faut qu’il se dise à tout instant : mon Ouvrage doit être soumis à un homme timide, inquiet, & qui faute d’avoir approfondi les matières que je traite, & qui ne sont point de son ressort, effacera tout ce qu’il n’entendra pas, ou tout ce que son imagination allarmée lui représentera comme contraire à ses goûts, à son état & à ses préjugés. Un tel Auteur est dans une gêne continuelle, flottant toujours entre deux écueils, son censeur & son génie, craignant également l’un & l’autre. Concevez-vous que dans cette incertitude il soit possible de produire rien de parfait ? Encore si l’Ecrivain avoit le droit, quand il se croit injustement condamné, d’en appeler à un autre censeur, ou de le récuser avant le jugement, ou si le Censeur lui-même, quand l’Auteur se plaint de lui, avoit la délicatesse de se récuser, l’Auteur travailleroit avec plus d’assurance & de facilité. Quant à la seconde proposition, c’est-à-dire, à la licence dans les écrits, qui peut être la suite de l’excessive sévérité de la censure, elle ne commence que trop à se faire sentir ; & certainement les hommes les plus pieux de l’Espagne ne pensent guères qu’eux seuls en sont la cause ; en voici la preuve fondée sur les faits. Un Ecrivain qui n’ayant d’abord que des intentions pures, voit qu’on lui en suppose de mauvaises, qui, malgré les précautions qu’il a prises de généraliser ses principes, ses instructions & ses exemples, voit que son Censeur faisant des applications auxquelles l’Auteur n’a jamais songé, lui refuse d’approuver son Ouvrage, sous prétexte qu’il contient des satyres personnelles, ou des traits contre les mœurs, ou contre la Religion, quoique l’infortuné soit bien assuré qu’il les respecte dans le fond de son cœur, un tel Ecrivain, dis-je, ne manquera pas de faire imprimer ses productions furtivement sans y mettre son nom, ou dans quelque province éloignée d’Espagne, ou, ce qui lui est plus facile encore, chez l’Etranger, qui ne demande pas mieux que de s’enrichir à nos dépens ; & alors aucune considération, aucun frein n’arrêtant l’Auteur irrité, il refondra son Ouvrage, y ajoutera tout ce qui peut le rendre piquant & le faire rechercher par la malignité toujours avide d’écrits licentieux ; alors il se croira tout permis : il n’eût proposé que des doutes, il établira des erreurs sous le voile de l’anonyme : il n’eût tracé que des images gaies sans amertume, & galantes avec décence, & il se livrera à tous les excès d’une imagination obscène & satyrique. Vous savez combien nos mœurs sont corrompues, combien le libertinage du cœur & de l’esprit est en vogue parmi nous ; combien notre jeunesse court après les Ouvrages scandaleux, impies & cyniques ; avec quel soin quelques Libraires avides les ornent de planches & de dessins propres à séduire leurs yeux & à enflammer leur curiosité. Un tel Ouvrage deviendra célèbre du moment qu’il aura été annoncé, & malgré toute la vigilance du S. Office, il se répandra comme un torrent dans tout le Royaume ; le prix excessif qu’y mettront les Libraires, sous prétexte de la clandestinité, les obstacles même qu’on opposera à sa publicité, seront de nouveaux appas qui le feront rechercher avec plus d’empressement. Pour en arrêter le cours, il faudra en venir aux punitions, qui ne feront que donner une nouvelle célébrité à une production qui, peut-être, eût été oubliée en naissant, dont personne ne se seroit apperçu, si l’Auteur eût trouvé moins de difficultés à la faire paroître, lorsqu’elle ne contenoit encore rien qui pût allarmer la pudeur, ou qui pût effrayer les personnes pieuses, en un mot lorsqu’elle n’inquiétoit que le Censeur trop timide ou trop délicat. Vous sentez que le succès de l’écrivain scandaleux doit encourager mille autres de ses confrères à tenter la même route ; & malheureusement c’est ce qui est arrivé. On se plaint avec raison de la quantité de livres pernicieux dont l’Espagne est empestée, & qui nous viennent de l’Etranger ; car examinez les choses de près, & vous vous convaincrez que sur cent volumes de ce genre, il n’y en a pas deux qui sortent des presses d’Espagne. D’où nous viennent ces libelles horribles qui attaquent les premières personnes de l’Etat, qui font un si grand tort à notre littérature, parce qu’on ne manque jamais de les imputer aux gens de Lettres, quoique presque jamais les gens de Lettres n’y aient aucune part, mais les personnes intéressées ou envieuses ? N’est-ce pas de l’étranger ? Car il faut rendre justice à nos Imprimeurs & à nos Libraires ; il est bien rare d’en trouver qui se prêtent à ces odieuses manœuvres. Il est donc de la plus grande importance que tout ce qui se débite dans le Royaume, s’imprime dans le Royaume, & sous les yeux du S. Office ; & je vous garantis que si tous les Censeurs ne font aux Auteurs que des difficultés raisonnables, s’ils leur font observer avec douceur, les choses louches, ou trop hardies, qui pourroient, ou être mal interprétées, ou égarer l’esprit du Lecteur, ou le corrompre, bientôt la Librairie étrangère, moins florissance <sic> , offrira moins de ressources à la malignité clandestine. Je n’entre dans aucun détail concernant la nécessité pour l’Etat de favoriser la Librairie, cette branche de commerce que les François avoient rendue si florissante, & qui commence à languir chez cette Nation. Je sais que la considération des avantages qui peuvent en résulter, cesse dès qu’il s’agit de la conservation des mœurs, & de l’honnêteté publique ; mais je crois que pour l’intérêt des lettres, de la Religion & des mœurs, un Censeur ne doit pas être le maître absolu de rejeter un Ouvrage, au gré de sa prévention ou de son caprice ; il devroit tout au moins être permis à l’Auteur, qui trouve dans son Censeur une rigidité inflexible & non motivée, d’en appeler à un autre Censeur. Pourquoi, dans le nombre des gens de Lettres que le S. Office emploie à la censure, n’en choisiroit-il pas une douzaine des plus éclairés, & de tous les états, (car l’état du Censeur influe beaucoup sur la censure) pour en former un Tribunal auquel les Auteurs pussent appeler du jugement qui les condamne en premier ressort. Les Auteurs & les Censeurs seroient également contenus par ce Tribunal ; les uns par la crainte de voir casser des décisions souvent précipitées, & les autres par la certitude d’être jugés sans prévention.

