Référence bibliographique: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Éd.): "Amusement XLVII.", dans: La Spectatrice danoise, Vol.1\047 (1749), pp. 401-414, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4227 [consulté le: ].


Niveau 1►

Amusement XLVII.

Citation/Devise► Dela les Monts chacun veut être Comte ;
Ici Marquis, Baron peutêtre ailleurs :
Je ne sçai pas lesquels sont les méilleurs ;
Mais je sçai bien, qu’avecque la Patente
De ces beaux noms, on s’en aille au marché,
On reviendra comme on étoit allé ;
Prenez le Titre, & laissez moi la rente.
◀Citation/Devise

La Fontaine.

Niveau 2► Convenons-en ; nous avons dégénéré. Nos Péres, contents de la vertu, ne couroient point après les Titres. Ils laissoient cette manie à l’Espagne, à l’Allemagne, à la France. Sommes-nous les descedans de ces illustres & sages Danois, nous, qui, contents des Titres, ne courons point assurément après la vertu, nous qui nous piquons d’avoir en vanité ce qui nous manque en mérite ?

Anciennement, notre Noblesse ne se distinguoit que par sa valeur & par l’étenduё de ses Terres. Quoiqu’extrêmement jalouse de ses privileges, & attentive à les augmenter à l’élection d’un nouveau Roi, elle ne daignoit pas seulement penser aux titres. On sait, combien elle fût irrité de ce qu’Ulefeld étoit revenu dans sa Patrie Comte de l’Empire, & avoit par là porté atteinte au mepris qu’un Gentilhomme Danois devoit à ces frivoles honneurs. Cet heureux tems n’est plus. L’antique simplicité a disparu. On ne voit partout que Comtes & Barons. Qu’il en est, dont une Tortuё pourroit à son aise parcourir en un jour la Comté ou la Baronie ! Je suis bien surprise, que nous n’aîons pas donné dans la fureur du Marquisat. Il ne nous manque en vérité que ce ridicule. Patience ! il viendra bientôt nous saisir. [402] Un homme de qualité, dont la Noblesse se perd dans l’obscurité des tems, & dont les aieux sont celébres dans l’Histoire, ne peut d’ordinaire soutenir le grand nom qui lui a été transmis. Pour suppléer à son incapacité, il allonge du titre de Comte, que ses Ancêtres avoient méprisé, parce qu’il étoit inutile à leur gloire. La véritable grandeur est antérieure aux Titres, qui ont extrêmement dégénéré de leur institution primitive. Dabord, ils fûrent la récompense du mérite, ensuite ils devinrent l’appui de la faveur, enfin ils sont devenus le trophée d’un amour propre fainéant.

Le Bourgeois, vrai singe du Noble, le copie en ceci. Rester éternellement dans la médiocrité, cela est ennuїeux ; en sortir par son mérite, cela est difficile & pénible. Il est une voїe plus courte. Il n’y a qu’à se (*1 ) caractériser. Il est vrai, que ma Cuisine en ira plus mal ; mais aussi mon nom en sera plus long, & ma personne plus profondement saluée. Tirons-nous de la foule ; sortons de l’obscurité : devenons un diminutif de Seigneur. Voilà comme on raisonne. Là-dessus, sollicitations sur sollicitations, requête sur requête. La Cour accorde enfin. C’est un malade, dont elle guérit l’imagination blessée. Voilà mon homme ravi, charmé enthousiasmé. Plus de liaison avec ses anciens Amis. Son titre a changé ses inclinations. Il ne connoit plus son voisin Gunter, qui plie boutique & devient son égal, en sortant de la crasse par les mêmes moїens.

