Le Mentor moderne: Discours LVIII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6689
Ebene 1
Discours LVIII.
Zitat/Motto
Mentisque capacius altæ.
Ovid.
Il faut ouvrir l’ame à de plus grandes & de
plus nobles vues.
Zitat/Motto
Mentisque capacius altæ.
Ovid.
Ebene 2
En me promenant un de ces jours tout
seul dans l’Eglise de St. Paul, je m’efforçai à trouver une
espece de comparaison, entre ce bâtiment magnifique, &
l’Eglise réelle de Jesus Christ, à prendre cette expression dans
le sens le plus étendu. Je crus trouver l’ordre Majestueux &
l’œconomie Divine, qui regne dans celle-ci, très bien
representez, par la justesse, la simplicité, & l’air de
grandeur qu’on remarque dans l’architecture de l’autre. Comme ce
temple est composé d’un grand nombre de differentes
paries, qui concourent à faire un tout admirable par sa
régularité, & par ses proportions, on voit dans le corps,
dont Jesus Christ est le chef, une certaine subordonnation
décente, des institutions sacrées, des dogmes sublimes, &
une morale toute sainte, faire un même plan, & se concentrer
dans un même but. Savoir, la grandeur, & la félicité de
l’homme. Je fus interrompu dans cette agréable méditation par la
vue d’une mouche, qui se promenoit sur un des piliers de ce
vaste édifice. Je l’enchainai d’abord à la comparaison où je
travaillois, & j’en fis un Esprit-fort. En effet, il faut
avoir une vue d’une étendue assez considérable, peur <sic>
embrasser dans le même instant toutes les parties différentes
d’un batiment spacieux, afin de juger sainement du dessein &
de la symetrie de tout l’ouvrage ; mais, la vue de cette mouche
devoit être bornée à la moitié d’une seule pierre du Pilier :
bien loin de découvrir l’usage de tout ce qui compose le temple,
& la liaison de ses differentes parties, elle ne pouvoit
apperçevoir, selon toutes les apparences, que certaines
inégalitez sur la surface de cette Colonne, & ces
inégalitez devoient lui paroitre autant de
montagnes, & de rochers escarpez. N’est-ce pas là justement
la maniere de raisonner d’un Esprit-fort ? Il n’éxamine la
Religion, que dans un certain détail : il attache ses pensées, à
la difficulté de quelques passages de l’Ecriture sainte, à
l’embaras que son esprit borné trouve dans quelque voye
particuliere de la providence, à quelque Dogme, qui est hors de
la sphere de sa penetration. Jamais il ne songe au plan general
de la Religion, ni au véritable esprit de l’Evangile : il n’est
point attentif à la perfection où le Christianisme eleve la
nature humaine, aux lumieres qu’il a repandu au long & au
large dans l’univers, ni à la liaison qu’il a avec la félicité
de chaque particulier, & avec le bonheur general de toute la
societé humaine. Cette même mouche me donna occasion d’éxaminer
la nature de cette disposition de l’ame, qu’on appelle étendue
d’esprit, & les moyens naturels de parvenir à cette qualité,
qui est d’une nécessité absolue, pour former un jugement sain de
tout objet composé. Il est évident d’abord que la Philosophie
est très propre à ouvrir, & à étendre l’esprit,
par l’habitude qu’elle nous donne de réfléchir sur des objets
éloignez de nous, & qui ne tombent pas sous le sens.
D’ailleurs, elle enchaine dans notre ame un grand nombre
d’idées, qui répandent du jour les unes sur les autres, &
qui dérachées ne se présenteroient à l’esprit que sous de
fausses apparences. De là il arrive qu’un Philosophe, & un
homme du commun regardent presque tous les objets sous des faces
différentes, & que bien souvent ils en forment des jugemens
diamétralement opposez. On en peut voir un exemple remarquable
dans un des Dialogues de Platon, qui fait faire à son Maitre
Socrate la Reflexion suivante :
Voilà comme parle Socrate, qui a passé pour le plus sage
d’entre les Payens, précisement à cause de certaines notions,
qui ont beaucoup de rapport à celles que nous puisons dans la
Doctrine de Jesus-Christ. Si toutes les branches de la
Philosophie sont propres à étendre les vûës de l’Esprit, il faut
avouer pourtant qu’il n’y en a point, qui puisse reculer plus
efficacement les bornes de nôtre raison, que l’Astronomie. C’est
dans cette Science qu’on prouve par de très-bonnes raisons, que
notre terre ne fait pas la centiéme partie du Globe du Soleil,
& que la distance entre nous & les étoiles fixes est si
prodigieuse, qu’un boulet de Canon continuant toûjours dans la
rapidité de son mouvement n’y parviendroit pas dans cent
cinquante mille années. Une espace si immense absorbe
l’imagination : l’entendement humain s’y perd ; l’idée
imparfaite d’une pareille distance fait évanouïr devant elle les
Provinces, les Royaumes, les Empires. Il seroit à
souhaiter qu’un Prince, fauteur des Sciences & des beaux
Arts, eut fait lui-même quelque progrès dans l’humiliante étude
de l’Astronomie. Il connoîtroit d’abord la petitesse qu’il y a
dans une ambition renfermée dans les bornes d’une partie de ce
Globe, qui n’est qu’un point en comparaison de cette portion de
l’Univers, qui est à portée de nos yeux. Ce que la Religion
Chrétienne a encore de supérieur à l’Astronomie, c’est qu’elle
étend non seulement l’esprit, mais qu’elle l’étend vers des
objets nobles, sublimes, dignes de l’excellence de sa nature A
mesure que la terre, & les plaisirs passagers de la vie se
retrecissent devant elle, elle ouvre à nôtre esprit la
perspective immense du monde intellectuel : elle déploye à nos
yeux surpris les attributs de la Divinité, les charmes de la
Vertu, la dignité de nôtre nature, & la Majesté de nôtre ame
immortelle. Uni à la Religion, nôtre esprit a la force de se
proportionner à la grandeur de toutes sortes d’objets ; il se
sent baissé & avili par le commerce où il est obligé
d’entrer avec des sujets petits & peu durables. Il
s’élargit, il s’étend, lorsqu’il fixe son attention
sur les idées grandes & sublimes des choses spirituelles qui
trouvent dans l’Eternité même la mesure de leur durée. La
grandeur des objets est purement rélative, non seulement par
rapport à l’étendue, mais encore à l’égard de la dignité, &
de la durée. L’Astronomie ouvre l’esprit, & rectifie nos
idées touchant la grandeur des corps ; mais, le Christianisme
nous donne une étendue d’esprit generale. Le Philosophe étend
les vues de son ame par rapport à tout ce que ce monde contient.