Discours

sur les Francs-Maçons.

Nivel 2

Je conçois que lorsque la société des Francs-Maçons s’établit en France, elle dût jeter l’allarme dans les esprits. Cette société nous venoit d’une Nation rivale & trop souvent notre ennemie. Ces Francs-Maçons mettoient dans leurs initiations & dans leurs cérémonies, un appareil imposant & terrible ; ils soumettoient les aspirans à des épreuves redoutables ; ils en exigeoient des serments qui faisoient frémir quiconque eût été tenté de les enfreindre ; le secret le plus impénétrable couvroit leurs mystères : malheur au parjure qui les eût révélés, ou au téméraire qui, sans être initié, auroit tenté de les surprendre. Cependant on ne pouvoit pas se dissimuler les précautions que prenoient les frères, de n’admettre au noviciat que des personnes connues, de mœurs irréprochables, & sur-tout d’une probité inaltérable. On voyoit qu’ils exerçoient la bienfaisance non-seulement entr’eux, mais envers tout citoyen infortuné, qui réclamoit leur secours. Ces actes de générosité auroient dû faire suspendre tout jugement défavorable à la nouvelle Société ; mais le secret inspiroit la défiance, ou plutôt la jalousie, à ceux qui ne pouvoient point être admis, ou qui n’avoient pas le courage de se soumettre aux épreuves. Les uns feignant de trembler pour la Religion, les accusèrent de mille impiétés ; les autres frémissant pour les mœurs, leur imputèrent des pratiques abominables : enfin on essaya d’inspirer des soupçons à la politique. La curiosité inquiette ne manque jamais de calomnier le secret qu’elle veut pénétrer, parce que la justification en rend la révélation indispensable. Mais la politique trop éclairée aujourd’hui pour se livrer, en aveugle, aux imputations du fanatisme, pesa les motifs de ces vagues accusations : elle sait que dans tous les temps on a supposé de mauvaises intentions à toute assemblée secrette. En effet, à quelles dénonciations ne furent pas jadis en butte, les initiés aux mystères d’Orphée ou de Cérès ? A quelles calomnies ne furent pas exposés les premiers Chrétiens eux-mêmes ; les Gentils ne les accusoient-ils pas des crimes les plus odieux dans leurs pieuses assemblées ? On sait qu’encore, dans le quinzième siecle, le peuple, toujours violent & ridicule, imputoit aux Juifs assemblés dans leurs Synagogues, les horreurs les plus révoltantes ? La Pologne ne vient-elle pas de voir renouveler de nos jours ces scènes attroces. Les Templiers accusés des crimes les plus épouvantables & des plus absurdes usages, furent les victimes de leurs calomniateurs. Il n’y a pas encore trente années, que les frères Hernuttes, *1coupables tout au plus d’une imbécille crédulité, étoient accusés de ne s’assembler que pour se livrer à la débauche la plus dégoûtante. Pourquoi donc les Francs-Maçons auroient-ils échappé aux soupçons, à la calomnie & aux délations les plus cruelles & les moins méritées ? Rien de ce qui se passoit dans leurs loges, ne transpiroit au dehors ; leurs travaux, leur langage, tout est mystérieux ; pourquoi les profanes ne leur supposeroient-ils pas les vues les plus pernicieuses & les projets les plus détestables ? Aussi n’y a-t-il point de dénonciations qu’on n’ait portées contreux ; & cependant à quoi tant d’efforts & tant de calomnies ont-ils abouti ? Des Grands, des chefs de l’Etat se firent initier ; ceux qui sont préposés pour veiller à la sûreté publique, ont connu l’innocence de ces assemblées, que la jalousie érigeoit en écoles de débauche, & en confédérations de rebelles. Les Francs-Maçons ont prouvé qu’ils méritent, non la haine publique, ni l’animadversion du censeur des mœurs, mais la protection des Souverains & des Gouvernemens. Malgré la sécurité où le Gouvernement est à Londres & à :Paris, à l’égard des Francs-Maçons, il ne faut pas croire que l’envie & l’ignorance n’essayent de susciter encore de violentes tempêtes contre cette Société : c’est ce qui a animé le zèle du frère Guillaume Hutchinson, Maître d’une grande Loge, en Angleterre. Il a publié une Apologie *2 des Franc-Maçons <sic> qui ne devroient avoir besoin d’aucune espèce d’apologie. Il est vrai, dit-il, qu’on ignore leurs secrets & leurs mystères ; mais ce qu’on ne peut ignorer, c’est que leur grand objet est de fortifier l’amitié, de resserrer les liens de la société, de pratiquer toutes les loix de l’assistance mutuelle, de la concorde & de l’humanité : en un mot de donner aux hommes l’exemple de ce qu’ils doivent observer les uns à l’égard des autres. Qu’importe au fond qu’ils aient, ou qu’ils feignent d’avoir des secrets, si d’ailleurs ils sont bienfaisans, justes, honnêtes, modérés ? C’est par les faits qu’il faut juger les hommes, & les faits prouvent que les Maçons ne font rien contre le bon ordre, & qu’ils s’occupent au contraire des moyens de lier tous les hommes par les nœuds, trop souvent violés, de la fraternité. Et qu’importe qu’ils aient des secrets ? Si l’histoire vous offroit l’exemple d’un peuple heureux, sous un Souverain légitime, mais dont le bonheur eût dépendu de l’impénétrable secret de la politique de son gouvernement, que penseriez-vous de ce Peuple, si ayant eu à choisir, ou de tomber sous le joug d’un avide usurpateur, & dans le plus affreux esclavage, ou de fermer pour toujours les yeux sur une administration secrette, mais bienfaisante, auroit préféré la honte & l’infortune au plaisir de connoître les sources de sa félicité ?