Quel est le sens d’un Placèt, tendant à obtenir un titre honorifique ? Le voici au naturel. « Sire ! j’ai amassé quelque bien à duper le Public dans mon petit Négoce. Je n’ai pas assez de bon sens pour vivre avec plaisir dans l’état où je me suis enrichi. Votre Majestè voudroit elle me faire la grace de me métamor-[403]phoser en homme respectable ? j’en vois tant, qui sont respectés, quoiqu’ils ne vaillent peut être pas plus que moi ! Daignez donc, vû que l’Argent est bon Gentilhomme, me permettre de ne plus travailler au bien public, de mépriser mes égaux, dérompre <sic> le fil de ma fortune, d’envoїer ma famille à l’hôpital sur les aîles de l’orgüeil, d’être ce que je ne suis ni ne peux être &c. »

Niveau 3► Exemplum► Aléxandre le Grand ordonna aux Spartiates de l’honorer comme fils de Jupiter Ammon ; Ces graves Républicains ne pûrent tenir leur serieux, en délibérant sur cette affaire. «  Il veut être Dieu, dirent-ils, eh bien ! qu’il le soit ! » De même le Prince, sans cesse importuné : « ils veulent, dit il, être Conseillers, eh bien ! qu’ils le soient hors de mon Conseil. » Conseillers de commerce, conseillers de justice, Conseillers d’êtat, &c. quels titres Pompeux ! Sa Majestё se suffit à elle même ; Ils sont simplement Titulaires. Quels titres frivoles ! ◀Exemplum ◀Niveau 3

Les Parvenus sont ordinairement fiers & intraitables. Quel est cet homme distrait, quand il faut rendre un salut ; brusque, quand on le contredit ; qui conteste le pas avec opiniatreté ; à l’anti-chambre duquel il faut se morfondre, avant que d’être introduit ? C’est un Ex-laquais. Il oublie qu’il est né Paїsan. Après cela, étonnez-vous qu’un Seigneur de la vieille roche oublie qu’il est homme.

Niveau 3► Récit général► « Quoi ? Est-ce ainsi qu’on traite les personnes de ma sorte ? Est-ce à moi qu’on ose faire un pareil affront ? Est-il permis de violer ainsi les ordres du Roi ? Me connoit-on bien ? » disoit un homme à qui un Officier n’avoit point accordé, par inadvertance, le salut de la Garde. « C’est précisément parceque je ne vous ai pas reconnû, repliqua l’officier. Puis-je déviner ? Si Vous aviez orné votre carosse de deux tonneaux de biére, je me serois rappellé, qu’avant-hier Brasseur, Vous étes aujourd’hui Conseiller de Justice : Mais le moien quand vous ne daignez pas aider un peu ma mémoire ! »

[404] Notre homme, honteux & confus,
Jura, mais un peu tard, qu’il ne se plaindroit plus. ◀Récit général ◀Niveau 3

La leçon du Militaire étoit, à mon gré, plus utile, que son salut n’eût été honorable. Il n’en fût pourtant pas remercié. L’ingratitude !

Niveau 3► Hétéroportrait► Place, place. Laissez passer Monsieur le Conseiller. Quoi ? ce petit homme, que j’ai vû cent fois dérrière un Carosse, est aujourd’hui dedans ? Il est donc décidé qu’on doit être éclaboussé par des faquins. Eh ! oüi. Ces faquins font fortune, s’élevent à force de ramper, & la fortune ne va guére à piè, & sans titre honorifique. Ses bassesses lui ont acquis le droit de s’enorgüeillir. Son élevation n’a pas été rapide. Il a passé par tous les degrés. Mais à mesure qu’il montoit à un degré plus haut, il oublioit le degré inférieur ; & d’oubli en oubli, il ne sait plus ce qu’il a été. Il ne sait pas mème qu’il n’est aprésent <sic> qu’un Fat. Son titre le masque à ses yeux, & lui dérobe toutes les vérités humiliantes. ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Qui cherche à s’illustrer par cette voïe, n’est pas en vérité fort délicat sur l’honneur, sur la véritable gloire. La Patente qu’il reçoit prouve moins son mérite que sa folie. Un tems viendra, qu’on guérira de ce préjugé, & qu’on lui en substituera un autre, vraisemblablement aussi ridicule. Ainsi va le monde. Une sottise est chassée par une autre sottise, qui, à son tour, est remplacée par une nouvelle. A proprement parler, nous ne revenons jamais de nos égaremens, nous ne faisons qu’en changer, & les derniers renchérissent toûjours sur les premiers. Notre amour propre, conseillé par notre inconstance, se tourne sans cesse vers de nouveaux objèts.

