Citazione bibliografica: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Amusement LIII.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\053 (1749), pp. 450-456, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4233 [consultato il: ].


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Amusement. LIII.

Livello 2► La Bibliomanie est une passion, qui commence à gagner. Dans presque toutes les grandes Maisons, on bâtit un Cabinet pour la Bibliothèque. Les Livres sont dans l’Hôtel d’un Grand Seigneur un meuble presque nécessaire. Nous avons des Particuliers, qui, sans gout, sans jugement, en font un amas considérable ; l’un pour les faire rèlier proprement ; l’autre pour avoir toutes les Editions bonnes ou mauvaises du mème Livre bon ou mauvais : celui-ci pour aquérir la réputation d’homme curieux & sçavant ; celui-là pour décorer sa Maison ; presque personne pour les lire.

A quoi bon ces dépenses énormes en Livres ? La vie de vingt hommes des plus laborieux mise bout à bout ne suffiroit pas pour lire seulement ceux qui sont écrits sur l’Histoire Ancienne & Moderne. Que deviennent ces Bibliotéques nombreuses ? Ordinairement la pâture des vers. Un homme se sera presque ruiné à acheter des Livres : Ses Héritièrs, qui ne verront rien dans tout l’Hérédité de plus inutile que du Papier, les vendront à l’Epicier. Une collection de cent mille Ecus [451] ne leur produira peut-ètre pas cent mille Marks. Ils maudiront la savante extravagance de l’Acquéreur ; & peut-ètre auront-ils raison.

Car enfin, pourquoi amasser plus de Livres qu’on n’en peut lire ? Pourquoi voler à ses enfans un bien sur lesquels la Nature & les Loix leur donnent un droit incontestable ? Pourquoi acheter le mème ouvrage une centaine de fois ? Des Enfans, qui sont les Martyrs de la Passion Bibliomanique de leur Pére, ont, ce me semble, raison d’en murmurer. Le respect filial iroit-il jusqu’à bénir de véritables égaremens ?

Heureusement, cette maladie est plus rare quailleurs <sic> dans cette Ile fortunée, où

Livello 3► Vingt Muids de Vin rangés font les Bibliothèques. ◀Livello 3

Les Marchans Libraires, que gagnent-ils en comparaison des Marchans, qui vendent le petillant Champagne, le séduisant Bourgogne, l’étourdissant Côte-Roti ? Mais y pensé-je de mettre en parallèle les bons Vins & les bons Livres ; de comparer aux productions de la terre les productions du génie, aux délices des Gourmèts la nourriture des Sages ? Suis-je aux gages d’un Libraire ?

Racconto generale► « Pourquoi, disois-je à un de mes Amis, achetés-vous ce Livre ? Vous l’avés déjà ; & c’est la mème Edition. » « C’est, me répondit il naïvement, pour le rendre rare. » « Mais lui dis-je, pourquoi voulés-vous lui donner le mérite de la rareté ? » « Afin, répliqua-t’il, qu’il soit plus recherché & par conséquent plus cher. Mais pourquoi voulés-vous qu’il renchérisse ? Point de réponse. J’imagine que l’amour propre inspire ce sentiment. Mon Ami se disoit, ce qu’il n’osoit peut-ètre m’avoüer ; que sa Bibliothèque seroit plus estimée, si elle étoit remplie de Livres rares. ◀Racconto generale Ces Livres rares que sont ils ? Des Bouquins pour la plupart, auxquels le tems donne du prix.

Il est des gens, amoureux de leurs Livres ; mais amou-[452]reux à la Lettre. J’en ai vu pâlir en voiant leurs Livres entre les mains d’un homme qui les ouvroit trop ; essuïer avec leurs manchettes ceux qui étoient par hazard tombés par terre ; &, ce qu’on ne croira peut-ètre pas, leur adresser un petit discours fort pathétique, pour les consoler de leur chute. Un Hollandois ne seroit pas plus passioné pour une Piéce de Porcelaine ou pour un oignon de Tulippe.

Eteroritratto► Alidor va, tous les matins, faire un tour dans la Bibliothèque. La lit il ? Non ; cependant il l’augmente sans cesse : Le tout, pour avoir le plaisir de souhaiter réguliérement le bon jour à ses Livres. ◀Eteroritratto

Metatestualità► Il y a quelque tems qu’on m’écrivit une Lettre, qui trouve ici sa place naturelle. Elle est d’une jeune Demoiselle, qui a pris toutes les précautions possibles pour n’ètre pas connuë. ◀Metatestualità

Livello 3► Lettera/Lettera al direttore► Madame la Spectatrice.