Cita/Lema

Je sais, continue M. Hutchison, qu’il y a encore des gens qui nous accusent de former une espèce de société de fous, qui prétendons ramener sur la terre la primitive égalité ; tandis qu’au foyer même de la lumière, un Franc-Maçon, Gentilhomme, ne doute certainement pas un instant qu’il ne soit incomparablement au-dessus d’un autre Franc-Maçon, Artisan ou Marchand. Mais cette opinion qu’on a de nous est fausse, & d’autant plus absurde, que jamais on n’entendit un Maçon, Artisan ou Marchand, se plaindre des hauteurs ou des mépris que lui fit essuyer, en Loge, son frère Gentilhomme : le fait même est impossible. N’a-t-on pas dit aussi que pour être admis parmi les Francs-Maçons, & avant que de voir la lumière, il faut subir cinquante épreuves, plus folles & plus ridicules les unes que les autres ; qu’il faut, par d’horribles sermens, promettre qu’on ne divulguera rien de ce qu’on va voir ou entendre, & que ce serment fait, on est tout étonné de ne voir rien & de n’entendre rien ? Mais si les prophanes sont si bien instruits de ce qui se passe sous l’horison de nos Loges, ils sont donc bien monstrueusement méchans, de faire contre nous de si cruelles accusations, eux qui sont persuadés que toutes nos assemblées se passent en puérilités, ou à nous exercer à des figures grotesques, à ne nous parler les uns aux autres que par signes, par grimaces ou par hyéroglyphes ?
Ce n’est pas qu’il n’y ait de toutes ces choses parmi les Francs-Maçons ; mais chacune a son but moral ; ils ont des signes & un langage symbolique, mais ils n’en usent qu’avec modération, & lorsque la nécessité du secret les y oblige. Le peuple se prévient presque toujours contre ce qu’il ne connoît pas. Une célèbre Académie d’Italie a pris le titre singulier de la Crusca, l’Académie du son de farine, titre symbolique de son institut qui consiste, comme celui de l’Académie Françoise, à épurer la langue Italienne, & à perfectionner le goût, ainsi qu’on sépare le son de la farine. Dans les assemblées, les fauteuils sur lesquels les Académiciens sont assis, sont faits en forme de bluteau, les armes de l’Académie sont un bluteau ; tous les attributs du goût & de la critique, sont relatifs à l’art de bluter. Pourquoi ne s’est-on point avisé de faire à cette Société Littéraire, un crime de ses travaux & de ses symboles ? c’est qu’elle n’a pas fait un mystère de l’objet de son établissement. Si le Peuple l’eût ignoré, s’il n’eût connu que le nom de la Crusca, sans en connoître les rapports avec les occupations de l’Académie ; s’il n’eût vu que des bluteaux, du son & de la farine ; si un secret impénétrable eût couvert ce qui se passoit dans les assemblées des Académiciens, il n’eût point manqué de leur supposer des intentions dangereuses, de calomnier leurs mystères, & de les persécuter. J’avoue que la Franc-Maçonnerie a un peu dégénéré en France ; c’est le sort de toute Société qui passe d’un état de détresse & de persécution, à un état heureux & tranquille. Tant qu’elle a à repousser les attaques d’ennemis actifs & puissans, la vertu, le courage & le zèle l’enflamment, elle ne peut souffrir dans son sein rien de lâche & d’impur ; mais elle se relâche dès qu’elle n’a plus rien à craindre. Trop d’indulgence en faveur des aspirans, a introduit dans les Loges des hommes qui n’étoient pas faits pour donner l’exemple de la réforme des mœurs. La Franc-Maçonnerie, dans sa pureté primitive, réunissoit ce que la vertu, la Philosophie & le patriotisme ont de plus sublime. On vient de lui susciter à Naples de puissans ennemis. Je n’examine point sil’on <sic> a eu tort de défendre aux Franc-Maçons de s’assembler ; mais je ne doute pas que, quoique la Franc-Maçonnerie ait un peu perdu de sa première vertu chez les François, si on leur eût fait la même défense, ils n’eussent fermé leurs Loges ; ils auroient tout tenté pour fléchir le Gouvernement ; mais ils auroient obéi. Le premier devoir de citoyens qui n’ont en vue que le bien de leurs semblables, est de donner l’exemple de la soumission à la Loi. Socrate eût épargné aux Athéniens le crime de sa mort, en profitant de la facilite qu’on lui donnoit de rompre ses chaînes ; mais il crut que c’en étoit un de se soustraire à la Loi, plus forte que ses chaînes mêmes.

Discours
ou
Réflexions Critiques,

Sur l’Ode intitulée le Jubilé, par M. Gilbert.