Niveau 3► « Je veux, disoit le Cardinal Mazarin, multiplier si fort la dignité de Duc & Pair, qu’il sera honteux à un homme de qualité de l’étre, & honteux de ne l’étre pas. » ◀Niveau 3 Certains titres sont tellement avilis parmi nous, que je ne désespère pas de voir un [405] tems, où ils seront autant méprisez, qu’ils sont aujourd’hui courus. Ce tems n’est peut être pas si éloigné qu’on pourroit l’imaginer. Un Jeune Seigneur ne daigne plus a présent être Conseiller d’Etat, quoique nos meilleurs familles commençassent autrefois par là leur entrée dans les Charges. Combien de Bourgeois ne se croiroient pas assez honorez du titre de Conseillers de Commerce ? Que résultera t’il de cette indifférence pour tout ce qui est commun ? La prodigalité des titres plus relevés. Les Excellences ne seront pas plus rares ici, qu’elles le sont à Bruxelles, où tout Marchand est traité au long & au large d’Excellentissime Seigneur. Dans la suite cette dénomination sera peut être une injure. Que savons nous ?

Que les tems sont changez ! François I. n’étoit traité que d’Excellence. Frédéric III. n’eût pas un autre titre, quand, il fût proclamè Roi. Des-que les Monarques eûrent pris celui de Majesté qui leur convenoit, les petits Princes ne voulûrent point leurs restes, ils s’arrogérent celui d’Altesse, les sujèts se jettèrent sur celui de Grandeur & d’Excellence, qu’ils laisseront, pour prendre celui de Majesté, quand il plaira aux Rois de ressusciter le titre de Divinité, que les Empereurs Chrétiens s’attribüoient.

« Où est votre Marquisat, disoit une Duchesse de Savoie à un François, soi-disant Marquis ? » « Madame, lui répondit il, il est dans votre Roїaume de Chypre. » Où est vôtre Comté, peut on demander à bien de nos Comtes ? Peuvent ils répondre, sans recourir aux espaces imaginaires ?

Il est des titres brillans, qui jurent avec le caractère de celui qui les porte ; ce qui fait un contraste assez risible. Un Prince, dont la Principauté n’éxiste nulle part, est toûjours traité de Transparance, souvent malgré son opacité ; un Seigneur, d’Excellence, quoiqu’il n’excelle qu’à manger & à s’ennivrer ; un Bourgeois est apellé, Monsr. le Conseiller de Justice, quoique sa vie n’ait été qu’un tissu d’injustices, & qu’il ne soit bon qu’à [406] en Conseiller. Un nain d’Evêque, à qui l’on donnoit de la Grandeur, suivant l’usage, dît plaisamment : Laissez-là ma Grandeur. Elle n’a que trois pieds et demi de haut.

Hétéroportrait► Un Seigneur de nouvelle édition est enchanté de sa Métamorphose. Il caresse cette idée, il se panade, se mire dans sa grandeur chimérique. Ennivré de lui-même, il estime, il adore, il idolatre sa chére personne. Il étudie dans son Cabinèt le rôle qu’il doit joüer dans le Monde. Il paroît sur ce grand Thèâtre. Le Parterre est armé de sifflets inéxorables. Aulieu de pâlir, une aveugle confiance dirige ses pas. Ils joüent. Il n’est point deconcerté : Un essain d’adulateurs mercénaires, qui bourdonne sans cesse autour de lui, l’empêche de les entendre. Toûjours sifflé, toûjours flatté, ils est le joüet de tout le monde, parceque ses oreilles ne sont ouvertes qu’aux loüanges & fermées qu’à la critique. ◀Hétéroportrait

Qu’un homme rempli d’une noble ambition, cherche après avoir servi sa patrie, un Titre qui, dû à ses belles actions, soit assorti au genre de services qu’il a rendu, qui, en le distinguant des membres inutiles à l’Etat, lui serve d’échellon pour monter plus haut, & d’aiguillon pour mériter des postes plus éminens. Je ne trouve là rien que de fort naturel. Mais qu’un homme, après avoir amassé du bien par toutes sortes de voïes, véüille en imposer à ses compatriotes, c’est ce que je ne saurois digérer. S’il veut obtenir mon estime, qu’il soit galant homme, sociable, bon ami, bon Mari, bon Pére, qu’il la mérite. Son titre ne le refondra pas. Le Prince ne sauroit le rendre plus respectable à mes ieux qu’il ne l’est en effet. L’estime dépend du jugement avantageux qu’on porte d’une personne, & ce jugement ne dépend point du Roi. La volonté ne connoit d’autres Souverains que le cœur & l’esprit. Et l’esprit & le cœur du sage ne sont déterminés que par les qualités réelles.

