Discours LXV. Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Mario Müller Mitarbeiter Veronika Mussner Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 23.04.2018 o:mws.6696 Justus Van Effen : Le Mentor moderne ou Discours sur les mœurs du siècle ; traduit de l'Anglois du Guardian de Mrs Addisson, Steele, et autres Auteurs du Spectateur. La Haye : Frères Vaillant et N. Prévost, Tome II, 97-108 Le Mentor moderne 2 065 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Wohltätigkeit Beneficenza Charity Caridad Bienfaisance France 2.0,46.0 Guys & St Thomass NHS Trust -0.11967,51.49791

Discours LXV.

Pauper ubique jacet. Ovid.

Le pauvre est par tout méprisé.

C’est une occupation très digne d’une créature raisonnable, d’entrer dans les penchans, qui ont été enracinez dans les cœurs des hommes pour les lier les uns aux autres, & de se servir de cette utile connoissance, pour augmenter le bon Naturel, & pour échauffer la charité du genre-humain. Telle est sans doute l’Etude favorite de l’Au-teur de la lettre suivante, qui est pleine d’une charité si vive, que pour peu qu’on soit humain, on ne sauroit la lire sans une tendre émotion.

Lettre a l’Auteur.

« Monsieur,

Je lis avec plaisir vos feuilles volantes, quelle qu’en puisse être la matiere ; mais, il n’y en a point dont la Lecture me charme d’avantage, que celles, où vous vous efforcez, à ranimer la charité des hommes, en leur mettant devant les yeux des tableaux frappans de la misere humaine. J’entre alors dans vos vues avec la plus grande ardeur, & je me sens animé du zêle le plus vif, pour contribuer avec vous à l’exécution d’un dessein si généreux. Vous le savez comme moi, Monsieur, un manque d’Esprit & de lumieres n’est pas le défaut de notre siecle : c’est le honteux usage qu’on fait de son genie, & de ses connoissances, qui constitue le vice dominant de notre âge. Ceux, qu’on appelle encore honnêtes-gens parmi nous, souhai-tant d’être riches, & habiles, uniquement pour l’amour de la richesse, & de l’habileté ; au lieu qu’une personne d’un vrai mérite ne considere les biens de la fortune & de la nature, que comme les moiens d’être meïlleur, & plus utile, <sic> C’est cette derniere disposition, que je voudrois fortifier dans mon ame par des Réflexions continuelles, quoique je doive me contenter de la vertu toute une depourvue comme je le suis du bien & de la sagesse, qui peuvent, la rendre brillante & avantageuse aux autres hommes. Qu’il est triste pourtant quelquefois de n’être pas riche ! Je l’ai sentî avec toute la force imaginable il y a quelques jours. Vous saurez, Monsieur, que je fais de tems en tems des Promenades de Mortification, & que j’employe quelquefois des journées entiéres, a me procurer une tristesse vertueuse. C’est alors que je visite tous les Hopitaux, qui se trouvent dispersez dans cette grande ville, & je commence d’ordinaire par celui, qui nous offre les objets les plus dignes de compassion, en nous mettant devant les yeux les différens égaremens d’une raison em-prisonnée dans un cerveau déréglé. Je me promene dans les vastes Galeries de l’Hopital des fous, & je m’arrête devant chaque chambre, pour offrir mes prieres à Dieu pour des gens qui m’accablent d’injures. J’en vois de pétrifiez, pour ainsi dire, par une douleur morne & sombre : j’en vois d’enjoüez, qui semblent triompher de leur propre malheur : j’en vois de furieux, qui ont revêtu le naturel des bêtes féroces : enfin, j’en vois, qui les yeux levez au ciel, & dans une attitude d’adoration vomissent les Blasphêmes les plus horribles. Après avoir contemplé toutes ces miseres avec l’attention qu’elles méritent, après avoir fait sur elles des reflexions propres à me remplir l’ame, d’un côté, de compassion, & de l’autre, de gratitude, je tâche à diminuer insensiblement l’affliction qui me navre le cœur ; & je ne transporte dans ces azyles charitables, qui ne sont destinez qu’aux indispositions corporelles. De cette maniere, je fais un cours de charité dont ma foible vertu tire des avantages inexprimables, qui sont inaccessibles à ces hommes qui vivent dans l’abondance, & dans les plaisirs. Ils n’ont pas seulement une idéé <sic> des miseres qui accablent un grand nombre de leurs prochains, & qui pourroient être soulagées par un rien tiré d’un superflu qu’on prodigue dans la recherche de plaisirs criminels, ou du moins imaginaires.