Nivel 2

Metatextualidad

J’ai toujours évité, mon cher Lecteur, d’entrer dans des discussions critiques sur les productions de l’esprit ; j’ai cru néanmoins qu’un Ouvrage qui intéresse la Religion, les Mœurs & les Lettres, méritoit une exception particulière.
En parcourant l’histoire de tous les Peuples, j’ai observé que la Religion n’a jamais été si majestueuse & si respectable, que lorsqu’elle a employé les Arts à relever la pompe de ses cérémonies. David & Salomon, les deux plus grands Rois du Peuple Juif, sentirent l’avantage de mêler les Arts au culte. L’histoire de l’esprit humain n’offre rien de plus absurde que la Religion des Grecs & des Romains ; cependant célébrée par leurs Poëtes, elle en imposoit à ces Peuples superstitieux : leur Mithologie prête encore à la Peinture, à la Sculpture, à l’art Dramatique, leurs plus beaux sujets. Pourquoi nos cérémonies sacrées, plus augustes, plus pompeuses, ne portent-elles point dans l’esprit du peuple, les mêmes idées de grandeur & de majesté qu’elles étalent à ses yeux ? Ne seroit-ce point parce que nous ne savons pas tirer le même parti des Arts que les Grecs & les Romains, & que les Juifs mêmes. C’est vainement qu’on a prétendu que notre Religion étant purement spirituelle, prêtoit moins aux beaux-Arts, & que d’ailleurs elle n’avoit pas besoin de ces ressources. Lisez les Odes sacrées de Rousseau, les Cantiques de Racine, & quelques endroits du Poëme de son fils, sur la Religion, & vous verrez combien elle peut fournir à la Poésie. Dire qu’elle n’a pas besoin de ces ressources, c’est blâmer nos Saints Pontifes, qui, non contents d’avoir introduit la Musique dans nos Temples, ont récompensé les Artistes qui l’ont perfectionnée ; c’est condamner tous les Rois Chrétiens, qui ont élevé ces Temples avec tant de magnificence, qui ont employé à leur décoration, ce que l’Architecture a de plus majestueux, ce que la Peinture & la Sculpture ont de plus beau & de plus parfait. Les Arts font admirer tout ce qu’ils consacrent. Aucun objet vu à travers leur prisme ne peut être indifférent. C’est donc la faute de nos Poëtes, si, lorsqu’ils ont traité des matières relatives à la Religion, ils n’en ont pas tiré le même parti que les anciens. L’Auteur de l’Ode du Jubilé, s’est annoncé par des Ouvrages qui supposent un vrai talent ; mais voilà que dès le titre il commence par se défier de son sujet. Il a mis à la tête de son Ode, ce vers pour épigraphe. Le temps & le sujet ne font rien à l’affaire. Cependant le Jubilé, plus sacré pour nous, que ne l’étoient pour les Romains les Fêtes séculaires, qui se célébroient avec la plus grande magnificence, & auxquelles on se préparoit par la pureté du corps & de l’esprit ; aussi saint que le Jubilé des Juifs, ou année Sabbatique, présentoit au Poëte un objet assez grand, & susceptible d’être embelli de tous les ornemens de la Poésie. Santeuil ne l’eût point dédaigné. M. Gilbert au contraire, comme s’il craignoit d’entrer en matière, commence par s’élever contre les impies, continue par des imprécations contre l’impiété, & ne parle du Jubilé qu’en passant. Horace offroit à M. Gilbert un modèle dont il eût peut-être bien fait de ne pas s’écarter. Horace, dit M. Court de Gebelin, fut employé par Auguste, pour composer des Hymnes propres à être chantées aux Jeux séculaires. *3Il leur donna le nom de Chant séculaire, (Carmen seculare) & on les voit encore dans ses Œuvres. Pour bien entendre ce Poëme, il faut connoître la distribution des trois jours de cette Fête. Le premier jour, le Peuple se rendoit au Temple de Diane, sur

Cita/Lema

« le mont Aventin.

Metatextualidad

(c’est toujours M. Court de Gebelin que nous faisons parler)
. Là on offroit aux Parques, de l’orge, du froment & des fêves. Chaque père de famille distribuoit à ses enfans une portion de ces grains, afin qu’ils pussent en offrir eux-mêmes, & fléchir les divinités infernales. Aux approches de la nuit, & deux heures après le coucher du soleil, les Chefs de la République se rendoient sur les bords du Tibre, où ils trouvoient trois Autels préparés : Autels qui restoient toujours en place, mais qu’on couvroit de terre après la Fête. La cérémonie étoit éclairée d’un grand nombre de lumières. Des Musiciens placés sur un lieu élevé, chantoient des Hymnes en l’honneur des Dieux, & l’on finissoit par immoler à Pluton, à Cérès, à Proserpine, aux Parques, à Lucine, plusieurs victimes noires. On arrosoit ensuite ces Autels du sang de ces victimes, & l’on consumoit celles-ci par le feu. Au commencement du jour on alloit au Capitole sacrifier à Jupiter & à Junon, des victimes blanches, &c. Le second jour, les Dames Romaines alloient à leur tour au Capitole ; elles y offroient des sacrifices à Junon, & y chantoient des Hymnes pour la prospérité de l’Etat, & pour le succès de leurs accouchemens ; tandis que les chefs de l’État offroient des sacrifices ailleurs à Jupiter, Junon, Apollon, Diane, Latonne, & aux Génies. Le troisième jour, ving-sept ou trois fois neuf jeunes garçons des premières familles, & autant de jeunes filles, qui avoient tous leurs pères & leurs mères, & qui étoient disposés en deux chœurs de trois bandes chacun, chantoient, dans le Temple d’Apollon, des Hymnes & des Cantiques, pour rendre les Dieux favorables au Peuple Romain. Pendant la nuit de ces deux jours, on se rendoit également au bord du Tibre, & l’on y répétoit, sur les trois Autels, les sacrifices aux Dieux infernaux, &c. Le Poëme séculaire d’Horace, est divisé en un prologue de quatre vers, & en trois chants. Le premier chant est une Hymne à Apollon, chantée par les deux chœurs, qui, après l’éloge des actions brillantes de ce Dieu, implorent sa protection pour leurs vers. Dans le second chant partagé entre les deux chœurs, les jeunes filles & les jeunes garçons s’animent à chanter les louanges d’Apollon & de Diane. »
Le troisième chant est l’Hymne à Apollon & à Diane, qui constitue principalement le Poëme séculaire. M. de Court de Gebelin observe que ces Jeux étoient consacrés à Apollon & à Diane, parce que l’un (le Soleil) & l’autre (la Lune) étant la cause des temps, des années & des siècles, ils en étoient les divinités tutélaires. Il observe encore que cette Fête étoit une Fête d’expiation & de pardon, en même-temps que de réjouissance. Horace, dans ses vers, s’attache uniquement à demander aux Dieux 4de protéger Rome, d’accorder aux Romains les objets de leurs prières en ce temps sacré, date quæ precamur, tempore sacro. Il les invoque chacun en particulier.

