Le Spectateur français ou Journal des Mœurs: No I.
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Nivel 1
La Mère jalouse, Seconde Partie.
De la Gazette d’Agriculture;
Fin du No. I.
Nivel 2
Nivel 3
Relato general
La Marquise emmena Eumélie
dans une Terre, où depuis dix ans, ni elle ni son mari
n’étoient allés. Le caractère doux & caressant
d’Eumélie, la fit adorer dans sa retraite ; la hauteur
de sa mère attira tous les cœurs à sa fille ; il y avoit dans cette Terre un Fermier, dont la
famille remontoit à un temps immémorial ; Félicité, la
fille du Fermier, étoit de l’1age d’Eumélie ; elle avoit
passé quelque temps au Couvent, & par les soins de
son père & du Curé, son éducation la mettoit au
niveau des filles d’un état distingué, Eumélie la prit
en amitié. La Marquise n’avoit gardé aucuns des
domestiques qu’elle avoit à la Ville, afin d’ôter toute
ressource au Chevalier ; elle prit Félicité auprès
d’elle pour lui faire compagnie. Les premiers jours se
passèrent à recevoir & à rendre visites des
Gentilhommes du voisinage & de leurs femmes. Eumélie
les charmoit tous par sa douceur, & tous
les éloges étoient pour elle ; on ne cessoit de
féliciter la Marquise d’avoir une fille aussi aimable.
Elle en étoit désolée ; aussi prit-elle le parti,
lorsqu’on entendoit arriver quelqu’un, d’envoyer à la
promenade Eumélie & Félicité. La confiance s’étoit
établie entre ces deux jeunes personnes. La solitude
& le besoin d’aimer sont ennemis de l’orgueil des
rangs. Eumélie étoit triste ; Félicité cherchoit à la
distraire, le mot d’amant lui échappa ; Eumélie en
soupirant lui demanda si elle avoit jamais aimé. J’aime,
reprit Félicité, & je fais tout mon bonheur de ce
sentiment ; mes parens m’ont destinée à un jeune homme
de ce Village, que les siens ont envoyé à
Rouen pour y apprendre le commerce ; il vient de s’y
établir, & j’espère que notre mariage ne tardera pas
à se conclure. = Dans quel quartier est-il établi ? =
Assez près de votre Hôtel. = Lui écrivez-vous
quelquefois ? = Le plus souvent qu’il m’est possible. =
J’ai vu souvent chez ma mère un jeune Officier, dont la
connoissance pourroit être utile à votre amant. Il est
estimé de son Corps, peut-être trouveroit-il le moyen de
lui procurer un débit considérable de ses marchandises.
= Vous êtes si bonne ! Si j’osois vous prier de me
donner un mot de votre main pour cet Officier ; Robert
& moi vous aurions bien de l’obligation.
= Non, je n’écrirai point ; ma mère le trouveroit
mauvais ; tout ce que je puis faire, c’est de vous
dicter un billet que vous enverrez à Robert, je vous
ponds que cela suffira. Félicité avoit dans sa poche une
lettre toute prête pour Robert. Elle alla chercher tout
ce qu’il falloit, & elle écrivit, sous la dictée
d’Eumélie, ces mots sur un billet séparé :
« Mademoiselle Eumélie, notre jeune Maîtresse, que sa
mère a conduite ici depuis huit jours, m’assure que M.
le Chevalier d’Orgeval, Capitaine au Régiment de * * *
vous procurera un débit considérable ; allez le voir,
& remettez-lui ce billet, qu’elle m’a
fait écrire sous ses yeux ». Eumélie recommanda à
Félicité le plus grand secret à l’égard de sa mère : ce
secret fut gardé ; mais il enflamma la curiosité de la
jeune amante de Robert : elle ne douta point que l’amour
n’entrât pour beaucoup dans ce mystère ; elle attendit
la réponse pour établir ses conjectures. Robert ne la
fit pas long-temps languir : il la prioit de remercier
Eumélie de la connoissance qu’elle lui avoit procurée ;
il parloit du jeune Officier avec une espèce
d’enthousiasme : Il m’a dit, disoit Robert, rendu le
marchand le plus accrédité de la Ville : il s’est
employé avec un tel zèle, que je suis obligé de renouveler ma boutique. Jamais je n’ai connu
d’homme plus aimable. Il paroît avoir un fond de
tristesse, qui m’a touché jusqu’aux larmes ; il m’a tant
intéressé par son honnêteté, par sa douceur, qu’il n’y
auroit rien que je ne fisse pour adoucir ses peines, si
elles m’étoient connues. Il m’a fait mille questions sur
la situation & les environs du Château. Voilà un
billet qu’il a écrit à la hâte, & qu’il m’a prié de
vous adresser pour Mlle Eumélie. Félicité profita du
premier moment pour lire à Eumélie l’article de la
lettre de Robert qui la concernoit. Eumélie étoit dans
la plus vive agitation ; elle prit le billet, & il
lui fut impossible de retenir ses larmes.
Félicité pleuroit avec elle. Eumélie touchée de son bon
cœur, lui ouvrit le sien, lui avoua que d’Orgeval étoit
son amant, lui raconta tout ce qui s’étoit passé ; la
Lettre calomnieuse qu’on avoit écrite à sa mère contre
le Chevalier ; l’impossibilité où on le mettoit de se
justifier. Je ne sais, disoit-elle, si ma mère est bien
persuadée qu’il est coupable, ou si c’est un prétexte
pour empêcher un mariage auquel elle a consenti ; mais
je n’ai d’autre espoir que dans le retour de mon père. O
ciel ! s’écria-t-elle, après avoir lû le billet ; il me
marque que Robert compte venir ici passer deux jours,
& qu’il espère que ce jeune homme
voudra bien lui permettre de l’accompagner sous un habit
emprunté. Ma chère Félicité ! je suis perdue si ma mère
pénètre ce mystère. Soyez tranquille, lui dit Félicité,
Madame ne saura rien ; Robert & moi le cacherons si
bien, qu’il n’y aura que nous du secret. Robert vint en
effet, ses parens demeuroient dans un Village au-delà du
parc ; il fit passer le Chevalier pour un de ses amis du
même état que lui. Félicité avertit Eumélie de son
arrivée. Eumélie lui fit dire de se trouver à l’endroit
du parc que Robert lui indiqueroit, à l’heure où elle
prévit que sa mère lui permettroit d’aller à la
promenade. Tout réussit au gré de leurs
vœux. Elle s’évanouit en appercevant le Chevalier, dont
les pleurs lui rendirent l’usage des sens. A peine, dans
cette première entrevue, eut-elle le temps de
l’instruire des dispositions de la Marquise, & de la
lettre fatale qu’on lui avoit écrite. C’est une calomnie
atroce s’écria-t il ; si je connoissois le téméraire !