Je finis ma derniere promenade de cette nature, par visiter l’Hopital de St. Thomas. J’y contemplai une varieté étonnante de tous les maux corporels, qui peuvent répandre de l’amertume sur la vie humaine ; mais la particularité, qui est le motif de cette lettre, étoit la vue d’un jeune garçon de dix ans, qu’on alloit faire sortir de la maison, comme incurable. Mon cœur fut abimé dans la plus profonde affliction, en songeant à ce que pourroit devenir ce malheureux Enfant, qui, à ce qu’on me dit, n’avoit ni Pere, ni Mere, ni parens, ni aucun ami au monde, dont il pût espérer le moindre secours. Ce pauvre Garçon lut ma douleur dans tout mon air : il s’approcha de moi, il me conjura de parler pour lui, & de faire en sorte qu’il pût mourir dans l’Hôpital.

Hélas ! ce n’est pas par un Principe d’inhumanité, que les Directeurs de cette maison agissent ainsi ; c’est par impuissance. On ne sauroit les loüer assez sur la maniere dont ils administrent les revenus de l’hopital, sur la bonne nourriture & les excellens rémedes, qu’ils procurent aux malades, & sur les tendres soins qu’ils ont pour les malheureux, qui sont sous leur direction. Mais leur fonds n’est pas assez fort, seulement pour fournir aux besoins de ceux dont on espere la guérison ; ce qui les force à faire sortir les Incurables, pour l’amour de ceux dont les maux ne sont pas desespérez. Chaque année, un bon nombre de personnes ont le même sort que le malheureux Enfant, dans je viens de parler, & qui, selon toutes les apparences, traine encore son cadavre vivant dans nos rues. S’il y a quelque chose au monde, qui puisse inspirer de la sensibilité à l’inhumanité même, c’est la situation, que je viens de depeindre, & dont il n’est pas possible d’exprimer toute l’horreur.

Selon moy, les Necessiteux ont un droit incontestable au superflu des riches ; mais je doute fort qu’on leur rende justice, avant ce jour redoutable, où le masque des distinctions extérieures sera arraché aux hommes, qui seront obligez de rendre compte de l’usage qu’ils auront fait de leur malheur, ou de leur fortune. Vous feriez bien pourtant, Monsieur, de remplir les devoirs où vous engage votre titre de Tuteur de la Nation. Servez-vous des couleurs les plus fortes, pour faire un tableau touchant de l’affreux Etat des Incurables, afin de porter les hommes les moins durs à se procurer la satisfaction la plus noble, en soulageant un petit nombre de personnes, dont les miseres sont jusqu’ici hors de la sphere de la charité publique.

Un des Directeurs de cet Hopital m’a dit, que si l’on proposoit d’établir une retraite à part, pour ceux qui n’ont plus rien à faire dans le monde, que de se préparer à une mort prochaine, il croyoit que la chose seroit aussi-tôt faite que dite. Je ne trouve pas de moyen plus aisé de faire une pareille Proposition au public, qu’un papier comme le vôtre ; &, je vous conseille de ne le pas négliger, si vous voulez qu’on vous croye aussi homme de bien, que vous tachez à le paroitre. Je suis &c.