Cita/Lema

« Soleil, (*) <sic> s’écrie-t-il, en commençant par cette Divinité ; père de l’Univers, qui dans ton char étincelant répends & fais disparoître la lumière, qui renais toujours différent & toujours le même, puisse-tu ne voir jamais rien au-dessus de Rome ! »
Horace ne déclame point contre les impies & les sacriléges, comme dans quelques-unes de ses Odes, ni même contre les ennemis de la République ; ce n’étoit pas là son but : il étoit question de louer les Dieux, de donner au Peuple une haute idée de leur grandeur, en lui rappelant leurs plus belles actions, & leurs principaux attributs ; d’invoquer leur providence sur tous les ordres des citoyens, de fléchir leur courroux (I)5, de célébrer d’avance les effets de leur protection, le retour de la bonne foi antique, de la justice, de la piété, de l’honneur & de la paix, de la vertu trop long-temps négligée, des mœurs & de l’abondance. Dans toutes ses Odes il se permet des écarts ; dans son Poëme séculaire, il est tout entier à son sujet ; il ne le quitte jamais. M. Gilbert fait d’abord une exposition poëtique du faux triomphe de l’impiété.

Nivel 3

J’ai vu l’impiété de forfaits surchargée, 6 Triomphante, & partout en sagesse érigée,
Sur nos Autels détruits marcher impunément :
Ses soldats, du Très-Haut, vainqueurs imaginaires,
Par ces blasphêmes téméraires
Annonçoient aux mortels leur gloire d’un moment. Il fait ensuite parler les impies, conformément à leurs systêmes. « Nous t’avons sans retour convaincu d’imposture, O Christ ! toi qui disois : « Ma loi solide & pure
Doit survivre au Soleil, allumé par mes mains :
Le Soleil luit encore & dément ta parole ;
Mais où règne ta loi frivole,
Fantôme, autrefois Dieu des crédules humains ?
Les Peuples ne vont plus, aveuglés par tes Mages,
Suspendre leurs présens autour de tes images,
Tributaires craintifs d’un bois mangé des vers.
L’enfant même se rit de la mère insensée
Qui vient dans sa jeune pensée,
Graver un Dieu menteur banni de l’Univers.
Tombez, Temples déserts désormais inutiles !
L’oiseau seul de la nuit, ou des Prêtres serviles,
Fréquentent de vos murs la sombre & vaste horreur.
Embrasez- (I)7vous, Autels ! rentrent dans la poussière,
Avec leur idole grossière,
Tous ces Tyrans sacrés qui trafiquent l’erreur. » 8
Ainsi parloit hier un Peuple de faux sages.
Si le Roi des Soleils, sensible à leurs outrages
Eût dit dans sa pensée : ingrats, vous périrez ;
Le tonnerre vengeur, éveillé de soi-même, 9
Devinant son ordre suprême,
Les auroit parmi nous choisis & dévorés.
Mais tu l’as commandé, la foudre est assoupie.
Grand Dieu, tu veux confondre & non perdre l’impie.
Fais triompher ma loi, renais, tems précieux :
O tems où de la grâce ouvrant la source immense,
Durant deux saisons de clémence,
Mon Eglise élargit l’étroit sentier des Cieux ! »
Voilà donc enfin le Poëte qui en vient à son sujet, où une seule strophe contre l’impiété pouvoit l’amener : ainsi cet écart ou cet épisode est entièrement hors de propos. Il faut remarquer encore que le Poëte ne passe point à son sujet d’une manière brillante. Après avoir mis de si beaux vers dans la bouche de l’impie, il ne faloit pas traiter le Jubilé avec moins de grandeur. Je ne parle point du Roi des soleils, ni des deux saisons de clémence, expressions foibles & précieuses, qui ne disent point ce que le Poëte a voulu dire ; mais cette dernière strophe me paroît très-prosaïque & sans aucune force. Vous croiriez peut-être que le Poëte va continuer de parler des biens que le Jubilé va opérer ; qu’il sera conduit par la nature du sujet, à demander ces biens, à invoquer la grâce sur les mœurs, sur l’état, sur les impies même : point du tout, il ne s’attache qu’à les poursuivre, qu’à essayer de les convaincre. Hé bien, Sages d’un jour ! ces temps viennent d’éclore ; Demandez au Seigneur où sa loi règne encore ;
La Loi du Tout-Puissant fleurit dans nos Cités ;
Elle charme vos fils, elle enchaîne vos femmes,
Elle vit même dans vos ames,
Dont l’orgueil déicide (I)10étouffoit ses clartés.
Ouvrez les yeux, pleurez vos triomphes stériles.
O Babilone impure ! ô Reine de nos Villes,
Long-tems d’un peuple athée exécrable séjour !
Dis-nous, n’es-tu donc plus cette Cité hautaine,
Où l’impiété souveraine
Avoit placé son trône & rassemblé sa cour. Ne vous semble-t il pas entendre le Jubilé crier à l’Auteur : Eh ! mon ami, me voici pour réparer tous ces désordres : pleure, prie, gémis sur ces aveugles ; à tes prières Dieu leur accordera la lumière, & tes imprécations ne feroient que l’irriter encore contr’eux, si, dans ces deux saisons de clémence, il pouvoit être ému par tes imprécations. Le Poëte l’écoute enfin ; mais au lieu de prier, au lieu d’offrir à Dieu l’image de nos misères, il décrit les processions. Ce n’estpas <sic> que cesdescriptions <sic> ne soient faites de main de maître : vous allez y trouver des vers sublimes, & quelquefois le langage du génie. Car, quoique je prétende que l’Auteur n’a point traité son sujet, son Ode a de très-grandes beautés, & elle seroit en général un excellent Ouvrage, si, au lieu de l’intituler le Jubilé, il lui eût donné le titre d’Ode contre les impies à l’occasion du Jubilé. Son sujet ne comportoit qu’un Hymne, & jusqu’à présent nous n’avons vu qu’une satyre.