. . . Eumélie, vous n’avez point ajouté foi à ces
impostures ? Eh ! plût au ciel ! s’écria-t-elle,
qu’elles n’eussent pas fait plus d’impression sur
l’esprit de ma mère ! Elle ne les croit pas plus que
vous, reprit-il, mais elle s’en sert pour nous
persécuter. Il lui seroit si aisé de s’éclaircir ! Je
lui ai écrit plusieurs fois, elle n’a
jamais daigné me répondre. Félicité qui étoit aux
aguets, vint les avertir qu’elle avoit vu la Marquise
sortir du Château ; Eumélie n’eut que le temps de dire
au Chevalier, de se trouver au même endroit le
lendemain, à la même heure. Elle prit le bras de
Félicité ; elles passèrent par une allée détournée,
& gagnèrent le côté du parc où la Marquise devoit
passer ; elle s’assirent sur un banc de gazon. Eumélie
tira un livre de sa poche, & faisant semblant de
lire tout haut. Conviens, ma chère Félicité,
disoit-elle, que c’est une triste chose que d’être
forcée de tromper sa mère. Mais puis-je garder le
silence sur les horreurs dont on accuse le Chevalier ? Ne seroit-ce pas me rendre complice
de ses calominateurs, moi qui suis l’objet & la
cause des persécutions qu’il essuie. Lorsque la Marquise
fut plus à portée, elles se levèrent & allèrent la
joindre. Le lendemain le Chevalier vint au rendez-vous ;
leur entrevue fut plus tranquille & aussi heureuse ;
les amans se firent leurs adieux, car Robert devoit
partir le lendemain. Le Chevalier promit de revenir,
& de faire annoncer son arrivée par Robert. Il
trouva à son retour à Rouen, une Lettre du Marquis de
Prémont ; il lui apprenoit que son absence seroit encore
d’un an, & qu’à son arrivée il l’uniroit avec Eumélie ; il lui faisoit part des réponses
satisfaisantes, qu’il avoit reçues au sujet des
accusations qu’on avoit faites contre lui. Quoique la
Marquise eût pris les plus grandes précautions pour
qu’on lui remît les Lettres adressées à son époux, elle
ne put empêcher que le Directeur de la Poste, qui avoit
des ordres particuliers du Gouvernement, n’envoyât
directement au Marquis tout ce qui lui seroit adressé.
D’Orgeval écrivit à la Marquise, & lui fit part de
son triomphe ; il lui demandoit la permission d’aller
lui-même porter la Lettre du Marquis, & effacer les
impressions que la calomnie pouvoit avoir laissées dans
son esprit & dans celui d’Eumélie. La
Marquise lui répondit froidement qu’elle étoit flattée
de sa justification ; mais que ni elle ni sa fille ne
jugeoient à propos qu’il se donnât la peine de venir :
il étoit plus décent, disoit-elle, d’attendre patiemment
le retour du Marquis. Elle se garda bien de dire à
Eumélie que le Chevalier lui eût écrit, & qu’il fût
justifié ; elle ne l’apprit que par le Chevalier même,
qui se rendit quelques jours après, au lieu de leurs
entrevues secrettes. L’habitude enhardit. Ce qui
paroissoit d’abord dangereux & difficile, ne paroît
plus qu’un jeu dès qu’on y est accoutumé. Le Chevalier
se rendit au parc sans Robert, &
Eumélie ne s’y fit point accompagner par Félicité. Le
Chevalier assuré de l’aveu du Marquis, déploroit son
absence. Eh ! pourquoi, disoit le Chevalier, ne pas
terminer un hymen qu’il desire, & auquel son épouse
a consenti ? Au Tribunal des Loix, votre mère ne seroit
pas la maîtresse de révoquer son consentement. La foi
que nous nous sommes donnée l’un à l’autre, à la face du
ciel & de nos parens, ne sommes-nous pas résolus de
la conserver l’un à l’autre aux dépens, & jusqu’au
dernier de nos jours ? Époux par le cœur, par des
sermens mille fois répétés, quelle union peut être mieux
cimentée ? Quel vain scrupule nous arrête ?
Eumélie rougissoit, pressoit la main caressante du
Chevalier en la repoussant. Eumélie, reprenoit-il, qui
sait si ton impitoyable mère ne te destine point à un
autre ! Qui sait si ce n’est pas le véritable motif de
ses délais ? Non, dit-elle, il n’y a pas de puissance
sur la terre assez sacrée, pour me faire manquer à mes
sermens. Je les renouvelle ici en présence du ciel &
de mon époux. Le Chevalier mit un genou à terre, prit la
main d’Eumélie, & prononça avec elle le serment de
l’hymen. Ma chère Eumélie, lui dit-il, crois-tu que ces
sermens soient un titre pour ta mère, & qu’elle ne
regardera pas comme un vain parjure d’amour, l’infidélité à laquelle elle voudra te forcer ;
& toi-même, pourrois-tu opposer à ses ordres, la
sainte horreur de l’adultère ? Eumélie, tu m’entends ;
tu rougis ; je vois couler tes pleurs. Adieu, songe que
ta fausse délicatesse peut nous perdre. Non, cher époux,
lui dit Eumélie en l’embrassant, non, ne crains rien,
compte un peu plus sur mon courage. Ma mère ne m’a
encore laissé entrevoir aucun dessein de me marier. Je
sais que ce qu’elle craint le plus, est de se voir
grand’mère : peut-être cherche-t-elle moins à rompre
notre mariage, qu’à le différer. L’ambition la domine ;
mais l’idée de voir les attentions de ses amis se
tourner vers une jeune épouse, est pour
elle un supplice insupportable. Le Chevalier soumis aux
volontés d’Eumélie, content du titre & du nom
d’époux, se retira ; mais quatre jours après il reçut
par Robert, une Lettre remplie d’alarmes, par laquelle
Eumélie le pressoit de venir plutôt. Il se rend au parc
avec précipitation. Eumélie avertie & guidée par
Félicité, accourt avec l’air du désespoir.