Vous Vous plaignés du mépris que j’ai pour Vous. Mais que n’étes vous resté dans le néant d’où Vous êtes sorti ? Je [407] n’aurois pas seulement songé à Vous mépriser. En vous élevant, vos dèfauts, vos vices ont été, pour ainsi dire, exposez au grand jour. On s’indigne toûjours contre quelqu’un qui veut que nous l’estimions malgré nous. On lui cherche des ridicules, & malheureusement pour lui, en le démasquant, on lui trouve quelque chose de plus. On fait abstraction de l’éclat qui l’environne ; on écarte le Seigneur, on ne veut voir que l’Homme, on le reduit à sa juste valeur ; & l’on ne trouve que l’usurier, pesant du bien d’autrui. On en rit, on le vilipende. La Satyre & la malignité vont leur train & donnent un démenti formèl à la fortune. Prenez-vous en à Vous même ? pourquoi Vous êtes-vous exposé à un éxamen désavantageux ? Vous n’êtes que bouffi, & Vous voulez qu’on Vous trouve de l’embonpoint ? Ne sortez point de votre Sphère : Vous aurez peu d’envieux, encore moins d’ennemis, point de censeurs.

Oublier la bassesse de son origiue <sic>, c’est la rapeller aux autres. Hétéroportrait► Si Florimond ne vouloit pas aller de pair avec un Colonel, on ne se rappelleroit pas, que son Pére étoit du bois dont on fait des Soldats. ◀Hétéroportrait Hétéroportrait► Si Lisidor ne se quarroit pas dans son Carosse doré, on ne se rappeleroit peut être pas, qu’il a été Cocher. ◀Hétéroportrait Nouveaux-Titrés ! Souvenez vous toûjours, que vous avez affaire à un Public malin. Vous croîez, qu’un titre passe l’éponge sur votre naissance & sur votre première condition. Détrompez Vous ; c’est précisément ce qui la mèt au grand jour.

Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire.

Ce Parvenu s’offense de la familiarité de son ancien voisin, & s’avise de familiariser avec un Cordon-bleu. Quelle distance pourtant du Cordonbleu à lui ! aulieu qu’entre lui & son ancien voisin, il n’y a que le tems & l’argent.

Niveau 3► Monsieur le Conseiller de Justice ! Vous méprisez le Lieutenant. Quelle injustice ? Qui Vous rend, Vous, si estimable ? Est-ce votre adresse à être devenu de Païsan serf, Païsan émancipé, d’Emancipé [408] Laquais, de Laquais Valèt de Chambre, de Valet de chambre Commis, de Commis Usurier, d’Usurier Conseiller ? Vous avez le pas sur lui. Maisle <sic> méritez-vous ? N’étes vous pas un inutile poids de la Terre ? Le Lieutenant n’a t’il pas pardessus vous, les services de ses ancêtres, ceux qu’il a rendus à sa Patrie, ceux qu’il a envie de lui rendre ? Vous ne tenés à l’Etat, que comme un vermisseau à l’Univers. Le Soldat aumoins sert son Prince. Et Vous, qui n’êtes pas fort audessus du rien, Vous voulez absolument paroître quelque chose. Mais votre roture perce à travers votre fierté. Vous joüés un rôle, qu’on voit du premier coup d’œil n’étre pas fait pour Vous. Votre air emprunté suffiroit pour vous décéler. A votre hauteur on s’apperçoit que votre dos est originairement un dos à charnière. ◀Niveau 3

Que j’estime un Parvenu, quî fidelle aux lois de l’honneut <sic>, de la bienséance, de la modestie, n’oublie point ce qu’il a été & ne sait presque pas ce qu’il est devenu ! Hétéroportrait► Un Financier gardoit dans sa Bibliothéque la mandille qu’il avoit autrefois porté, & la montroit à qui vouloit la voir. ◀Hétéroportrait Hétéroportrait► Une Dame, que la fortune avoit jetté d’un quatrième étage dans un équipage brillant, dit à un Cavalier, qui lui rendoit des respects infinis : « je n’ai pas oublié, Monsieur, que Vous me devez depuis dixhuit mois deux Ducats pour le blanchissage de votre Linge. Il est vrai, Madame, répondît le Cavalier ; mais je n’oserois vous les paier. » ◀Hétéroportrait Que de pareils éxemples sont rares ! qu’on voit de gens, à qui l’élevation fait perdre la mémoire !