Nivel 3

Si-tôt qu’aux champs de l’air, l’œil du jour étincelle, Sur les pas de la Croix, qui marche devant elle, (I)11 Toute une nation, les enfans, les vieillards, Les vierges, les époux, les esclaves, leurs Maîtres, Conduits en ordre par nos Prêtres, Du nom de l’Eternel remplissent les remparts. Mais que vois-je ? Où vont-ils ces fils de la victoire, (2)12 Ces guerriers mutilés, chargés d’ans & de gloire, Restes d’hommes, jadis l’effroi de nos rivaux ? Pourquoi ce front baissé, ces bras dépouillés d’armes ? Pourquoi ces prières, ces larmes, Et ces chefs consternés qui suivent leurs drapeaux ? O serveur ! ô d’un Dieu triomphe mémorable ! Pleins de la même foi que ce Peuple innombrable, Dans cet humble appareil implorant ta pitié, Seigneur, ils vont t’offrir, pour calmer tes vengeances, Et leurs laurieurs & les souffrances D’un corps dont le tombeau possède la moitié. (I) Ciel ! quel vaste concours : aggrandissez-vous, Temples ! (I)13 Peuples, prosternez-vous ! Soleil qui les contemples, Éclairas-tu jamais des spectacles plus saints ! Torrens des airs, craignez d’interrompre ces Fêtes ! Taisez-vous, foudres & tempêtes ! Jours de paix, levez-vous toujours clairs & sereins ! Tu peux enfin cesser tes plaintes maternelles, Sion, quitte ce deuil, vois tes enfans rébelles Dans ces tems de pardon, revoler dans tes bras ; Tout marche, tout fléchit sous ta loi fortunée ; Et l’impiété détrônée Cherche où fut son empire, & ne le trouve pas.
On ne peut pas disconvenir qu’il n’y ait dans cette Ode, toute la poésie dont le sujet, tel que l’Auteur l’a envisagé, pouvoit être susceptible ; mais si, au lieu de se restreindre à l’impiété vaincue, le Poëte eût, à l’exemple d’Horace, invoqué le Ciel sur sa Patrie, sur les jours d’un jeune Souverain, dont le cœur ne respire que la félicité de ses Peuples ; s’il eût mis dans la bouche des jeunes gens prosternés dans nos Temples, des vœux pour de meilleures mœurs ; dans celle des jeunes filles, des prières pour la conservation de leur vertu ; dans celle des jeunes épouses, pour une plus grande fidélité dans les mariages ; dans les prières & les chants du Peuple, une invocation pour la félicité publique ; dans celle des Militaires, pour la gloire de nos armes ; s’il eût ainsi parcouru tous les ordres de citoyens, que de richesses ce sujet, stérile en apparence, ne lui eût-il point fournies ? De courtes peintures de nos mœurs, de notre luxe excessif, de la dégradation des François, de leur mollesse, de leurs vices, des différens fléaux que la Nation peut avoir essuyés, se seroient offertes d’elles-mêmes. Il eût pu jeter dans son Ouvrage une variété infinie, beaucoup plus pathétique, & ériger à la Religion un monument digne d’elle.

Conversation.

Nivel 2

Nivel 3

Diálogo

Il faut en convenir, l’égoïsme est bien le vice le plus insoutenable que je connoisse, disoit hier le Chevalier d’Ervieux chez la Comtesse d’Orsai, en parlant de Merval, vieux Militaire qui venoit de sortir. Vous êtes-vous apperçu comment cet homme tire parti de tout pour ramener l’histoire de son temps, & cela pour y mêler la sienne, pour avoir occasion de parler de lui ? Mais je ne trouve dans le monde que de ces gens qui veulent être toujours en scène. Ils se croient donc des êtres fort intéressans ? Je vous l’avoue, c’est un plaisir que je n’ai jamais conçu. Chevalier, interrompit le jeune Marquis d’Eperville, le rôle que Merval a joué dans les guerres d’Italie, mérite bien qu’on lui pardonne d’en parler un peu quelquefois. Tout le monde n’a pas acquis ce droit comme lui.

Le Chevalier d’Ervieux.

Le droit d’ennuyer ! Je m’inscris avec tout l’Univers contre ce droit abusif. J’aimerois mille fois mieux l’entendre dire du mal d’autrui, que du bien de soi-même. Eperville Oh ! je l’aurois deviné. C’est donc un grand plaisir pour vous ?

Le Ch. d’Ervieux.

Pour moi, pour vous, pour tout le monde. On amuse du moins ; mais la vanité d’un fat qui se loue, est révoltante. Eperville Vous verrez que ce n’est pas par vanité qu’on médit.

Le Ch. d’Ervieux.

Du moins n’y vois-je pas cette vanité de l’égoïste qui m’humilie, qui voudroit m’anéantir. Eperville Ecoutez, Chevalier, je suis bien éloigné de vouloir excuser le défaut de ceux qui parlent d’eux-mêmes. Ils peuvent du moins être de bonne foi ; mais le médisant ne l’est jamais ; son dessein est toujours de m’en imposer.

Le Ch. d’Ervieux.

Voilà ce que vous auriez bien de la peine à me faire entendre. Quoi ! quand je raconte naïvement que Dornal a fait une mauvaise querelle à Remicour, & qu’il l’a très-mal soutenue, je cherche à vous en imposer ? Est-ce que j’invente, cette aventure n’est-elle pas publique ? Où est la mauvaise foi ? Eperville Vous ne m’entendez pas. Lequel du médisant ou de l’égoïste croyez-vous le plus vain ?

Le Ch. d’Ervieux.

Belle demande ; c’est l’égoïste, sans doute. Eperville Je ne saurois à qui donner la préférence ; mais je crois, moi, que la médisance n’est qu’un égoïsme plus adroit, & qui tombe moins à plomb ; une vanité mieux enveloppée. Pourquoi dites-vous du mal d’autrui ?