Le Chevalier connoissoit Roxas ; il consola
Eumélie ; jamais, dit-il, Roxas ne sera un obstacle pour
nous. Eumélie ne pouvoit se rassurer. Quoi ! l’on nous
sépareroit ! s’écria-t elle, ah ! cher époux, que
deviendrons-nous, si le Minsitre . . . A ces mots
Eumélie tomba comme évanouie dans les bras du Chevalier,
qui la pressoit contre son sein ; leurs pleurs ne
formoient plus qu’un même ruisseau ; leurs genoux
défaillans ne purent les soutenir plus long temps.
Cruelle mère, s’écria Eumélie au milieu de ses
transports, & vous pourriez donner un rival à mon
époux ! . . . Le Chevalier l’étoit en effet. L’effroi
d’Eumélie, l’idée de Roxas, la livrèrent à
la tendresse du Chevalier, ils répétèrent leurs sermens
au milieu des plaisirs & des alarmes, & l’amour
y mit le sceau. Il fallut se séparer ; mais ils ne
rougirent point en se quittant ; l’innocence de leur
amour ne leur permit de songer qu’au moment où ils se
reverroient. Le Comte de Roxas revint le lendemain ;
& comme il osa parler d’amour, Eumélie lui dit avec
fermeté, vous n’ignorez pas, Monsieur, que j’aime le
Chevalier d’Orgeval, votre ami, & que nous nous
sommes promis d’être à jamais l’un à l’autre ; mais ce
que vous ignorez peut-être, c’est que lorsqu’Eumélie a
donné sa foi, aucune crainte ne la forceroit d’y manquer. Vous êtes parent d’un grand
Ministre ; ma mère m’a menacée de son courroux, si je
refusois de vous épouser. Je vous déclare que ce projet
ne s’accomplira jamais. Vous pourrez me rendre
malheureuse, mais jamais infidèlle. A présent, Monsieur,
si vous avez assez peu de délicatesse, vous pouvez
persister. Je suis déterminée à tout souffrir plutôt que
de manquer à mes devoirs ; & celui d’aimer le
Chevalier en est un si sacré pour moi, que je ne m’en
croirois pas dégagée par son inconstance même. Le Comte
de Roxas, loin de se plaindre, loua la fermeté
d’Eumélie, & lui promit non-seulement de ne plus lui
parler de son amour, mais de favoriser
celui du Chevalier. Il eut cependant l’imprudence de
dire à la Marquise, en prenant congé d’elle, qu’il n’y
avoit pas beaucoup à compter sur les conseils qu’elle
donnoit à Eumélie, & qu’elle pouvoit se dispenser
d’aller plus loin. Dès qu’il fut parti, cette femme
absolue & vaine, humiliée de ses reproches,
s’emporta contre sa fille, qui embrassoit envain ses
genoux. Félicité n’obtint rien cette fois ; Eumélie fut
renfermée dans une tour du Château. Roxas apprit ces
mauvais traitemens par le Chevalier même, qui, instruit
par Robert, alla lui demander raison. Roxas lui avoua
que séduit par les espérances de la
Marquise, il s’étoit prêté à ses vues, lorsqu’il croyoit
qu’il étoit encore temps de rompre un mariage, qu’elle
lui avoit fait regarder comme un projet éloigné ; mais
qu’il avoit assuré Eumélie, qu’il ne porteroit pas plus
loin ses prétentions, & qu’il étoit disposé à
seconder son amant. La Marquise, ajouta-t-il, m’a
compromis d’une manière indigne. Mon Intendant m’a
appris que sous mon nom, elle l’avoit engagé d’écrire
une lettre à mon adresse, remplie de calomnies contre
vous. . . Quoi cette lettre funeste, s’écria le
Chevalier, cette lettre qui me cause tant de maux, est
de votre Intendant ! ô ciel ! . . . Alors Roxas lui
raconta comment la Marquise, sous prétexte
d’avoir un détail de ses biens, lui avoit fait écrire un
billet à l’Intendant, dans lequel il lui recommandoit de
faire tout ce que la Marquise lui prescriroit, &
comment cette femme perfide s’étoit servie de cet ordre
pour l’obliger d’écrire conformément au modèle qu’elle
lui avoit envoyé. Dès que j’ai su cette intrigue, ajouta
Roxas, j’ai écrit à mon Intendant, (& je ne puis le
blâmer, puisqu’il n’a agi en apparence que par mes
ordres.) Il m’a renvoyé le modèle écrit de la main de
cette furie, & le voilà. Roxas fut au désespoir,
lorsqu’il apprit les suites de cette fausse lettre ; il
en demanda mille fois pardon au Chevalier, & partit sur le champ pour délivrer Eumélie.
Madame, dit-il à la Marquise, vous m’avez indignement
trompé, lorsque vous avez profité de l’aveu que je vous
ai fait de ma passion, pour me persuader que votre fille
& le Chevalier ne s’aimoient que foiblement, &
qu’il ne falloit qu’éloigner votre époux, pour faire
changer Eumélie ; vous m’avez fait servir votre haine,
quand vous me flattiez de servir mon amour ; mais quel
art détestable n’avez-vous pas mis, à me rendre le plus
coupable des hommes, sans que je pusse me douter du
crime ? J’ai le modèle de la lettre que vous avez fait
écrire par mon Intendant. Je le garde pour le montrer au Ministre, si vous persistez dans la
tyrannie que vous exercez contre Eumélie & le
Chevalier. Il faut leur rendre, non votre amitié, car ce
sentiment vous est étranger, mais la permission de se
voir, comme ils se voyoient sous les yeux d’un père
respectable. La Marquise étoit consternée, elle sentit
qu’il ne tenoit qu’au Comte de Roxas de la perdre ; elle
se soumit à tout ce qu’il exigea. Eumélie parut, le
Comte lui demanda pardon, & lui promit de ne plus
l’importuner de son amour. Il la rassura sur les ordres
du Ministre, trop juste pour rien exiger qui fût
contraire aux vœux du Marquis. Enfin le
Comte profitant de la crainte qu’il avoit inspirée à la
Marquise, la fit consentir à recevoir le Chevalier. Non,
Monsieur, lui dit Eumélie, si la vue du Chevalier
chagrine ma mère, qu’il ne paroisse point, j’y consens.