Ne vaut-il pas mieux ètre que paraitre ? Niveau 3► « Je ne sais, me répondit un homme d’esprit, entèté de la folie à la mode. Il est naturel de desirer l’estime d’autrui. La notre ne peut nous suffire, ou du moins nous ne sommes pas assés Philosophes pour nous en contenter ; Et, dans ce siécle mal élevé, on ne regarde point qui vous ètes, mais qui vous paraissés. Brillés-vous ? Vous ètes Monseigneurisé par vos Inférieurs, révéré [409] de vos Egaux, estimé de tout le monde ; & peut-on briller sans Titre ? Ne sortés vous point de votre etat ? Vous ètes ignoré ; ou, si l’on vous connoit, ce n’est que comme un homme incapable d’en sortir. On ne demande pas, quel mérite il a ? mais quel titre ? Voulés-vous qu’un honnète homme se voîe, sans quelque déplaisir, toujours éclipsé par un Fat ? On ne nous estime, qu’autant que nous nous faisons estimer ; voulons-nous des égards, des respects ? il faut les arracher. Obtenir un titre, c’est afficher combien on croit valoir ; cela, si vous voulés, n’est pas modeste ; mais j’y trouve ceci de commode, qu’on en croit l’Afficheur sur sa parole, parceque presque tout le monde aїant besoin de là mème indulgence, a intérét à l’accorder. Ainsi, je condamne la passion régnante pour les titres ; je la regarde comme une éclipse du bien sens Danois, comme désavantageuse à l’Etat. Mais je ne désapprouve point, qu’on s’y laisse entrainer : tant que le monde sera fou, ce sera sagesse, que de se plier à ses folies. » ◀Niveau 3

Je laisse à décider au Lecteur, si ce raisonnement n’est pas plus ingénieux que solide. Ce qu’il y a de sur, c’est qu’il est bien des gens, dailleurs très estimables & très sensés, qui seduits par l’éxemple, se décorent d’un titre. Mais ils sont les premiers à rire de la Requète, qu’ils présentent à ce sujet. Il est infiniment disgracieux à un homme de mérite de ne pouvoir acquérir l’estime des autres, que par une démarche, qui le rend méprisable & ridicule à ses propres yeux. Tel, qui s’est lontems diverti en prose & en vers aux dépens des Titrés, est enfin obligé de païer tribut à cet usage tirannique.

La passion pour les titres est parmi nous une maladie Epidémique. Tout le monde veut excéder sa condition. C’est quelque chose d’assés plaisant, qu’une grande Ville, dont presque tous les habitans paroissent ce qu’ils ne sont pas, & font consister la grandeur dans une vaine fumée : car, qu’est-ce qu’un Titre ?

[410] Une autre marotte suit de celle-là : c’est la Préséance. On dispute le pas avec hauteur. Les égards & les respects se mesurent au titre, & non au mérite, ou à l’âge. Hétéroportrait► Suligon & Damis ne se voient pas, quoiqu’amis d’enfance : Ils affectent de se fuir, parceque l’un ne veut pas ètre assis à table au dessous de l’autre. ◀Hétéroportrait De pareils ridicules n’ont besoin que d’ètre exposez pour ètre sentis. Qu’ils sont communs !

Les Dames, ailleurs si polies, que leur compagnie est pour un jeune homme la meilleur écôle d’urbanité, sont, sur cet article, d’une sensibilité incroїable. Sans cesse occupées du cérémonial, elles n’agissent que par poids & par mesure, après avoir sérieusement consulté le Livret qui le régle. Elles apportent dans la Société cette gène, cette contrainte qui en éxile la liberté & avec la liberté les plus doux agrémens.