Philanthrope. »

Il faut avoüer à l’honneur de cette grande Ville, qu’en la parcourant d’un bout à l’autre, on ne sauroit assez s’étonner des nombreux effets d’une charité Heroïque, qui frappent les yeux de tous côtez. On a songé à la correction des méchants, à l’instruction de la jeunesse, à l’habillement & à la nourriture des gens âgez ; en un mot, à tous les besoins, où les différentes Classes d’hommes peuvent être sujets. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’on ne doit gueres tous ces secours, qu’à l’humanité de ceux qui sont dans une condition médiocre. Les personnes distinguées par leur naissance, par leur rang, & par leur bien, sont trop élevez au dessus de notre Espece, pour prendre la moindre part à nos miseres. Bien loin d’en être touchées, elles ne les connoissent pas seulement. Que cette dureté de cœur est monstrueuse ! Est-il possible, que le retour de la faim, & de la soif, que ses gens, ne regardent, que comme des préparatifs d’un plaisir prochain, ne les fasse pas songer un moment à ceux qui souffrent sous les mêmes besoins, sans être en état d’y satisfaire ? De quelle source peut venir une inhumanité si peu naturelle ? Je l’ai déjà insinue c’est de de <sic> la gloire, & de la grandeur, qu’une opinion malheureuse attache à la richesse, qui semble placer ceux qui la possedent au dessus du sort des humains ; On diroit que toutes les qualitez, qui doivent rendre l’homme digne d’estime, ou de mépris, soient renfermées dans l’opulence, & dans la pauvreté. Les Thrésors prêtent de la grace, & du prix, à tout ce que leurs possesseurs peuvent dire ou faire. La disette, au contraire, repand un air odieux & meprisable, sur les actions, les discours, & les entreprises des pauvres. Celui qui rempe dans la Nécessité, n’a ni mains, ni langue, ni esprit, pour son propre bien, ni pour celui de ses amis. Il est dans le même état, qu’un léthargique ; avec cette difference, que peu de gens daignent soulager ses maux, & que ceux qui le font, lui marquent plus de mépris que de compassion. Dans cette malheureuse conjoncture, toutes les vertus, tous les talens, tout le mérite, sont inutiles. Tous les avantages, dont un pauvre est digne, lui sont inaccessibles, & il doit considérer comme inévitables tous les maux qui le menacent. Un pauvre Horos doit compter sur des guenilles, comme un pauvre scélérat sur le Gibet. Accablé sous le fardeau de la disette, un homme parle d’une voix tremblante : la timidité accompagne ses entreprises, l’irrésolution les fait échoir. S’il parle, personne ne lui prête l’oreille : il se trouve parmi la multitude, sans qu’on l’apperçoive : il éxiste, pour ainsi dire, sans occuper de terrain. On l’affronte, on l’injurie, impunément. Les loix n’ont rien déterminé en sa faveur. Mais, qui sont ceux, qui le traitent d’une maniere si indigne ? Ce sont des créatures, qui lui sont semblables en tout, qui sont sujets aux mêmes besoins, à la même disette naturelle que lui, & qui ont seulement le bonheur de posséder tout ce qui peut les remplir. Cependant, telle est l’insolence de ces hommes, qu’ils refusent de voir en lui leur propre nature, & de reconnoitre que celui qui satisfait avec facilité à tous ses besoins est naturellement dans le même cas, qu’un malheureux qui est privé des mêmes se-cours. Cette réfléxion est mortifiante : le riche en détourne son esprit, & les autres hommes, pleins de respect & de tendresse pour des thrésors, dont peut être ils ne tireront jamais le moindre avantage, n’ont garde de s’efforcer à le faire raisonner juste sur cet article. Qu’on prononce seulement ces termes, Il a du bien, nous voilà d’abord amis de celui dont on fait ce panégyrique, qui concentre en lui tous les éloges imaginables. Jamais vous n’attirerez à quelqu’un un mépris parfait, jamais vous ne le placerez au plus haut dégré d’infamie, si vous ne le décriez en qualité de pauvre : ce sont-là les expressions les plus fortes, & les plus significatives, dont il soit possible de se servir. Les hommes ont oublié avec tant de stupidité leur pauvreté & leur impuissance naturelles <sic>, que la disette & la richesse ont occupé dans leur imagination, la place de l’innocence & du crime.