Je me prêterai à tous les sacrifices qui dépendront de
moi ; mais violer mes sermens ! ma mère, ne mettez point
vos bontés à ce prix. Eumélie étoit aux genoux de la
Marquise, qui dissimulant son dépit, la releva, &
l’assura qu’elle ne s’étoit opposée à l’amour du
Chevalier, que par amitié pour elle, que parce qu’elle
avoit cru trouver dans le Comte un meilleur parti ; mais
qu’enfin puisqu’elle & son amant
persistoient dans leurs sentimens, elle alloit charger
le Comte d’une Lettre pour lui. Elle écrivit du ton le
plus affectueux ; deux jours après le Comte de Roxas
amena le Chevalier, & la Marquise le reçut avec
l’apparence de la sincérité. Eumélie parut embarrassée ;
mais sa mère fut la première à les tirer de peine.
Eumélie & le Chevalier ne manquèrent pas d’aller se
promener dans le parc ; & quoique sous les yeux de
Roxas & de la Marquise, ils tournèrent leurs regards
vers le berceau qui recéloit leur lit nuptial ; ils
l’entrevirent & ils soupirèrent. Depuis ce jour, le
Chevalier alloit librement chez la
Marquise, Eumélie & lui se flattoient qu’elle ne les
persécuteroit plus. Ils n’attendoient que le retour du
Marquis pour être unis ; mais lorsqu’il y pensoit le
moins, le Chevalier reçut de son père l’ordre le plus
formel de venir le joindre. Il en fut au désespoir ;
mais il fallut obeir. Son père, pour lui ôter tout
prétexte, avoit sollicité un congé & l’avoit obtenu.
Eumélie en fut consternée : le Chevalier l’assura que
son absence ne seroit que de peu de jours ; ils se
séparèrent avec cette douleur stupide qu’imprime, dans
les premiers momens, la mort de ce que l’on aime.
Eumélie passoit les jours & les nuits
dans les larmes : elle fut un mois entier sans recevoir
des nouvelles du Chevalier, quoiqu’elle lui eût écrit
plusieurs fois ; comme il se méfioit de la Marquise, il
adressa enfin une lettre à Robert, qui la fit parvenir à
Eumélie : il lui marquoit que c’étoit la quatrième
lettre qu’il lui adressoit. Elle ne douta plus que sa
mère ne les eût interceptées. Il lui apprenoit qu’on
l’avoit accusé auprès de son père, de se livrer au plus
affreux libertinage, & Roxas de l’avoir entraîné
dans la débauche ; qu’enfin on avoit su si bien gagner
l’esprit de son père, qu’il étoit défendu au Chevalier,
par des ordres supérieurs, de rejoindre sa compagnie,
jusqu’à nouvel ordre. Eumélie se seroit
consolée, dans l’espérance que le Marquis à son retour
auroit fait révoquer cette défense ; mais Eumélie alloit
être bientôt mère : elle n’osa pas l’écrire au
Chevalier, de crainte que sa lettre interceptée, ne
confirmât son père dans ses soupçons. Elle fit voir la
lettre qu’elle avoit reçue au Comte de Roxas, qui ne
douta point que la Marquise ne fût l’auteur de la
calomnie. Il dissimula, il agit auprès du Ministre,
demanda le rappel de son ami, mais il éprouva de longues
difficultés. Cependant la grossesse d’Eumélie avançoit,
elle étoit près de son terme. Elle osa confier son état
au Comte. Il en fut alarmé. Il redoubla ses
soins pour obtenir le rappel, il en vint à bout ; il fit
partir un exprès pour annoncer au Chevalier qu’il étoit
libre & qu’il alloit être père : il lui recommandoit
de venir au plus vîte. Le Chevalier, pleinement
justifié, fit part à son père de sa situation, de celle
de Mademoiselle de Prémont, du caractère de sa mère,
& lui expliqua tout ce qui s’étoit passé. M.
d’Orgeval remonta à la source des avis qu’on lui avoit
donnés contre son fils ; il découvrit que toute cette
intrigue venoit de la Marquise, & il laissa partir
son fils ; mais le Chevalier arriva trop tard. Roxas
avoit senti tout le danger que couroit Eumélie, si elle
restoit plus long-temps avec sa mère.
Il chercha un asyle où elle pût faire ses couches en
sûreté. Il étoit lié avec Madame d’Ornal, ancienne amie
de la Marquise ; il lui raconta l’histoire d’Eumélie
& du Chevalier sans les nommer. Au seul récit elle
prit feu, versa des larmes, maudit la cruelle mère,
& fut la première à demander comme une grâce, de
pouvoir les servir. Il nomma la Marquise & les
amans, & son intérêt parut augmenter encore. Il fut
décidé que Madame d’Ornal iroit voir la Marquise, &
qu’elle l’engageroit à permettre à Eumélie de venir
passer quelques jours avec elle. Ce projet fut exécuté
avec le plus grand succès. Madame d’Ornal
étoit une de ces vieilles coquettes, qui ne pouvant plus
inspirer de l’amour par leurs charmes, s’en procurent
les plaisirs en les payant. Elle avoit des vues sur
Roxas que la passion du jeu réduisoit souvent à faire
argent detour. Aux attentions que Roxas avoit pour
Eumélie, elle imagina qu’on la trompoit, & que
l’enfant dont Eumélie étoit prête d’accoucher, étoit de
Roxas même. Sa jalousie lui fit naître des scrupules ;
elle regarda dès ce moment comme une trahison envers son
amie, l’asyle qu’elle prêtoit à sa fille : elle alla
consulter & porter de tous côtés les cris de sa
conscience alarmée, & le résultat fut qu’elle ne
pouvoit point garder Eumélie chez elle.
Roxas étoit désespéré. Cependant les momens devenoient
précieux : on fut obligé de recourir à une sage-femme,
chez laquelle Eumélie fut conduite de nuit. Sa douceur,
& l’espérance de voir bientôt le Chevalier, lui
faisoient supporter avec courage ces épreuves cruelles.