Il en est, qui aiment mieux laisser languir leur Fille dans un ennuîeux célibat, qu’accepter un parti avantageux qui l’obligeroit de céder le pas à telle & telle. Hétéroportrait► Une Dame Françoise l’entendoit bien mieux : On la railloit d’avoir perdu son titre & son tabouret de Duchesse dans les bras d’un Marquis épousé en secondes nôces. « J’aime mieux, dit-elle, ètre couchée agréablement qu’assise honorablement. » ◀Hétéroportrait Avoit-elle tort ?

Croiroit-on, que la folie des Rangs a gagné la Campagne. Rien n’est plus vrai : tout ce qui est un peu audessus de Paisan Serf en est entiché. Ce sont des disputes éternelles. Récit général► J’ai vu deux Femmelettes se chamailler, s’invectiver, se prendre aux cheveux pour quelque differend <sic> survenu sur la préséance. Leurs benèts de maris s’en mèlerent. Grands débats, grande querelle. Matière au Curé d’éxercer son zèle. Il veut les réconcilier, mais il y perd son Latin. Il faut que l’une des deux céde ; & ni l’une ni l’autre ne veut céder. Le Hameau est partagé entre ces deux Rivales, qui menacent de ne plus mettre le pié à l’Eglise, qu’un ordre du Bailli n’ait fixé leur état & leur rang. ◀Récit général

[411] Ceci me rappelle un assés joli conte. Récit général► Deux Dames de la Cour de Charlequint contestoient vivement l’honneur de la préséance. Les Courtisans prirent parti dans ce démélé. L’Empereur évoqua à foi la connoissance de cette affaire. Il ordonna aux deux concurrentes de se rendre le lendemain à la porte de sa Chapelle. Toute la Cour attendoit impatiemment la décision. Il y avoit de grands pâris pour & contre. Charlequint arrive ; On tache de lire dans ses yeux l’arrèt qu’il va prononcer. On l’éconte <sic> avec attention. «  Que la plus folle des deux, dit-il, passe la premiére. » ◀Récit général

Dans un Paїs, où les Titres sont à la mode, on ne sauroit parvenir à l’estime de ses compatriotes, au moins généralement parlant, si l’on n’en est décoré. Mais, comme la plupart des Titulaires ne sont pas gens d’un mérite fort éminent ; on se repose sur l’indulgence dn <sic> Prince ; on court à la grandeur par les mèmes voies ; on ne daigne pas seulement se donner la peine de s’en rendre digne ; on fait consister la véritable gloire dans l’approbation publique ; & dès-là on néglige la solide vertu, qui apprend à se passer de cette approbation ; on cherche l’éclat, & on n’a plus le courage de consentir de n’ètre grand qu’à ses propre îeux.

Plus les titres sont communs, & plus ils sont avilis : plus ils sont avilis, & moins ils sont mérités. Ceci a l’air d’un Paradoxe. Ce n’en est pourtant pas un. L’homme veut ètre estimé de ses semblables ; mais il veut aussi qu’il lui en coute le moins qu’il lui est possible. En tout paїs, pour obtenir un Titre, qu’en coute-t’il ? Quelques sollicitations, quelques Loüis à un Secretaire. Voiant donc, qu’il peut se distinguer aisément, il choisit cette voîe, qui favorise en mème tems son Ambition & sa paresse. Il n’est plus tenté de se fraier le chemin aux honneurs en suivant la route de l’Héroïsme.

Plus les récompenses, duёs au mérite, sont faciles à obtenir, moins il y a de vrai mérite. Un Etat, ou l’émulation ne [412] régne pas, ne produit guéres de grands hommes ; & l’émulation n’est-elle pas étouffée par l’extrème facilité avec laquelle les Citoiens s’élèvent ? Une ville, dont les habitans seroient tous atteints de la maladie des Titres, pourroit ètre comparée à un homme prèt à tomber en létargie.

Je ne vois personne, qui ne coure après les Titres ; Dans ce grand nombre d’aspirans, qu’il en est peu, qui tâchent de les mériter ! Car ce n’est pas les mériter, que de faire simplement son devoir. Pour en ètre digne, il faut & des efforts & des succès extraordinaires. Parvenus Titrés ! rendés vous justice. Pesez vos actions & vos titres : & convenés de bonne-foi, que ceux-ci, quoique vuides de réalité, sont plus pesants que celles-là.