« Jugés de la bonne opinion que j’ai de votre plume par la confidence que je vais vous faire. Depuis six mois, j’ai un Amant fort assidu à me faire la Cour ; je le reçûs avec distinction la premiére fois qu’il s’offrit à moi ; il m’étoit présenté par mon Pére, qui vise au Mariage. Je fus assés contente de ses soins, charmée de son esprit, ravie de sa figure ; car vous savés, qu’auprès des nous ce mérite-là est essentiel. Pour le bien, j’y vois de la convenance. Je ne balancerois pas à lui donner la main, si je n’avois découvert en lui une passion, qui, dans mon esprit, soupconneux parceque mon cœur est touché, pronostique des suites facheuses.

Cette passion est une maladie de l’Ame, qu’un savant Casuiste m’a nommé . . . . quel vilain nom lui a t’il donné ? . . . attendés ; c’est . . . . Bibliomanie. J’ai feuilleté divers Livres de Morale, pour y chercher quelque remède contre ce Vice : [453] je n’y ai pas mème trouvé le titre. Je vais vous en décrire historiquement les simtômes.

Dabord, c’est une curiosité extrème pour tout ce qui a l’air de Livres ; une envie démesurée d’en acquérir, bon ou mauvais, vieux ou nouveaux, connus ou non ; une attention excessive à en éxaminer la Marge, le nombre des Pages, les Caractères, ler <sic> Planches, & surtout la Table des Matiéres ; une espèce de Mélancolie à la vuë d’un Livre mal rèlié ; un air satisfait à la vuë d’une tranche bien dorée ; & ce qui s’ensuit. Voila, dirés-vous, une plaisante manie. eh bien ! mon Amant, oüi, mon Amant, tout sensé qu’il est, en est attaqué.

Eteroritratto► En entrant chés moi, il me salûra, & s’emparera d’un Livre, qu’il a vû mille fois : il me fera un compliment tendre, & m’échappera tout d’un coup pour se couler dans le Cabinèt de mon Pére. Il me demandera un baiser, & dans le mème instant un Roman qu’il m’aura prété. Je l’ai vû mille fois faire successivement les yeux doux à moi & à une belle reliûre de Maroquin.

Je me suis souvent broüillée avec lui à ce sujèt. Un jour que je me donnois le plaisir du raccommodement, il me disoit les choses les plus tendres, & me faisoit les plus fortes protestations de renoncer à cette passion en ma faveur. Déjà il me demandoit je ne sai quelles bagatelles à titre de gages de mon retour & d’assurances de son pardon : déjà après avoir résisté pour la forme, je lui accordois tout ce qu’il me demandoit, en lui faisant bien valoir ce que je brulois de lui donner : déjà il profitoit de ma tendre & raisonnée facilité, lorsqu’il apperçoit une de vos Feüilles sur un Guéridon voisin. Voilà mon homme qui perd le gout du plaisir. De mes Livres toute son Ame passe dans ses yeux : il regarde avec avidité, il prend la Feüille, me fait la mine par-[454]cequ’elle est pliée en deux, s’occupe à corriger le pli, & oublie dans cette belle occupation, que ma vertu ne tenoit peut-ètre qu’à ses desirs. Tant il est vrai que nous ne dépendons que d’un moment ! ◀Eteroritratto

Si cette scène me piqua, cela s’en va sans dire. Vous jugés bien, Madame, qu’il en est de ces situations comme des rendés-vous, qu’il nous est fort difficile de pardonner des froideurs à qui nous offrons des plaisirs, & qu’il nous semble que, quand un Amant n’entre pas dans nos vuës, nous sommes plus coupables que lorsqu’il est de moitié de nos foiblesses Je fus donc piquée & très piquée ; c’est la régle ; je n’en dis mot ; c’est la régle encore. Qu’aurois-je gagné par le dépit, par les reproches ? j’aurois éclairé mon Bibliomanique Amant sur mon désordre, que je reconciliai de mon mieux avec la décence.