Elle comptoit sur le secret le plus profond envers ses
parens, & elle étoit assurée que le Marquis à son
retour légitimeroit tout. Mais la délicatesse & les
consultations de Madame d’Ornal, avoient fait passer son
secret de prude en prude ; elle n’avoit pas à la vérité
dit le nom d’Eumélie, mais elle avoit raconté son
histoire avec toutes ses circonstances.
Le hasard conduisit chez la Marquise une des femmes à
qui Madame d’Ornal l’avoit racontée. Parmi les anecdotes
de la Ville, dont elle lui portoit un ample recueil,
elle ne manqua pas de lui faire, dans le plus grand
détail, l’histoire d’une petite fille que Madame d’Ornal
avoit retirée par humanité : elle donna beaucoup
d’éloges à la conduite de cette vertueuse femme. Un
excès de charité, dit-elle, l’engage dans une
imprudence, elle retira la fille à l’insu de la mère,
qui est son amie, & qui ne se doute de rien. Sa
bienfaisance ne lui permit pas d’abord de voir l’outrage
qu’elle faisoit à l’amitié ; mais révoltée
par l’idée d’une perfidie, elle verse dans mon sein les
remords qui l’agitent ; je me mets à la place de la
mère ; je n’hésite point de faire sentir à Madame
d’Ornal toute l’horreur de son procédé, & je
l’exhorte de chasser au plus vîte une créature qui
portoit le scandale dans sa maison. Et où s’est réfugiée
cette malheureuse ? demanda la Marquise. On dit, reprit
la prude babillarde, que son amant l’a conduite chez une
sage-femme. La Marquise frémissoit à chaque mot ; dès
que cette femme fut partie, elle fit mettre ses chevaux,
& prit le chemin de la Ville. Elle se fit conduire
chez Madame d’Ornal, & du ton le plus
méprisant, elle lui demanda Eumélie. Madame d’Ornal
parut embarrassée. Épargnez-vous un mensonge, lui dit la
Marquise, je sais tout. Femme hypocrite, bienfaisante
par air, & méchante par caractère, vous ravissez une
fille à sa mère, par un zèle imprudent, & vous ne
prétextez de l’amitié pour l’une, qu’afin de mieux
déshonorer toutes les deux. Quelle est la sage-femme où
l’on a conduit Eumélie ? Réponds ou crains ma fureur.
Madame d’Ornal effrayée, eut la foiblesse de l’indiquer.
La Marquise y vole ; elle trouve sa fille dans les
douleurs de l’enfantement. Alors ne se connoissant plus,
elle s’élance sur elle, la saisit, la maltraite &
l’entraîne, malgré ses pleurs ; elle la
fait jeter dans sa voiture, & ordonna à la
sage-femme de la suivre ; elle eut la cruauté de
conduire sa fille mourante, souffrant les plus cruelles
douleurs, & à demi-nue, l’accablant d’injures
jusqu’à son hôtel. Le peuple qui l’avoit vu monter dans
sa voiture, la suivoit ; la fureur ne lui permit point
de voir l’indignation qu’elle excitoit autour d’elle.
Que ton Chevalier, disoit la Marquise à Eumélie, vienne
se féliciter avec toi de m’avoir trompée. Elle arriva à
son hôtel au milieu des huées ; elle maltraite encore
Eumélie, la précipite sur un lit, & la laisse avec
un domestique & la sage-femme. Eumélie
consternée, invoquoit la mort & son amant. Les
douleurs de l’accouchement suspendues la reprirent ;
mais ses forces épuisées prolongèrent son supplice ; il
fallut venir au secours de la nature, & jamais
enfant ne coûta plus de tourmens à sa mère. Eumélie le
prit dans ses bras malgré sa foiblesse, elle l’arrosa de
ses larmes ; mais l’impitoyable Marquise entre, le lui
arrache & le fit emporter, en accablant d’injures la
mère & l’enfant. Ce fut dans cette circonstance que
le Chevalier arriva à Rouen : il apprit une partie de ce
qui s’étoit passé ; il courut chez la Marquise, qui lui
fit refuser sa porte ; il lui écrivit la lettre la plus
touchante, il réclama son épouse ;
Roxas se joignit à lui, & la menaça de dévoiler son
caractère atroce à toute la terre : ces lettres ne
firent que l’irriter encore : elle remonta chez sa
fille, & se livra à de nouvelles fureurs. Eumélie
sans force, respiroit à peine. A peine put-elle lui dire
ces mots : « ô ma mère, je vais mourir ; puissent
expirer avec moi votre colère, & le remords de
m’avoir arraché la vie. La Marquise parut frappée ; les
murmures du Peuple dont elle avoit été instruite ; les
menaces de Roxas, l’idée du désespoir où la mort
d’Eumélie plongeroit le Marquis ; peut-être le spectacle
d’une fille unique mourante, semblèrent la
calmer ; un soupir & ces mots lui échappèrent :
malheureuse ! de quelle honte tu nous couvres ! Eumélie
profita de ce moment, elle saisit la main de sa mère. Si
mes forces me le permettoient, lui dit-elle, je me
jetterois à vos pieds ; pardonnez-moi une faute que ma
jeunesse, mon amour, approuvé par mon père, que la
crainte de me voir forcée de donner la main à un autre
qu’à celui à qui elle appartenoit, m’ont fait commettre.
Ma mère, pour réparer la honte de mon crime, pour votre
repos & pour le mien, accordez-moi une grâce :
hélas ! elle sera sans conséquence. Je mourrai
contente ; & si la nature vous
reprochoit un jour ma mort, vous vous consoleriez avec
l’idée d’avoir donné à votre fille toute la satisfaction
qui dépendoit de vous. La Marquise lui demanda ce
qu’elle exigeoit ; faite, lui dit Eumélie, que je meure
l’épouse du Chevalier. Ainsi tout sera réparé. Peu s’en
fallut que cette prière, accompagnée de larmes, ne
réveillât toute la fureur de la Marquise : elle se
contraignit ; songez, lui dit-elle, à vous rétablir, le
retour de votre père ne peut pas être éloigné ; alors je
vous promets que vous l’épouserez. Vous n’avez que trop
su rendre ce mariage nécessaire. Attendre le retour de
mon père ! reprit Eumélie, qui vit qu’il
n’y avoit plus rien à espérer. Ah ! ma mère, vous
m’offrez une grâce inutile. Celle que je vous demande
eût prolongé mes jours de quelques instans ; mais je ne
survivrai point à votre refus. Eumélie lui prit encore
la main, l’arrosa de larmes, la baisa, en lui disant
adieu : elle se retourna en s’écriant : Chevalier, tu ne
recevras donc pas mon dernier soupir, & elle expira.