Le Chrétien va plus loin : il porte l’ame au delà de la sphere
des lumieres naturelles. Jusqu’à quel point le Monarque le plus
puissant de la terre doit-il paroitre petit aux yeux d’une
raison qui embrasse les rangs differents des intelligences pures
subordonnées les uns aux autres, dans des dégrez presqu’infinis
de perfection, & de gloire ? Jusqu’à quel point les plaisirs
des sens doivent-ils être bas au tribunal d’un Esprit, qui forme
le projet d’imiter la Divinité, & de se rendre en quelque
sorte un même Etre avec elle ? C’est là l’occupation véritable
du Chrétien, mais, qu’on ne s’imagine point que
l’étendue d’esprit, qui a sa source dans la Réligion Chrétienne
se borne dans l’entendement humain. Cette Religion étend la
force de l’ame, comme elle en étend les lumieres. Elle nous
donne un empire absolu sur nos desirs déréglez, & sur nos
passions fougueuses, qui semblables à un torrent entrainent
l’ame, qui est destituée d’un secours si puissant, & si
salutaire. Qu’un homme agisse par un motif de raison, ou de
passion, il est certain que ses actions sont nobles ou basses à
proportion des objets, qu’il a en vue. La raison a beau annoblir
ses démarches : si elle n’est éclairée par les lumiéres d’une
Religion toute divine, elle lui donnera plutôt une justesse
d’esprit peu utile, qu’une grande & sublime élévation d’ame.
Tous ceux, que la Religion ne guide pas, quelque beau que puisse
être leur génie, ne s’attachent qu’à cette Terre méprisable,
& ne s’occupent qu’à rectifier l’usage qu’il faut faire de
cette vie mortelle. La petitesse de leur fin ne sauroit les
porter qu’a des actions qui repondent a la bassesse des objets ;
mais, une raison illuminée par la véritable piété, est élargie, fortifiée, aggrandie, par la noblesse immense
des fins qu’elle se propose : ses actions ont le Sceau de
l’Eternité, & de la perfection infinie. Dans toute la
foiblesse des Esprits-forts il n’y a rien qui me donne plus
d’indignation, que l’insolence qu’ils ont de tourner les
Chrétiens en ridicule comme petits esprits, & de s’arroger
les titres pompeux de Génies superieurs, & d’Esprits
étendus. Que tout homme impartial juge qui a les sentimens les
plus nobles, & les vues les plus grandes, le Chrétien, ou
l’homme qui a renoncé à tout commerce avec la Réligion. Celui-ci
limite ses idées dans un petit nombre de sensations qui
procedent de la matiere, & qui s’y terminent. Celui-là
anticipe sur ces délices, qui rassasieront entiérement les
désirs infinis de l’ame, quand elle sera portée au plus haut
dégré de perfection, dont par sa nature elle est susceptible.
L’Esprit fort ne porte pas ses vues plus loin, que ne s’étend
l’espace du petit nombre de jours, que nous passons sur cette
terre. L’homme pieux égale ses projets, & ses espérances, à
l’éternité même. L’un trouve dans les Elémens l’origine de ses
facultez intellectuelles. L’autre tire son esprit
immatériel de la source infinie de toutes les perfections.
Ebene 3
Zitat/Motto
« Lorsqu’on parle devant le
Philosophe de dix mille arpents de terre, comme d’une
étendue considérable ; accoutumé à la contemplation de
la Terre entiere, il ne regarde cet espace, sinon comme
une portion méprisable de toute la surface de notre
Globe. Voit-il des hommes enflez de la noblesse de leur
race, parce qu’ils peuvent compter parmi leurs ancêtres
six ou sept personnes opulentes, il se rit de leur
stupidité & de leur ignorance ; puisqu’incapables de
former une idée totale du genre humain
ils ne savent pas, que nous avons tous également un
nombre infinis d’ancêtres, riches, pauvres, Rois,
Esclaves, Barbares, & Grecs. »