En vérité, ces sortes de Réflexions ne sauroient qu’humilier un honnête-homme & le remplir d’indignation contre la barbarie du siecle. Heureux encore, si ces sentimens douleureux pouvoient apporter quelque remede à un mal si invétéré. De la maniere que les hommes sont faits, la chose me paroit impossible ; mais, quoique je me sente incapable de procurer le moindre soulagement à ceux de mes prochains qui languissent dans la nécessité, & dans le mépris, je les respecte assez, pour vouloir bien partager leurs maux, par une compassion, qui malheureusement leur est inutile.

Discours LXV. Pauper ubique jacet. Ovid. Le pauvre est par tout méprisé. C’est une occupation très digne d’une créature raisonnable, d’entrer dans les penchans, qui ont été enracinez dans les cœurs des hommes pour les lier les uns aux autres, & de se servir de cette utile connoissance, pour augmenter le bon Naturel, & pour échauffer la charité du genre-humain. Telle est sans doute l’Etude favorite de l’Au-teur de la lettre suivante, qui est pleine d’une charité si vive, que pour peu qu’on soit humain, on ne sauroit la lire sans une tendre émotion. Lettre a l’Auteur. « Monsieur, Je lis avec plaisir vos feuilles volantes, quelle qu’en puisse être la matiere ; mais, il n’y en a point dont la Lecture me charme d’avantage, que celles, où vous vous efforcez, à ranimer la charité des hommes, en leur mettant devant les yeux des tableaux frappans de la misere humaine. J’entre alors dans vos vues avec la plus grande ardeur, & je me sens animé du zêle le plus vif, pour contribuer avec vous à l’exécution d’un dessein si généreux. Vous le savez comme moi, Monsieur, un manque d’Esprit & de lumieres n’est pas le défaut de notre siecle : c’est le honteux usage qu’on fait de son genie, & de ses connoissances, qui constitue le vice dominant de notre âge. Ceux, qu’on appelle encore honnêtes-gens parmi nous, souhai-tant d’être riches, & habiles, uniquement pour l’amour de la richesse, & de l’habileté ; au lieu qu’une personne d’un vrai mérite ne considere les biens de la fortune & de la nature, que comme les moiens d’être meïlleur, & plus utile, <sic> C’est cette derniere disposition, que je voudrois fortifier dans mon ame par des Réflexions continuelles, quoique je doive me contenter de la vertu toute une depourvue comme je le suis du bien & de la sagesse, qui peuvent, la rendre brillante & avantageuse aux autres hommes. Qu’il est triste pourtant quelquefois de n’être pas riche ! Je l’ai sentî avec toute la force imaginable il y a quelques jours. Vous saurez, Monsieur, que je fais de tems en tems des Promenades de Mortification, & que j’employe quelquefois des journées entiéres, a me procurer une tristesse vertueuse. C’est alors que je visite tous les Hopitaux, qui se trouvent dispersez dans cette grande ville, & je commence d’ordinaire par celui, qui nous offre les objets les plus dignes de compassion, en nous mettant devant les yeux les différens égaremens d’une raison em-prisonnée dans un cerveau déréglé. Je me promene dans les vastes Galeries de l’Hopital des fous, & je m’arrête devant chaque chambre, pour offrir mes prieres à Dieu pour des gens qui m’accablent d’injures. J’en vois de pétrifiez, pour ainsi dire, par une douleur morne & sombre : j’en vois d’enjoüez, qui semblent triompher de leur propre malheur : j’en vois de furieux, qui ont revêtu le naturel des bêtes féroces : enfin, j’en vois, qui les yeux levez au ciel, & dans une attitude d’adoration vomissent les Blasphêmes les plus horribles. Après avoir contemplé toutes ces miseres avec l’attention qu’elles méritent, après avoir fait sur elles des reflexions propres à me remplir l’ame, d’un côté, de compassion, & de l’autre, de gratitude, je tâche à diminuer insensiblement l’affliction qui me navre le cœur ; & je ne transporte dans ces azyles charitables, qui ne sont destinez qu’aux indispositions corporelles. De cette maniere, je fais un cours de charité dont ma foible vertu tire des avantages inexprimables, qui sont inaccessibles à ces