Un de nos Auteurs dit au sujet de la multitude des Titrés : Niveau 3► « qu’on voit à Copenhague plus de Héros qu’on ne voit d’Hommes. » ◀Niveau 3 Il aurait pu ajouter, que par malheur l’Homme est souvent dégradé par ce qui fait le Héros en ce genre.

Les Arts Méchaniques, qui font le revenu le plus clair du Peuple, souffrent, à ce qu’on dit, de la passion pour les Titres. Voici ce que m’a écrit à ce sujet un bon Patriote. Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Il semble dabord, me dit-il, qu’un Artisan, qui voit son camarade devenir Conseiller, devroit ètre encouragé par cet éxemple à mettre la fortune dans ses intérèts par un travail assidu. Il n’en est pourtant rien. Cet Artisan, qui se voit méprisé, perd courage, s’abandonne à l’oisiveté, & tâche de se rapprocher du Parvenu par des dépenses qui excèdent ses facultés. Par là l’industrie d’un grand nombre d’Ouvriers est perdue pour l’Etat. Le Menuisier, le Cordonnier, le Tailleur &c. ne sont point affectionnés à leur métier. Ils ne conçoivent pas, que toutes les professions sont honorables, pourvû qu’on les éxerce avec honneur. Pourquoi ? parcequ’ils voient, que les Titrés seuls sont honorés, & que tout le reste est confondu avec la plus vile canaille, & de beaucoup inférieur à la Livrée. C’est [413] cela mème qui augmente si fort le nombre des Laquais, membres, que leur indolence rend inutiles à l’Etat ; & dont presque toutes les Capitales sont surchargées aux dépens de la Campagne, qui ne peut que se ressentir de la perte des bras, qui devroient la labourer. Ces fainéans parviennent quelquefois : leur fortune porte coup à l’agriculture & aux arts, &, en multipliant le nombre des Valets, multiplie celui des Inutiles. Le Païsan, qui ne peut prétendre à d’autre bonheur qu’à celui de voir son Fils Affranchi, tâche de lui faire porter les couleurs dans une bonne maison ; le Bourgeois en fait autant du sien. Cet usage produisit un effet singulier dans je ne sai quelle République Gréque. On n’y vît plus que des Valets & des Seigneurs : suite, funeste mais necessaire, des titres.

Les Titres sont enfantés par la vanité ; & la vanité, mais une vanité des plus pernicieuses, est entretenuё & nourrie par le Titres. Nulle subordination entre les différens Ordres de l’Etat, quoi-qu’ils fixent les rangs. Personne ne veut ètre effacé ; & tout le monde s’écrase à l’envi. Toute l’Ambition consiste à paroitre. C’est à qui dépensera le plus. Tous les états, toutes les conditions se confondent en se rapprochant. L’Artisan veut égaler le Marchand : le Marchand le Titré : Le Titré le Magistrat : le Magistrat le Grand Seigneur. Personne ne demeure à sa place, parceque chacun se croit déplacé. Pour figurer, on donne dans le faste. Autant de Titrés, presqu’autant de paresseux. Ajoutés à cela que

Pour soutenir ce faste, on fait plus qu’on ne doit.
De bonnefoi, combien d’iniquités atroces
Trainent des Conseillers qu’on roule en des Carosses ?

Les folles dépenses sont la source de mille crimes & de mille désordres &c. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

[414] Metatextualité► Ces réfléxions, qui me viennent, pour le dire en passant, de la main d’un Titré, mériteroient un éxamen serieux, qui n’est pas de mon ressort. ◀Metatextualité

J’ai dit bien du mal des Parvenus & des Titrés. Je n’ai pourtant qu’effleuré la matiére. Que seroit-ce, si je l’avois creusée ? Je n’ai point prétendu mettre dans cette Classe les personnes de qualité ; on doit à leur naissance des titres relevés, quand ils en augmentent l’éclat par un vrai mérite. Bien plus : je n’ai blamé que l’excès ; je n’ai condamné que l’abus. La liberté que j’ai prise n’aura pas le suffrage du gros de mes Lecteurs. Tant mieux. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1(*) Mot en usage, à Copenhague, pour exprimer; obtenir un Titre.