Le Ch. d’Ervieux.

Pour égayer, pour soutenir la conversation, qui sans cela périroit mille fois en une heure ; & puis c’est que tout le monde l’aime.

Eperville

Votre premier motif est sans doute de plaire, j’en conviens ; mais votre but, en disant du mal d’autrui, est de faire croire à ceux qui vous écoutent, que vous êtes exempt des défauts que vous reprochez aux autres. Une femme qui médit d’une autre femme, se garde bien de parler des défauts qui lui sont communs avec elle, à moins, ce qui n’arrive que trop souvent, que l’amour propre de la première, ne l’empêche de convenir avec elle-même, qu’elle a à se reprocher le vice qu’elle condamne.

Le Ch. d’Ervieux.

Vous êtes dans l’erreur. Vous l’avez entendu : Dorise qui sort d’ici, la coquette Dorise, ne nous a entretenus tout aujourd’hui que de la coquetterie de la petite Sainte-Hermine. Eperville Le ton dont elle en a parlé ne m’a point échappé. N’avez-vous pas remarqué avec quelle adresse elle a commencé par se mettre à l’écart ?

Le Ch. d’Ervieux.

Non. Sa manière de médire m’a paru d’une franchise naïve, simple. Elle ne s’est point épargnée elle-même. Eperville C’est précisément le sublime de l’art. Je sais, disoit-elle, qu’il vaudroit peut-être mieux n’avoir aucune espèce de coquetterie ; j’en ai sans doute ma part, & j’en suis fâchée : j’ai su du moins m’étudier à la rendre supportable ; mais Mad. de Sainte-Hermine l’a portée à l’excès. On pardonne à une jeune & jolie femme d’aimer un peu la parure ; on l’exige même : il faut plaire ; c’est un devoir, une nécessité. Si Mad. de Sainte-Hermine se bornoit à se mettre un peu mieux que ne le sont des femmes moins belles ; si elle se contentoit d’une décence élégante, d’un goût un peu recherché, on n’auroit pas le plus petit mot à lui dire. Mais inventer des modes nouvelles, leur donner son nom, exiger qu’on les adopte ; ruiner son mari pour plaire à sept ou huit étourdis qui ne la quittent point ; profiter de son ascendant pour les engager à un jeu où elle gagne toujours. Avoir à tous les spectacles une Loge pour ses femmes ; cacher sous un masque trompeur, le desir & les moyens de faire de nouvelles conquêtes ; vous conviendrez que ce n’est plus coquetterie ; on ne sait quel nom donner à cela. Toutes les femmes, belles ou laides, sont coquettes : ce défaut tient à notre constitution ; mais ce défaut trop général pour un être un, n’empêche point une femme d’être honnête, bonne épouse, bonne mère, véritable amie : je doute fort qu’on puisse trouver ces qualités dans Mad. de Sainte Hermine. Voilà, reprit d’Eperville, ce que distoit Orphise. Ne pouvant se dissimuler qu’elle est coquette, elle a commencé par excuser la coquetterie, par en faire une nécessité à son sexe ; ensuite pour rendre ce vice odieux dans Mad. de Ste-Hermine, elle en a blâmé l’excès ; mais croyez qu’il n’eût point été question de coquetterie, si elle eût pu lui trouver d’autres défauts. D’Ervieux alloit répondre, la conversation s’animoit, elle prenoit même un ton sensé ; mais la Comtesse qui prétend n’être ni égoïste, ni médisante, se mit de la partie ; elle contredit l’un & l’autre, soutint le pour & le contre, à tort & à travers. Le Chevalier prétendoit qu’il n’y avoit point de milieu entre mal parler des autres, & dire du bien de soi. Eperville lui disoit que dans ce cas il donneroit toujours la préférence à celui qui parleroit de soi, parce que du moins il ne nuisoit à personne. Appelez-vous, s’écrioit le Chevalier, ne nuire à personne, que d’ennuyer tout le monde ? Mais voilà qui est singulier, reprenoit d’Eperville, qu’il faille absolument ou médire, ou parler de soi ! Nous ne faisons pourtant ici ni l’un ni l’autre, & la conversation n’en est pas plus languissante. Le Chevalier fut atterré de cet argument. La Comtesse ne savoit trop que dire ; au fond, interrompit-elle que faisons nous ? Eperville crut la mettre dans son parti, en lui répondant qu’il n’y avoit rien de plus agréable, qu’une discussion qui venoit à propos, sur un point de morale ; que chacun y mettoit du sien ; que la dispute échauffoit les esprits, que chacun, selon son caractère, traitoit la chose sérieusement ou gaiment ; que la différence d’opinions jetoit dans la conversation une variété amusante. Oui, mais à la fin de tout cela, reprit la Marquise, que résulte-t-il de ces disputes & de cette différence d’opinion ? Ce qu’il en résulte, répondit le Chevalier, qu’on a disserté les heures entières sans être convenu de rien & sans avoir rien appris. Ce mot disserté, étonna la Comtesse, & après l’avoir répété deux ou trois fois entre ses dents : parlez-vous tout de bon ? demanda-t-elle au Chevalier. Seroit-il vrai qu’on eût fait chez moi une dissertation ? Oui, Madame, j’en suis fâché, répondit le Chevalier, mais c’est le mot.
La Comtesse en fut au désespoir, elle pria tout le monde de lui garder le secret ; tira les cartes pour les partenaires, se mit au jeu, bouda, gagna sept ou huit cent fiches, & signifia à l’assemblée qu’elle ne vouloit point qu’on s’avisât à l’avenir de disserter sur quelque chose que ce fût. Pendant le jeu elle fitcentdissertations <sic> sur la manière de jouer de son Partenaire, & lui prouva jusqu’à la démonstration, qu’il étoit cause qu’elle perdoit. Le Chevalier qui détestoit l’égoïsme, ne parla que de lui : & malgré sa bonté d’ame & son antipathie pour la médisance, il échappa vingt Épigrammes à d’Eperville, contre des femmes dont il eût pris le parti, si tout autre que lui en eût dit le moindre mal.
Ainsi va le monde : ainsi s’accordent les discours & les actions des hommes.
Fin du No. 2.