hommes qui vivent dans l’abondance, & dans les plaisirs. Ils n’ont pas seulement une idéé <sic> des miseres qui accablent un grand nombre de leurs prochains, & qui pourroient être soulagées par un rien tiré d’un superflu qu’on prodigue dans la recherche de plaisirs criminels, ou du moins imaginaires. Je finis ma derniere promenade de cette nature, par visiter l’Hopital de St. Thomas. J’y contemplai une varieté étonnante de tous les maux corporels, qui peuvent répandre de l’amertume sur la vie humaine ; mais la particularité, qui est le motif de cette lettre, étoit la vue d’un jeune garçon de dix ans, qu’on alloit faire sortir de la maison, comme incurable. Mon cœur fut abimé dans la plus profonde affliction, en songeant à ce que pourroit devenir ce malheureux Enfant, qui, à ce qu’on me dit, n’avoit ni Pere, ni Mere, ni parens, ni aucun ami au monde, dont il pût espérer le moindre secours. Ce pauvre Garçon lut ma douleur dans tout mon air : il s’approcha de moi, il me conjura de parler pour lui, & de faire en sorte qu’il pût mourir dans l’Hôpital. Hélas ! ce n’est pas par un Principe d’inhumanité, que les Directeurs de cette maison agissent ainsi ; c’est par impuissance. On ne sauroit les loüer assez sur la maniere dont ils administrent les revenus de l’hopital, sur la bonne nourriture & les excellens rémedes, qu’ils procurent aux malades, & sur les tendres soins qu’ils ont pour les malheureux, qui sont sous leur direction. Mais leur fonds n’est pas assez fort, seulement pour fournir aux besoins de ceux dont on espere la guérison ; ce qui les force à faire sortir les Incurables, pour l’amour de ceux dont les maux ne sont pas desespérez. Chaque année, un bon nombre de personnes ont le même sort que le malheureux Enfant, dans je viens de parler, & qui, selon toutes les apparences, traine encore son cadavre vivant dans nos rues. S’il y a quelque chose au monde, qui puisse inspirer de la sensibilité à l’inhumanité même, c’est la situation, que je viens de depeindre, & dont il n’est pas possible d’exprimer toute l’horreur. Selon moy, les Necessiteux ont un droit incontestable au superflu des riches ; mais je doute fort qu’on leur rende justice, avant ce jour redoutable, où le masque des distinctions extérieures sera arraché aux hommes, qui seront obligez de rendre compte de l’usage qu’ils auront fait de leur malheur, ou de leur fortune. Vous feriez bien pourtant, Monsieur, de remplir les devoirs où vous engage votre titre de Tuteur de la Nation. Servez-vous des couleurs les plus fortes, pour faire un tableau touchant de l’affreux Etat des Incurables, afin de porter les hommes les moins durs à se procurer la satisfaction la plus noble, en soulageant un petit nombre de personnes, dont les miseres sont jusqu’ici hors de la sphere de la charité publique. Un des Directeurs de cet Hopital m’a dit, que si l’on proposoit d’établir une retraite à part, pour ceux qui n’ont plus rien à faire dans le monde, que de se préparer à une mort prochaine, il croyoit que la chose seroit aussi-tôt faite que dite. Je ne trouve pas de moyen plus aisé de faire une pareille Proposition au public, qu’un papier comme le vôtre ; &, je vous conseille de ne le pas négliger, si vous voulez qu’on vous croye aussi homme de bien, que vous tachez à le paroitre. Je suis &c. Philanthrope. » Il faut avoüer à l’honneur de cette grande Ville, qu’en la parcourant d’un bout à l’autre, on ne sauroit assez s’étonner des nombreux effets d’une charité Heroïque, qui frappent les yeux de tous côtez. On a songé à la correction des méchants, à l’instruction de la jeunesse, à l’habillement & à la nourriture des gens âgez ; en un mot, à tous les besoins, où les différentes Classes d’hommes peuvent être sujets. