Le Mentor moderne: Discours LXXXIV.
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Niveau 1
Discours LXXXIV.
Citation/Devise
Tros, Tyriusve, nullo
discrimine habetur. Les hommes de toutes les Nations
ont chez moi les mêmes prérogatives.
Niveau 2
Metatextualité
Puisque c’est aujourd’hui le grand
jour d’Actions de graces pour la paix, je communiquerai a
mes Lecteurs deux Lettres, qui n’existeroient pas si la
guerre avoit été continuée. Elles sont écrites par un
Cavalier, qui s’est servi de cette occasion, pour faire un
tour en France, & qui dans plusieurs Lettres a donné a
ses amis un détail exact de ce qu’il y a rencontré de plus
remarquable. Les suivantes m’ont été données avec la
permission de les rendre publiques, & en le faisant, je
crois obliger mes compatriottes ;
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Depuis que j’ai eu
l’avantage de vous voir j’ai eu autant de mauvaises avantures, qu’un Chevalier errant.
Je suis tombé dans la Mer a Calais, & pendant mon
voyage par terre, je n’ai trouvé que des chevaux de
poste bien mols, & des Lits bien durs, sans compter
d’autres desastres : Mon sejour
à Paris m’a d’abord fait tout autant de peine que ce
voyage malencontreux ; Je n’y voyois pas un seul visage,
& je n’y entendois aucune expression, qui fussent de
ma connoissance, de maniere que toute ma compagnie
consistoit en tableaux, & en statues. J’étois charmé
de leur beauté extraordinaire, mais ce qui m’y plait le
plus, c’est que leurs attitudes forment un langage que
j’entens, & qu’ils ont une excellente qualité très
rare dans ce Païs, c’est qu’ils ne sont point
babillards. Après avoir été quelque tems à Paris j’ai
fait le tour de toutes les maisons Royales, & je
puis dire, que c’est là la partie la plus
charmante de ma vie ; je n’aurois jamais cru que l’art
fut capable de produire tant de scenes variées, &
qu’un aussi grand nombre de beautez recherchées pût
sortir de l’imagination humaine. On voit dans tous ces
differens lieux, tout ce qu’on peut attendre d’un
Prince, qui applanit les montagnes, qui détourne le
cours des rivieres, qui dans un seul jour produit une
forêt, & qui simplement, pour augmenter la beauté
d’une vue, fait naitre dans un endroit un Bourg ou une
Ville. Rien n’est plus surprenant que de voir sous
combien de formes l’eau badine pour faire plaisir à ce
grand Monarque. Elle s’éleve en Pyramides, en arcs de
triomphe, & en feu d’artifice ; elle descend en
glaces de miroir, & en brouillards, & elle est
assez ingenieuse pour vous comter les fables d’Esope.
Tout bon Poete, que vous soyez, je vous défie de peindre
de plus beaux païsages, que ceux qui environnent ces
differens palais, ou de batir dans votre belle
imagination un Chateau aprochant de celui de
Versailles ; je vous avoue pourtant que je suis d’un
gout assez singulier, pour preferer Fontaine-bleau à
toutes ces autres merveilles. Il est situé
au milieu de rochers & de bois, qui varient à
l’infini la beauté sauvage de ses vues ; le Roi s’est
prêté à la nature de ce lieu, & il n’y a fait valoir
qu’autant d’art, qu’il en falloit pour la regler sans la
détruire, & même sans trop la changer. Les Cascades
semblent se faire jour par force à travers les fentes
des Rochers, qui sont tout couverts de mousse, & qui
semblent être entassez les uns sur les autres par un
simple caprice du hazard. On voit encore une certaine
rusticité artificielle dans les canaux, dans les
prairies, & dans les allées, qui accompagnent les
autres charmes de cet agréable sejour. Le jardin est
magnifique sans trop mettre l’art à découvert ; au lieu
d’un mur, il est borné vers le bas, par une barricade
naturelle de Rocaille, qui frappe l’œuil de la maniere
la plus agréable. Pour moi, je trouve dans cet amas
irrégulier de pierres quelque chose de plus charmant,
que dans les statues, & j’aime mieux voir une
riviere serpentant par les forêts, & par les
prairies, que contrainte à se masquer de mille
differentes manieres, comme on le voit à Versailles ; Il
faut avouer pourtant que c’est quelque chose
d’extraordinairement beau que la Galerie,
qu’il y a dans ce Palais. Tous les gouts de l’univers y
trouvent des agrements, qui leur sont convenables ; La
vanité des uns y trouve tout un côté couvert de glaces
de miroirs, la curiosité des autres rencontre du coté
opposé la vue du plus magnifique jardin de l’Univers ;
& ce qui doit charmer tout le monde, on trouve au
dessus de sa tête l’Histoire de Louis 14. jusques a la
paix de Ryswyk parfaitement bien peint par M. le Brun.