Le Chevalier ne vouloit point lui survivre : on
l’empêcha d’arrenter à ses jours : Roxas alla se jeter
aux pieds du Ministre. La Marquise eut ordre de
retourner dans sa Terre jusqu’à l’arrivée de son mari,
& Madame d’Ornal fut renfermée dans un
Couvent. Le Chevalier obtint l’agrément de vendre sa
Compagnie, & il se retira du service & du monde.
Nivel 4
Elle lui raconta que Roxas,
conduit comme par hasard, étoit venu voir sa mère ;
il m’a témoigné, ajouta-t-elle, beaucoup d’amitié,
il a paru fort empressé ; moi que ne me méfiois de
rien, j’ai répondu à ses attentions le plus
honnêtement qu’il m’a été possible.
Nous nous sommes promenés ; il a profité d’un moment
d’absence de ma mère, pour me demander de tes
nouvelles, & m’offrir de te porter des miennes.
Il est parti ; nous l’avons accompagné jusqu’à sa
voiture, & je suis rentrée avec ma mère. Elle
m’a demandé ce que je pensois sur son compte ; il me
parôit aimable, lui ai-je répondu ; convenez,
a-t-elle ajouté, que c’est un autre homme que votre
Chevalier. Chacun a son mérite, ai-je répondu ;
d’ailleurs le Comte de Roxas est si jeune, qu’il ne
peut encore donner que des espérances. Voilà
pourtant le mari que je vous destine. Tout est
arrangé ; le Ministre, son parent, se
mêle de cette affaire ; au retour de votre père, il
doit lui en parler. Non, ma mère, lui ai-je répondu,
non, cet horrible projet ne s’exécutera point. Le
Chevalier a ma foi, mon père a reçu nos sermens,
vous les avez approuvés ; rien au monde ne peut me
forcer à manquer à mes engagemens. Réunissez votre
autorité & celle du Ministre, je saurai tout
souffrir, mais je ne changerai point. Ma mère s’est
emportée jusqu’à me maltraiter. Félicité est venue à
mon secours, & le bon sens de cette bonne fille
a plus fait sur l’esprit de ma mère, que mes larmes.
« Pourquoi, Madame, lui a-t-elle dit, devancer le temps. Il y a encore près d’un an à
passer avant le retour de M. le Marquis, si
Mademoiselle persiste, vous délibérerez alors sur ce
que vous aurez à faire : mais songez qu’il n’y a pas
encore deux mois que vous permettiez à Mademoiselle
Eumélie de se regarder comme l’épouse d’un autre ! »
Enfin, elle a fait consentir ma mère à me laisser
tranquille jusqu’au retour de mon père, à condition
que toutes les fois que le Comte de Roxas viendroit,
je le recevoirs avec les égards qui sont dus à un
homme de sa naissance & qu’elle m’a choisi pour
époux, & que je ne prononcerois jamais ton nom
devant elle.
Discours.
Nivel 2
Il n’y a pas aujourd’hui de vertu qui
n’ait ses hypocrites. Le monde est peuplé de faux généreux, de
faux braves, de faux honnêtes gens, de faux sages, l’un emprunte
le masque de la complaisance, pour mieux cacher l’envie de vous
tyranniser ; l’autre, celui de la discrétion, pour lire plus
facilement dans votre ame. Quoique l’orgueil aime à marcher à
front découvert, & qu’il soit très-gauche dans ses
déguisemens, il n’en est pas moins vrai que la fausse modestie
fait plus de dupes qu’on ne pense. Je l’ai souvent été des fripons & des faux honnêtes gens ; mais un
modeste orgueilleux ne me trompe guère. Je le pénètre d’un coup
d’œil, je l’attends de pied ferme ; & dans le moment même
qu’il croit que je vais être sa dupe, il est déjà la mienne. Je
capitule avec sa modestie, je caresse sa vanité, & le voilà
tout entier dans les filets où je seins de me laisser prendre.
Il n’y a pas de spectacle plus délicieux pour moi, qu’un modeste
orgueilleux, qui croit m’avoir séduit par une fausse bonhommie.
Comme il ne se doute pas que je l’aie découvert, il triomphe
tout à son aise dans son cœur ; il s’encense, il s’adore ; &
il y a cela de charmant avec lui, qu’au lieu que le
fripon méprise intérieurement sa victime, le modeste orgueilleux
chérit la sienne.
Retrato ajeno
Léonce a des
talens ; il est Poëte, Historien, bon Littérateur ; il a
obtenu des succès, & dans le grand nombre d’Ouvrages
qu’il a publiés, il en a qui ont passé chez nos voisins à la
faveur des traductions. Il y a quelques jours que je
rencontrai Léonce chez Philarque, avec Eudoxe, Cléon,
Théocrate & plusieurs autres, tous gens de Lettres ou
Artistes. On parloit des Arts ; la conversation étoit
générale : ce n’étoit pas tout à fait le compte de Léonce,
qui a la manie de vouloir qu’on ne s’occupe que de lui ;
aussi ne prenoit-il à tout ce qu’on disoit,
qu’un intérêt médiocre : Philarque parla de gloire & de
célébrité ; chacun convint de bonne foi, que la réputation
étoit l’encouragement le plus puissant du génie, & que
la plus étendue étoit la plus desirable. Théocrate propose
ce problême : On disputa long-temps ; enfin
la pluralité fut pour la célébrité présente ; & cette
opinion étoit fondée sur ce qu’il n’étoit pas possible qu’un
homme de génie jouît de son vivant, d’une si grande
célébrité, sans qu’il n’en passât une bonne
partie aux siècles à venir. Léonce, après avoir écouté
quelque temps sans rien dire, interrompit son silence par un
rire dédaigneux. Si Léonce n’eût rien ajouté de
plus, je n’aurois trouvé dans ses propos, rien que de
très-philosophique ; mais je le connois, ce
désintéressement me surprit. Vous en parlez fort à votre
aise, lui dis-je, vous qui n’avez rien à desirer, vous dont
les Ouvrages traduits en plusieurs langues, sont connus chez
l’Etranger comme dans votre Patrie. Ces sentimens me
parurent si modestes & si nobles en même temps, que je
ne pus m’empêcher d’en féliciter Léonce, & de
l’embrasser comme l’homme le plus rare que j’eusse jamais
connu.
