Réponds-moi, malheureux,
disoit un Mollak à un Dervis qui n’avoit de commun
avec ses confrères que l’habit, car il étoit bon,
franc, honnête & appliqué. Réponds, impie, &
sur-tout garde-toi de vouloir m’en imposer. Des gens
dignes de fois t’accusent d’avoir dit publiquement
qu’il n’y avoit en paradis que des Houris blanches
*
1, & que les
trois autres espèces de Houris, les vertes, les
jaunes & les rouges répugnoient au bon sens
& à la raison ; qu’à la vérité il en étoit
question dans le Koran, mais que ce passage y avoit
été substitué, sans doute après la mort du Prophète.
Est-il vrai que tu as tenu ces propos ? Sublime
Mollak, répondit le Dervis, j’avoue que je l’ai dit,
parce que je le pense, & je le pense, parce que
ma raison ne peut pas concilier l’idée de la beauté
parfaite, avec une peau verte, ni jaune ni rouge. Eh
bien, reprit le Mollak, parce que tu
as la bonne foi d’avouer ta faute, tu n’auras que
cinquante coups de bâton, vingt pour avoir dit qu’il
n’y avoit que des Houris blanches, & trente pour
n’avoir pas cru qu’il y en eût des vertes, des
jaunes & des rouges. Aussi-tôt deux Eunuques se
saisirent du pauvre Dervis avec beaucoup de respect,
l’étendirent doucement à terre, & exécutèrent
ponctuellement la sentence du Mollak. Quand il se
fut relevé, & que les Eunuques, après l’avoir
humblement salué, se furent retirés, le Mollak lui
demanda s’il auroit encore l’audace de soutenir, en
dépit du Koran, son horrible blasphême
contre les Houris vertes, jaunes & rouges. Je te
jure, dit le Derivs, en secouant ses épaules, que de
ma vie je ne parlerai de Houris d’aucune couleur, tu
sais trop bien l’art d’imposer silence sur cette
matière. Ce n’est pas assez, reprit le Mollak, &
tu dois m’entendre. J’entends, répondit le Dervis,
que tu me défends de dire mon opinion sur les
Houris, & je t’obéirai. Ce n’est pas assez, te
dis-je, interrompit le Mollak, j’exige, de la part
de Mahomet, que tu abjures cette opinion insensée.
Organe du Prophête, s’écria le Dervis, je t’ai
promis de garder le silence sur ce point, & je
te tiendrai ma promesse, parce qu’il dépend de moi
de parler ou de me taire. Mais il ne
dépend pas de moi de renoncer à mon opinion, &
de ne pas penser ce que je pense : tu me ferois
moudre de coups, piler dans un mortier, comme un
Muphti coupable de trahison *
2, que
je ne pourrois pas te promettre ce que tu me
demandes. Ah ! traitre, tu t’obstines, dit le
Mollak, trente coups de bâton te rendront peut-être
plus docile. A ces mots les Eunuques reparurent ;
ils alloient saisir le Dervis ; il se prosterne en
pleurant aux pieds du Mollak ; lumière
des Croyans, lui dit-il, je te jure qu’il n’y a
point d’entêtement de ma part ; mais comment veux tu
que je croie ce que je ne crois pas, ou que je ne
croie pas ce que je crois ? Oh ! Mahomet ! ou donne
moi la liberté de croire tout ce que je voudrai,
quand & comme je voudrai, ou prive-moi de la
faculté de penser. Le Dervis paroissoit si pénétré,
il pleuroit de si bon cœur, que l’impitoyable Mollak
se laissa toucher. Quelle fureur est la tienne ? lui
dit-il, ne conviens-tu pas que la Houris *
3est renfermée
dans son fruit, jusqu’à ce que
l’Ange l’ayant présenté au Musulman, celui-ci ouvra
la pomme, la poire ou l’orange, & qu’alors la
Houris en sort plus éclatante que l’aurore ? Je
n’ai, répondit le Dervis, aucune répugnance à croire
que le Toutpuissant ne fasse tous les miracles qu’il
voudra. Eh ! crois-tu, reprit le Mollak, qu’il lui
soit plus difficile de faire une Houris verte,
qu’une Houris blanche ? Non, dit le Dervis, je ne crois pas que l’un soit plus
difficile que l’autre. Pourquoi dis-tu donc, demanda
le Mollak, qu’il n’y a dans le Paradis que des
Houris blanches ? Mollak, répondit le Dervis,
écoute-moi ; je n’ai jamais nié la toute-puissance
de Dieu : je te le répète, il peut faire des Houris
de toutes couleurs ; mais comme il veut que ces
Houris servent aux plus grands plaisirs des
Musulmans, une Houris verte, jaune ou rouge ne
pouvant point être parfaitement belle, je crois
qu’il préfère la couleur la plus propre à son but.
Le Mollak fut tenté de faire donner encore la
bastonnade au Dervis, car son raisonnement
l’embarrassoit. Il l’embarrassa bien
davantage, lorsqu’il lui proposa de peindre les
femmes de son serrail, Valmire en vert, Zulmi en
beau jaune de safran, & Zémide en rouge
d’écrevisse ou de carmin. Pénétrant Mollak, lui dit
le Dervis, je m’en rapporte à toi ; si sous ces
couleurs tu les trouves plus belles qu’avec leur
blancheur, alors je croirai qu’un goût dépravé me
trompe, & je m’appliquerai à corriger l’erreur
de mes sens. Un pauvre Dervis tel que moi, est hors
d’état de faire une semblable expérience ; de
quelque couleur que soit la Houris qu’il trouve,
elle est toujours assez belle pour lui ; mais cela
ne m’empêche pas de croire qu’une peau blanche comme
le lys, qu’un teint frais & coloré
comme la pêche, ne forment un ensemble plus beau
qu’une peau couleur de safran ou de lézard, qui
n’est susceptible d’aucune nuance : quelles couleurs
voudrois-tu que peignissent sur une peau rouge la
pudeur, la crainte, les desirs & toutes ces
passions, qu’à la moindre émotion, l’ame envoie
imprimer sur une peau blanche, douce & satinée ?
Crois-moi, Dieu choisit la couleur blanche, comme le
plus beau fond de ce tableau. J’aimerois mieux
croire, si la couleur noire n’étoit pas une punition
du Ciel, qu’il n’y a dans le Paradis que des Houris
noires & blanches ; le noir du moins des
Africains, est susceptible de quelques
nuances des passions. Sais-tu, lui dit le Mollak,
qui n’aimoit point la métaphysique, qu’à tes
raisonnemens absurdes, je suis tenté de te croire
fou, & de te faire enchaîner. D’abord, ton
audace d’interroger un Mollak, mérite seule la
bastonnade ; & ta présomption de vouloir
m’instruire, est quelque chose de si extraordinaire,
que si je n’écoutois ma clémence. . . . Mais je veux
bien t’aider à te détromper toi-même ; retourne à
ton Couvent, passe six mois dans la prière ; &
comme le principe de ton incrédulité est dans
l’habitude, & dans le goût exclusif qu’elle t’a
donné pour les blanches, élève ton cœur vers le Prophête, abstiens-toi des femmes ; &
au bout de six mois, use de la recette que tu as eu
l’impertinence de me donner au sujet de Valmire,
Zémide & Zulmé ; & si dans ce temps tu
persistes encore dans ton obstination, je te livre
au Muphti, qui ne sera pas aussi clément que moi.