Cependant, j’en ai encore le cœur gros ; &, ce que je ne puis taire, c’est que je me sens de tems en tems courroucée contre Aspasie ; car enfin, si vous ne vous étiés pas mèlée d’écrire, il n’y auroit point eu de Feüille sur le Guéridon ; & s’il n’y en avoit point eu, que vous dirai-je ? je n’aurois pas eu le chagrin de voir mes foibles appas exposés au mépris, & mon sisteme de coquetterie démonté. Mais je vous le pardonne. Tous les mecontens, que vous avés faits, ne seront pas de si facile composition, quoique peut-ètre leur mécontentement ne soit pas mieux fondé que le mien.

Je veux vous prier seulement de tourner en ridicule les personnes travaillées de cette maladie volontaire ; je dis volontaire, car je ne saurois m’imaginer, qu’elle ait un principe dans la nature des choses. Si mon Amant a du tendre pour moi, c’est qu’il me trouve jolie ; mais le chien de tendre qu’il a pour ses Livres, (qu’il ne lit, par parenthèse, [455] que fort rarement) comment l’expliquer ? Est-ce la couverture qu’il aime ? est-ce le papier ? sont-ce les caractéres ? certainement rien de tout cela ; car enfin, il n’est pas possible qu’on se passionne pour de la pure Matiére. J’aime ma chienne, parcequ’elle me caresse ; mais je ne m’aviserai jamais de donner quelques sentimens à mon fichu, à mon mantelet. Assurément il y auroit de la folie. C’est ce que j’ai dit cent fois à mon Amant : il est incorrigible ; je vous le livre, bien persuadée que vous vous égaïerés à ses dépens.

En cela, Madame, vous me rendrés un vrai service, s’il se défait de sa Marotte, s’entend. S’il ne s’en guérit pas, je serai malheureuse avec lui. Figurés vous, que vous ètes mariée avec un homme de ce genre. Au lieu de feüilleter vos coquets appas, il feüilletera un Livre : Vous irés au lit ; lui, il ira dans son cabinet attendre que vous soiés endormie ; vous lui demanderés le compte de la dépense de la Maison ; il vous présentera le catalogue de ses Livres ; vous lui en salirés un ; il sera de mauvais humeur jour & nuit ; un Paisan vous portera des Perdrix, & un Garçon Libraire un ouvrage nouveau : il refusera les Perdrix & achetera l’ouvrage. En un mot, de cette passion il résultera un très mauvais ménage.

Il me semble déjà voir mon Amant devenu mon Mari, m’enfermer sous la clé avec autant de soin qu’il enferme ses Livres ; ne me montrer qu’à ses meilleurs Amis ; ne descendre jusqu’à moi, que pour critiquer l’arrangement de ma parure, que pour me proposer pour modèle l’ordre simétrique de sa Bibliothèque ; ne me cajoller que méthodiquement. Il se plaint sans cesse, que ceux à qui il préte des Livres les ouvrent trop : Que je craindrois, qu’il ne soupçonnât, s’il me trouvoit par hazard dérangée, que ses Amis [456] ou les miens ne m’eussent trop ouverte ! Non ; s’il ne devient raisonnable sur cet article, je ne l’épouserai point.

J’aime mieux mourir Fille, & c’est dire beaucoup. Me conseilléries vous de me donner à un homme, qui me feroit essuïer à chaque instant tous les désagrémens de la jalousie, s’il m’aime autant que ses Livres, & toutes les froideurs de l’indifference, s’il m’aime moins, comme il y a apparence ? Moi ! j’aurois autant de rivales qu’il a de belles relieures ? Non ; je ne consentirai jamais aux desseins de mes Parens, s’il ne me fait la sacrifice de sa passion : je l’attends chés moi après diner ; Il faut que je lui mette le marché en main. Que je serai fachée, si l’amour ne le gagne pas ! il est & si aimable & si amié ! Je suis &c. »

Eudoxie. ◀Lettera/Lettera al direttore ◀Livello 3

Metatestualità► La Demoiselle, qui m’écrit cette Lettre, n’a t’elle pas un peu outré le ridicule de son Amant ? L’amour ne fait jamais des portraits ressemblans. Les tableaux auxquels il met la main sont toujours chargés. Je suis sure qu’Eudoxie est éprise de la plus vive tendresse pour le Cavalier dont elle vient de livrer la manie à mes réfléxions. Je la <sic> suis aussi, que ce defaut ne peut ètre si sensible & si choquant qu’aux yeux d’une Maitresse, qui s’interesse vivement à la perfection de l’objet qu’elle aime. ◀Metatestualità ◀Livello 2 ◀Livello 1