Nivel 3
La jouissance
actuelle de la célébrité la plus étendue qu’il soit
possible, est-elle plus flatteuse que la certitude de
transmettre son nom & ses Ouvrages, à la postérité
la plus reculée ?
Nivel 3
En vérité,
dit-il, je ne conçois pas cette manie de célébrité dont
je vois tout le monde affolé. Qu’on cherche à être
estimé dans sa patrie & par ses contemporains, je ne
vois rien de plus juste ; c’est un sentiment naturel,
& le vœu de toute ame honnête. Je conçois même que
cette perspective de la postérité, a quelque chose de
flatteur & de séduisant, non pas pour nous, parce
que nous n’y serons pas pour recueillir ses éloges, mais
pous <sic> nos enfans ou nos neveux ;
un nom célèbre est un héritage précieux. On peut trouver
mille raisons pour justifier ce desir de transmettre son
nom & ses Ouvrages aux races futures ; & j’avoue
franchement que j’ai cette vanité-là comme un autre.
Mais je veux qu’on se borne à son pays ; car pour ce
desir immodéré, cette soif dévorante d’étendre sa
réputation aux quatre coins de l’Univers, de faire
parler de soi d’un pôle à l’autre, c’est ce que je n’ai
jamais pu concevoir. Jouit-on où l’on n’est pas, où l’on
ne sera jamais ?
Nivel 3
Si je n’étois connu dans les pays lointains,
reprit Léonce, que par des traductions, je ne le serois
pas du beau côté. On a la fureur de tout traduire
aujourd’hui, & de tout défigurer ; mais comme, grâce
au ciel, la langue Françoise est familière dans toutes
les Cours de l’Europe, c’est d’après moi qu’on m’a jugé.
Les traductions multipliées qu’on fait de mes Ouvrages,
ne seroient pas ce qu’il y auroit de plus flatteur pour moi, si j’étois sensible aux
éloges des étrangers ; mais ce qui pourrit faire tourner
toute autre tête que la mienne, ce sont ces lettres, ces
félicitations que je reçois journellement des Têtes
couronnées, & des plus grands Seigneurs. Eh bien,
mes amis, je vois tout cela avec la plus grande
indifférence. Rien ne m’ennuie comme une Excellence qui
croit me combler d’aise & d’honneur, en m’apprenant
que sa Souveraine a été fort satisfaite de la lecture de
mon dernier Roman, qu’elle en fait un cas tout
particulier ; & que, pour me donner une preuve de
l’estime qu’elle fait de ma personne, elle a donné ordre
au meilleur Peintre de faire & de lui
envoyer mon portrait. Un autre seroit au comble de la
joie ; moi, je bâille déjà des séances qu’il faudra
donner au Peintre chargé de la commission de m’ennuyer.
Une autre Excellence vient m’annoncer, de la part de son
Maître, qu’il a été charmé de mon dernier Poëme. Du Nord
& du Midi l’éloge fond sur moi J’en ai par-dessus la
tête. Vous croyez peut-être que j’en suis fort flatté :
Eh ! que m’importe à moi, qui suis à Paris, qu’on ne
prononce mon nom qu’avec une espèce de respect au fond
de la Sibérie, ou dans le Royaume des Algarves ? Je
m’embarrasse bien qu’un langoureux Sigisbé lise complaisamment mon Roman ou ma Tragédie à
la Signora une telle, dont jamais je ne recueillerai le
moindre soupir ; ou qu’une jeune Ladi <sic>, dont
je ne soupçonne pas l’existence, fasse l’honneur à mes
Ouvrages de les placer dans son boudoir, l’un au-dessus
de Clarice, & l’autre à côté de Milton. Tous les
jours on me rapporte de ces choses ; mais vous
conviendrez, mes amis, qu’une gloire qui est à mille
lieues de nous, est une triste gloire. Aussi, je vous
l’avoue, rien au monde ne m’ennuie tant que d’entendre
tous les jours bourdonner à mes oreilles ; « le Prince
un tel, qui vous regarde comme le plus grand penseur de
l’Europe, vient de placer votre buste dans
son cabinet, entre Homère & Bacon. Vous êtes en
regard avec Montesquieu, dans le Museum du Roi de * *.
Félicitez-vous, mon ami, au premier jour vous recevrez
un médaillon, où vous être représenté en Apollon,
dictant de nouvelles loix aux neuf sœurs ; c’est la
Reine de * * qui vous fait cette galanterie. Votre
dernier roman, traduit en langue Arabe, fait les délices
du sérail ; savez-vous qu’il est question d’ouvrir une
souscription en Ecosse, pour une édition de vous Œuvres,
des presses de Glascow ? » J’écoute toutes ces choses
comme si elles ne me regardoient pas. Je ne me soucie
que des éloges de mes compatriotes. Madame
de * * * me faisoit l’autre jour un crime de mon
insouciance, qu’elle honoiroit de l’épithete de
philosophique. Eh ! mon Dieu, Madame, lui disois je,
vous me faites un honneur que je ne mérite pas : il n’y
a, je vous jure, aucune philosophie à cela ; pas le
moindre mérite : voilà comme je suis né : je veux une
estime dont je puisse jouir, des éloges qui viennent
jusqu’à moi, & que je puisse recueillir quand bon me
semble : ceux de mes compatriotes sont de ce genre. Je
vous dirai confidemment, mes amis, que c’est un plaisir
que je me donne quelquefois. Vous savez que je fais tous
les ans un petit voyage, tantôt dans une
Province, tantôt dans une autre. J’arrive dans une
Ville, je vois un de mes drames affiché ; si ce n’est
pas le jour de mon arrivée, il est rare que la semaine
se passe, & je garde l’incognito, jusqu’à ce qu’on
me joue. Je cours au spectacle : la porte est assiégée :
on se presse, je me glisse dans la foule, & je
prends humblement mon billet de Parterre. Il faut en
convenir, c’est là que je jouis véritablement. Comme
personne ne me connoît, il m’arrive quelquefois de me
critiquer, de dire le plus de mal de moi que je puis ;
aussi-tôt mille enthousiastes prennent parti pour moi,
contre moi-même. J’insiste, on se fâche ;
je les pousse à bout, ils s’échauffent ; & j’ai vu
le moment où, si je ne m’étois découvert, je me serois
fait de fort mauvaises affaires. Il est vrai que dès que
je me nomme, les applaudissemens redoublent. Je conviens
que si quelque chose peut flatter un homme de génie,
c’est cette espèce de jouissance. Voilà, mes amis, la
célébrité que j’aime ; une célébrité circonvolante, si
je puis m’exprimer ainsi, une gloire de famille. Je
connois beaucoup de nos confrères qui se tracassent, qui
intriguent sourdement, qui font mille charlatanerics,
pour faire passer leur nom chez l’Etranger ; je sais
toutes leurs petites manœuvres ; en vérité je les plains d’avoir cette fantaisie. Si mon nom n’y
eût passé tout seul, à la faveur de mes Ouvrages, sans
autre recommandation que leur propre mérite, jamais il
ne me fût venu dans l’idée de me donner le moindre soin.