Vous voyez par cette date, Monsieur, que sa Majesté a
encore par devers lui assez d’autres grandes actions,
pour en enbellir une seconde Galerie plus étendue que
celle-ci ; Le Peintre a representé le Roi très Chretien
sous la figure d’un Jupiter, qui répend ses foudres,
& ses carreaux de tout coté, & qui effraye les
Divinitez du Danube, & du Rhin, qu’on voit étonnées
& atterrées un peu au dessus de la Corniche. Ce qui
ajoute un nouvel agrément a tous ces spectacles, c’est
l’obligeante civilité, avec laquelle on en procure la
jouissance aux étrangers ; si les François ne nous
surpassent pas dans toutes les branches de l’humanité ;
il faut convenir du moins, qu’ils nous
sont préferables pour ce qui regarde les marques
exterieures de cette vertu ; à cet égard & à
plusieurs autres, notre Nation peut être plus sensée que
la Françoise, mais il est sur que celle-ci est plus
aimable, & plus heureuse ; les vieillards sur tout
sont ici les gens de l’univers, dont le commerce est le
plus agreable ; à soixante & dix ans, ils ont autant
de feu & de vivacité, qu’il est possible d’en
supposer aux hommes, qui ont précedé le deluge ; cette
imagination impetueuse, & cette legereté d’esprit,
qui rendent les jeunes François presque insupportables,
évaporées & moderées par les ans, produisent dans
les gens d’age le caractere du monde le plus aizé &
le plus divertissant. D’ailleurs le babil, qui est ici
le défaut National, a quelque chose de naturel & de
gracieux, quand il est soutenu par des cheveux-gris, qui
lui donnent pour ainsi dire un droit de bourgeoisie.
Mais à propos du babil François, il est tems de finir ma
lettre de peur que vous ne me croïez déja infecté par ce
vice contagieux ; si vous êtes dans cette opinion
desavantageuse pour moi, je vous prie de considerer,
qu’un voyageur peut en quelque sorte
usurper les droits d’un vieillard. Je suis &c.
Citation/Devise
Quorum animus meminisse horret, luctuque refugit.
Desastres que mon ame abhorre ;
Et dont le souvenir me fait trembler encore :
Et dont le souvenir me fait trembler encore :
Blois~i le 17. de Mai.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Je me trouve dans
une Ville d’où je ne saurois vous mander des nouvelles
fort importantes ; je ne m’y occupe qu’a apprendre la
langue & a étudier le charactere de la Nation, que
je crois pouvoir mieux developper ici, qu’à la Cour, ou
dans les grandes villes, ou l’artifice, & le
deguisement sont plus en vogue. Après avoir vu, comme je
vous ai dit, Monsieur, toutes les Maisons Royales, je me
suis amusé a parcourir une grande partie de la Province,
& je puis vous dire, que je n’aurois jamais cru, que
dans un même pais on put trouver d’un coté tant de
magnificence, & de l’autre tant de pauvreté.
L’imagination a de la peine a concevoir la pompe, qui
environne tout ce qui a relation avec le Roi, mais c’est
cette même pompe, qui est la cause que la
moitié des sujets est dans la disette. Il est certain
pourtant, que c’est ici le peuple de l’univers le plus
heureux ; Graces a son temperemment & au Climat, il
jouit d’une gayeté constante, que la Liberté, &
l’abondance ne sauroient donner à des Nations d’un moins
heureux naturel. Le besoin ne sauroit attrister ces
gens-ci, & il n’est pas au pouvoir du plus rude
esclavage de les abatre. On voit partout la joye
compagne fidelle de la pauvreté ; tout le monde rit,
chante, & meurt de faim. Leur conversation
generalement parlant est agréable ; si quelqu’un d’entre
eux à de l’esprit, ou du bon sens, il l’étale d’abord ;
on n’a garde ici d’enterrer ses talens. Dans un premier
entretien un François est tout ce qu’il peut être ; il a
d’abord avec vous toute la familiarité, & toute la
liberté, qu’un long commerce, ou beaucoup de vin peuvent
arracher à un Anglois ; les femmes paroissent nées ici
avec l’art de se présenter dans le jour qui leur est le
plus avantageux, leur air vif, & badin les farde ;
elles savent menager à d’assez laids visages les graces
les plus touchantes, & se donner un regard & des
attitudes que le plus habile peintre auroit de la peine
à attrapper. Permettez-moi, Monsieur de
finir ma lettre, par une observation que j’ai eu le
loisir de faire pendant mes voyages ; il y a du merite
chez tous les peuples, mais ce merite, qui doit être par
tout essentiellement le même, est varié par les
manieres, & par les differens temperammens. C’est
une pauvreté de prétendre que ce merite s’offre dans
tous les Païs sous une même forme. Il faut par
conséquent accorder la plus haute estime à tout homme,
qui possede le plus de vertus familieres à sa Nation,
& qui a la plus petite doze des vices favoris de ses
compatriottes. A ce compte là, quand je vois un Anglois,
qui porte le bon-sens au plus haut point, sans la
moindre teinture de la ratte, je ne puis qu’admirer son
caractere, & me dire, Monsieur, Votre très-humble,
&c.