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’on ne doit gueres tous ces secours, qu’à l’humanité de ceux qui sont dans une condition médiocre. Les personnes distinguées par leur naissance, par leur rang, & par leur bien, sont trop élevez au dessus de notre Espece, pour prendre la moindre part à nos miseres. Bien loin d’en être touchées, elles ne les connoissent pas seulement. Que cette dureté de cœur est monstrueuse ! Est-il possible, que le retour de la faim, & de la soif, que ses gens, ne regardent, que comme des préparatifs d’un plaisir prochain, ne les fasse pas songer un moment à ceux qui souffrent sous les mêmes besoins, sans être en état d’y satisfaire ? De quelle source peut venir une inhumanité si peu naturelle ? Je l’ai déjà insinue c’est de de <sic> la gloire, & de la grandeur, qu’une opinion malheureuse attache à la richesse, qui semble placer ceux qui la possedent au dessus du sort des humains ; On diroit que toutes les qualitez, qui doivent rendre l’homme digne d’estime, ou de mépris, soient renfermées dans l’opulence, & dans la pauvreté. Les Thrésors prêtent de la grace, & du prix, à tout ce que leurs possesseurs peuvent dire ou faire. La disette, au contraire, repand un air odieux & meprisable, sur les actions, les discours, & les entreprises des pauvres. Celui qui rempe dans la Nécessité, n’a ni mains, ni langue, ni esprit, pour son propre bien, ni pour celui de ses amis. Il est dans le même état, qu’un léthargique ; avec cette difference, que peu de gens daignent soulager ses maux, & que ceux qui le font, lui marquent plus de mépris que de compassion. Dans cette malheureuse conjoncture, toutes les vertus, tous les talens, tout le mérite, sont inutiles. Tous les avantages, dont un pauvre est digne, lui sont inaccessibles, & il doit considérer comme inévitables tous les maux qui le menacent. Un pauvre Horos doit compter sur des guenilles, comme un pauvre scélérat sur le Gibet. Accablé sous le fardeau de la disette, un homme parle d’une voix tremblante : la timidité accompagne ses entreprises, l’irrésolution les fait échoir. S’il parle, personne ne lui prête l’oreille : il se trouve parmi la multitude, sans qu’on l’apperçoive : il éxiste, pour ainsi dire, sans occuper de terrain. On l’affronte, on l’injurie, impunément. Les loix n’ont rien déterminé en sa faveur. Mais, qui sont ceux, qui le traitent d’une maniere si indigne ? Ce sont des créatures, qui lui sont semblables en tout, qui sont sujets aux mêmes besoins, à la même disette naturelle que lui, & qui ont seulement le bonheur de posséder tout ce qui peut les remplir. Cependant, telle est l’insolence de ces hommes, qu’ils refusent de voir en lui leur propre nature, & de reconnoitre que celui qui satisfait avec facilité à tous ses besoins est naturellement dans le même cas, qu’un malheureux qui est privé des mêmes se-cours. Cette réfléxion est mortifiante : le riche en détourne son esprit, & les autres hommes, pleins de respect & de tendresse pour des thrésors, dont peut être ils ne tireront jamais le moindre avantage, n’ont garde de s’efforcer à le faire raisonner juste sur cet article. Qu’on prononce seulement ces termes, Il a du bien, nous voilà d’abord amis de celui dont on fait ce panégyrique, qui concentre en lui tous les éloges imaginables. Jamais vous n’attirerez à quelqu’un un mépris parfait, jamais vous ne le placerez au plus haut dégré d’infamie, si vous ne le décriez en qualité de pauvre : ce sont-là les expressions les plus fortes, & les plus significatives, dont il soit possible de se servir. Les hommes ont oublié avec tant de stupidité leur pauvreté & leur impuissance naturelles <sic>, que la disette & la richesse ont occupé dans leur imagination, la place de l’innocence & du crime. En vérité, ces sortes de Réflexions ne sauroient qu’humilier un honnête-homme & le remplir d’indignation contre la barbarie du siecle. Heureux encore, si ces sentimens douleureux pouvoient apporter quelque remede à un mal si invétéré. De la maniere que les hommes sont faits, la chose me paroit impossible ; mais, quoique je me sente incapable de procurer le moindre soulagement à ceux de mes prochains qui languissent dans la nécessité, & dans le mépris, je les respecte assez, pour vouloir bien partager leurs maux, par une compassion, qui malheureusement leur est inutile.