Du moins quand on borne sa réputation à sa Patrie, si
l’envie vient à l’attaquer, on est à portée de la
défendre. Mais puis-je savoir si à Archangel ou à
Constantinople, des cabales nationales, ne s’arment pas
contre un nom trop fameux ? Croyez-moi, vivons chez
nous, mes chers amis, concentrons notre réputation dans
notre Patrie. Si les Romains n’eussent jamais porté la
gloire de leurs armes hors de l’Italie, la République Romaine subsisteroit peut-être encore
dans toute sa splendeur. Le vrai plaisir & la vraie
gloire sont où nous sommes ; il n’y a rien pour nous, où
nous ne sommes pas. Je consens de tout mon cœur que
l’Univers m’oublie, pourvu que mes compatriotes me
conservent cette estime, dont ils m’ont donné des
témoignages si multipliés.
Cause célèbre.
Nivel 2
On distribue un Mémoire à consulter,
entre un Marchand commissionnaire de Bordeaux, & son
Correspondant au Cap. Il y a environ deux ans que le Marchand de
Bordeaux expédia une cargaison, avec cette Lettre que le
Correspondant rapporte.
La cargaison est arrivée à bon port ; le vin s’est trouvé
de la meilleure qualité, il a eu le débit le plus prompt. Le
Correspondant n’ayant pu se défaire des livres, les a renvoyés.
Le Marchand Commissionnaire refuse de les reprendre, &
soutient qu’ayant passé la mer, & subi la même épreuve, ils
ne doivent pas avoir un sort pire que le vin.
Nivel 3
Carta/Carta al director
« Monsieur, à la garde de
Dieu, je vous adresse, par le Vaisseau l’Amphibie,
Capitaine la Tourmente, deux cents muids de vin de
Bordeaux ; savoir, soixante vin blanc, & cent
quarante de rouge, & trente-six caisses de livres
nouveaux de France, estampés. Comme les vins de Bordeaux n’acquièrent leur degré de
perfection qu’à la cinquième ou sixième année, ou après
avoir passé les mers, j’ai expédié en même temps les
livres, afin que le tout vous parvienne bonnifié par le
trajet, & conformément à la facture ci-jointe de
votre très-humble & très-obéissant serviteur.
Extrait
De la Gazette d’Agriculture;
Paris, 14
Avril.
Nivel 2
Nivel 3
Les abricots, les pêches, &
généralement tous les fruits à noyau, ont beaucoup souffert
des gelées qui se sont fait ressentir au commencement de ce
mois ; on espère pourtant que tout n’est pas perdu : mais
les panaches & touffes de plumes de toutes espèce, qui
avoient résisté aux rigueurs du froid du mois de Janvier,
ont succombé aux gelées d’Avril. Ils ont presque tous péri,
de sorte qu’aujourd’hui à peine en a-t-on pu compter cinq au
Jardin du Palais Royal, six aux Tuileries, & quatre au
Concert Spirituel.
Discours.
Nivel 2
L’Histoire de notre Littérature a
beaucoup de rapport avec les différens âges d’un homme bien
organisé. Elle naquit sous François I, & conserva sous son
règne les grâces & les jeux naïfs de l’enfance ; elle les
conserva encore sous Henri II, jusqu’à Charles IX, qu’elle fut
abandonnée à elle-même ; son tempérament la sauva des dangers
dont elle fut environnée dans sa jeunesse, sou les règnes
suivans. Lorsqu’elle commença d’éclater sous Louis XIII, elle se
ressentoit des défauts que lui <sic> avoit
fait contracter sa mauvaise éducation : C’étoit un beau jeune
homme ; mais ses petits manières, sa coquetterie, sa fureur du
bel-esprit déparoient sa beauté. Son caractère reprit peu à peu
le dessus ; il se défit de ce goût des pointes qu’il avoit pris
de sa nourrices Italienne, de cet amour de l’hyperbole & de
l’exagération qu’il tenoit de ses bonnes d’Espagne. Sous Louis
XIV, c’étoit un homme fort & vigoureux, qui fixa sur lui
l’attention de l’Univers ; avec sa force il reprit toutes les
grâces qui l’avoient abandonnée depuis sa première jeunesse : il
se soutint dans son éclat jusques vers la fin du dernier siècle.
Notre Littérature déclina au commencement de
celui-ci : depuis quelques années elle est devenue si causeuse,
si sèche, si raisonneuse, qu’on ne peut guère se dissimuler
qu’elle ne commence à radoter. Quand je considère la lenteur de
ses progrès & la rapidité de sa décadence, il me semble que
sa vieillesse est un peu précoce, & qu’ainsi que les corps
graves, elle a mis beaucoup plus de temps à monter qu’elle n’en
met à descendre ; tant il est vrai que la nature a suivi la même
marche en tout, & qu’elle met des rapports visibles entre le
physique & le moral.