1* La Secte des Hernuttes a été établie par le Comte Zinzendorf ; c’est un assemblage monstrueux de folies & de superstitions pitoyables.

2* L’Ouvrage d’où j’ai tiré quelques-unes de ces réflexions, est intitulé : The Spirit of Massoney, l’Esprit de la Franc-Maçonnerie, par M. G. Hutchinson, Maître de la Loge de Bernavald-Castle, sous le titre de la Concorde, imprimé à Londres, chez Wilkes, sous les auspices du Lord Reite, Grand Maître de la Loge, & de plusieurs Princes Maçons.

3* Voici le détail qu’en donne M. Court de Gebelin, dans son Histoire du Calendrier. Au commencement de chaque siècle, & vers le solstice d’été, les Romains célébroient les Jeux séculaires. « On annonçoit ces Jeux par des Hérauts qu’on envoyoit dans toutes les Provinces, & qui invitoient les Peuples à la célébration d’une Fête, qu’ils n’avoient jamais vue, & qu’ils ne reverroient jamais . . . Quelque temps avant la Fête, on l’annonçoit également au Peuple assemblé au Capitole, où le Souverain Pontife le haranguoit & l’exhortoit à se préparer, par la pureté du corps & de l’esprit, à une solemnité aussi respectable . . . . . . Cette Fête duroit trois jours & trois nuits. Le premier jour, dans le champ de Mars ; le second jour, au Capitole ; le troisième jour, au Mont Palatin ; & l’on chantoit chaque jour des Hymnes différentes, relatives au sujet du jour. Ce chant étoit accompagné de Musique & de Danse . . . . La veille de la Fête, les Consuls, ensuite les Empereurs & les Quindecemvirs, Gardiens des Livres Sybillins, faisoient distribuer au Peuple les choses nécessaires aux expiations propitiatoires, comme des torches, des parfums, du soufre, du bitume. Chaque citoyen étoit obligé de faire ces expiations. . . . Les Consuls ou l’Empereur & les Quindecemvirs, se mettoient ensuite à la tête d’une Procession, composée du Sénat & du Peuple, en habits blancs, des palmes à la main & des couronnes de fleurs sur la tête : on y voyoit aussi tous les Colléges & toutes les Communautés Religieuses. On chantoit pendant le chemin des vers faits exprès pour la circonstance, & l’on adoroit, en passant dans les Temples & les carrefours, les statues des Dieux, exposées sur des lits de parade. »

4(I) Horace s’adresse d’abord aux deux divinités, & les prie d’exaucer les prières des Romains ; il implore ensuite Apollon : Alme * sol surru nitido diemqui Promis, & celas, aliusque & idem Nasceris, possis nihil Urbe Roma Visere majus. * Nous n’avons point de synonyme en François pour exprimer le sens du mot almus, qui dit plus que bon, & qui renferme l’idée de mère ou de père nourricier ; almus ou alma se joint au mot pater ou mater ; l’un suppose toujours l’autre en latin ; mais en François bon père est moins expressif.

5(I) Jam fides, & pax & honor, pudorque Priscus, & neglecta redire virtus Audet, apparetque beata pleno Copia cornu.

6(I) On a critiqué avec raison, de forfaits surchargée. Voici une autre critique qu’on auroit dû faire. L’impiété est-elle personnifiée ou ne l’est-elle pas ? Si elle l’est, il ne falloit pas dire en sagesse érigée ; car on ne diroit pas d’une personne, qu’elle est érigée en vice ou en vertu. J’ai vu Minerve érigée en folie, n’auroit pas plus de sens, que se je disois, j’ai vu Pindare érigé en enthousiasme ; si elle n’est point personnifiée, il ne falloit pas lui donner des soldats, & la faire marcher sur nos Autels détruits.

7Embrasez-vous, Autels, me paroît inconséquent : l’impie peut abattre les Temples, faire tomber dans la poussière les Tyrans sacrés, embraser les Autels. Mais par quel prodige, lui, qui ne connoît point des prodiges, veut-il que les Temples s’embrasent eux-mêmes ?

8Trafiquer l’erreur, n’est pas François. On dit trafiquer de l’erreur ; faire un trafic un commerce de l’erreur.

9Le tonnerre vainqueur éveillé de soi-même, est une belle pensée ; mais elle pouvoit être mieux exprimée, & offrir l’image de la foudre toujours prête à obéir à la moindre volonté de Dieu. D’ailleurs, il ne falloit pas revenir sur cette idée dans la strophe suivante. La foudre est assoupie, affoiblit la première idée. Mon Eglise élargit l’étroit sentier des Cieux, est dur & prosaïque.

10(I) Déicide ne peut guères être employé qu’en parlant des Juifs qui mirent à mort le Messie : par rapport à l’athée, c’est un mot impropre. L’Athée ne tue point Dieu, en niant son existence.

11(I) Sur les pas de la Croix qui marche devant elle. Le second hémistiche est un pléonasme du premier. On ne peut être sur les pas que de celui qui marche devant.

12(2) Ces deux strophes sont de la plus grande beauté. Les trois derniers vers de la seconde, & sur-tout, (I) Un corps dont le tombeau possède la moitié, sont très-beaux ; je suis fâché que ce vers soit annoncé dans la strophe précédente, par ces guerriers mutilés & par restes d’hommes, expression qui n’est ni noble, ni sonore. Ces petits traits précurseurs avant le grand trait, l’affoiblissent, & sentent les douleurs de l’enfantement.

13(I) Aggrandissez-vous, Temples, est dur & froid. Torrens des airs, peut être pris pour les vents, que dans leur impétuosité on peut appeler des torrens d’air, ou pour des pluies abondantes, comme l’Auteur a voulu le dire.